"Archives Israélites"
Jeudi 5 janvier 1905
Le Problème de l'An Nouveau
LA SÉPARATION
L'année 1905 s'ouvre avec le grand problème
de la séparation des Églises et de l'État posé
par le gouvernement. En verra-t-elle la solution ? Et cette réforme
fondamentale qui doit bouleverser l'œuvre de Napoléon 1er qui a
eu pour elle la consécration d'un siècle entier qui ne fut
pas exempt d'agitations et de commotions, sera-t-elle simplement amorcée
dans le courant de l'année qui débute, ou définitivement
achevée, à moins qu'elle ne se heurte, ne trébuche
et ne se brise à l'un des nombreux récifs de l'océan
parlementaire ?
Bien perspicace serait le diseur de bonne aventure,
qui pourrait tirer l'horoscope de cette Séparation qu'une brusque
et inattendue initiative de M. Combes a jetée toute pantelante dans
l'arène de la politique, en pâture aux passions des partis
queerens
quem devoret
Une loi de cette importance qui met en jeu les intérêts
de la conscience religieuse, qui touche aux entrailles mêmes du pays
et qui est appelée à avoir pour son avenir non seulement
moral mais politique des conséquences qui peuvent être redoutables,
n'aurait pas dû être conçue dans la fièvre de
la bataille, forgée comme une arme de guerre, mais élaborée,
avec toute la maturité voulue, dans le calme d'une ère de
tranquillité ou tout au moins d'apaisement.
L'oeuvre de M. le président du Conseil sent
l'improvisation, la hâte avec laquelle pour répondre aux nécessités
du moment elle a été confectionnée, d'aucun dirons
bâclée. Et de nombreux intérêts des plus respectables
et contre lesquels aucune attaque sérieuse n'a pu être formulée,
risquent d'être lésés par ce projet, qui n'a pas passé
par le crible d'une étude approfondie, d'une critique attentive,
serrée.
Et, par-dessus le marché, la Commission de
la Chambre chargée de l'examiner, loin de corriger, par sa lenteur
à le discuter, à l'envisager sous toutes ses faces et dans
ses moindres recoins, la précipitation fébrile que le gouvernement
a mise à l'ébaucher, semble vouloir lutter avec elle de vitesse
et il est à craindre que cette grave réforme soit soumise
aux délibérations de la Chambre sans avoir subi les épreuves
de cette nécessaire trituration qu'on accorde pourtant, et sans
difficulté, à des projets de moindre importance et qui n'engagent
pas, comme celui-ci, les destinées essentielles du pays.
Si encore ce projet rachetait par son libéralisme,
par son esprit d'équité, son désir de consommer la
paix religieuse, les défauts qui lui viennent de la hâte inconsidérée
avec laquelle on l'a mis sur pied !
Mais nous l'avons fait savoir dans de précédents
articles, il ne réalise d'aucune manière les légitimes
espérances de ceux qui voyaient dans la Séparation l'aboutissement
logique de la politique de neutralité , d'indifférence de
l'État en matière confessionnelle!
Ce n'est pas la séparation dans la liberté,
dans l'indépendance des parties l'une envers l'autre et qui, en
somme, rentre, ce nous semble, dans l'idéal d'une République
laïque et telle que l'ont conçue certes, ceux qui ont lutté
pour doter la France d'institutions démocratiques; c'est un régime
hybride, un régime de défiance, de suspicion légitime
que le projet gouvernemental tente d'instaurer en France, et qui ne fera,
à notre sens, qu'aviver les passions religieuses au lieu de les
apaiser et entretenir les difficultés qu'il prétend supprimer.
Et si laissant de côté pour un moment
l'esprit qui a présidé à son élaboration, on
entre dans les détails du projet, on aperçoit, pour ainsi
dire, à chaque ligne, un souci tatillon, une préoccupation
nettement bureaucratique de faire sentir aux cultes rendus à eux-mêmes
que pour chacun de leurs pas, qu'à chaque détour du chemin
qu'ils auront à parcourir pour s'organiser sur de nouvelles bases
et pour vivre, ils auront à compter avec l'État, qui les
tient sous sa coupe et entend rester maître comme auparavant, et
plus que jamais, d'étendre ses investigations, son contrôle
et de peser de toute sa puissance séculière sur leur existence.
Telle est l'impression qui se dégage de la
réforme soumise aux Chambres et sur laquelle elles vont être
appelées à délibérer plus ou moins prochainement.
Et ce qu'il y a de particulièrement curieux,
d'anormal, d'étrange, c'est que ce sont les minorités religieuses
telles que les protestants et les israélites, qui n'ont aucune responsabilité
dans les conflits soulevés par Rome qui ont donné naissance
au projet de M. Combes, de l'attitude politique desquelles le gouvernement
n'a jamais eu à se plaindre qui sont les plus atteintes par un projet
qui semble plutôt dirigé contre les catholiques ou plutôt
les cléricaux !
Les protestants qui déploient pour la défense
de leurs intérêts spirituels et liturgiques une énergie
et une constance que nous devrions bien, nous, israélites, imiter
et qui savent donner à leur revendications un ton de fermeté
qui contraste avec la timidité qui caractérise habituellement
nos plus légitimes réclamations, ont fait du projet de M.
Combes une critique particulièrement serrée,
dénichant et dénonçant avec un esprit de pénétration
auquel on ne saurait rendre trop hommage les chausses-trappes où
leurs Églises risquent, si on n'y remédie pas, de sombrer.
Après le consistoire de l'Église réformée
de Paris, après les objections contre le projet formulées
devant la Commission de la Chambre d'une part, au nom des Églises
unies à l'État, et de l'autre, au nom des des Églises
indépendantes, voici que la Commission exécutive du Synode
général luthérien entre à son tour en scène
et, après une étude approfondie, au nom de la liberté
qu'elle revendique, ne laisse pour ainsi dire pas debout un seul des articles
du projet gouvernemental. Qu'on en juge plutôt par les considérations
suivantes que nous extrayons de la délibération qu'elle a
prise et transmise au ministre des Cultes :
Considérant
que l'article 3 du projet du gouvernement dépouille les consistoires
et les conseils presbytéraux de tous les biens meubles et immeubles
dont ils sont aujourd'hui propriétaires pour les attribuer à
l'État;
Considérant
que le même article prononce la confiscation, au profit des établissements
publics d'assistance, des biens donnés aux établissements
du culte pour en distribuer les revenus aux pauvres ;
Considérant
que l'article 4 accorde aux pasteurs des pensions insuffisantes, sans tenir
compte, dans une assez large mesure, de leurs années de service
et de leur charges de famille;
Considérant
que l'article 5 est en contradiction avec les règles du code civil,
en imposant la charge des grosses réparations à un simple
concessionnaire, et en permettant au préfet d'affecter, par un arrêté,
les fonds de réserve de l'association au payement de ces grosses
réparations;
Considérant
que l'article 7, en interdisant les quêtes à domicile et en
ne donnant pas aux associations formées pour subvenir aux frais
du culte la capacité de recevoir des dons et des legs, rend impossible
le fonctionnement de ces associations qui auront à pourvoir elle-même
à toutes les dépenses figurant actuellement au budget de
l'État ou des communes;
Considérant
que l'article 8 est rédigé en termes peu précis et
ne garantit pas d'une manière formelle à notre Église
le droit de convoquer un synode général et de créer
une caisse centrale destinée a subvenir aux frais du culte dans
les paroisses dont les ressources sont insuffisantes;
Considérant
que l'article 9 limite à une somme trop minime le fond de réserve
des associations cultuelles;
Considérant
que l'article 2 n'autorisant les célébrations religieuses
que dans les édifices concédés par le gouvernement,
semble par voie de conséquence interdire l'exercice public du culte
dans les immeubles appartenant à des particuliers dans les édifices
qui seront construits à l'avenir par les associations déclarées;
Considérant
que l'article 12 soumet les réunions du culte à des formalités
compliquées, puisqu'à la déclaration unique prévue
par la commission, il substitue une déclaration renouvelable tous
les ans et exige en outre le dépôt d'une déclaration
chaque fois qu'un pasteur étranger à la paroisse préside
un service religieux;
Considérant
que l'article 20 rend l'association cultuelle responsable des délits
commis par les ministres du culte et permet à l'État de la
déclarer déchue de la concession de l'édifice, même
dans le cas où de simples poursuites auront été exercées;
Considérant
que, par l'application de la jurisprudence actuelle, les associations cultuelles
seront soumises à la taxe d'accroissement et à l'impôt
de 4% sur le revenu, dont sont affranchies les associations déclarées
qui n'ont pas un caractère religieux; .......
Si nous avons reproduit tout au long les revendications
de nos concitoyens du culte luthérien, c'est qu'elles sont nôtres,
à nous israélites, car le projet frappe la Synagogue aux
mêmes endroits que le temple protestant et que nos intérêts
sont, sur les mêmes points que les leurs, compromis, menacés,
lésés et que nous sommes en droit, comme eux, de réclamer
auprès du gouvernement et des Chambres contre les graves dommages
apportés au fonctionnement de nos institutions religieuses et contre
les spoliations que le projet consacre.
Si nous sommes abondamment renseignés sur
l'attitude des protestants et si nous pouvons louer sa fermeté et
l'esprit de décision qu'elle révèle, nous ne pouvons
en dire autant, et cela paraîtra extraordinaire ! de celle qu'a dû
prendre l'organe autorisé de notre culte, nous voulons parler du
Consistoire central.
A-t-il délibéré sur cette question,
la plus grave qui se soit posée aux préoccupations du Judaïsme
depuis un siècle et quelles résolutions a-t-il prises et
dans quelles formes a-t-il fait parvenir au gouvernement et à la
Commission parlementaire ses doléances ? Voilà ce que nous
sommes incapables actuellement de faire connaître à la légitime
curiosité de nos lecteurs.
Les protestants s'inquiètent, parlent haut
et ferme, comme il convient aux citoyens d'une République, et nous,
israélites, qui avons les mêmes droits à nous élever
contre la spoliation qui se prépare et les mêmes revendications
à faire entendre, nous nous taisons : nous déconcertons tous
nos amis, ceux de l'égalité religieuse aussi bien que politique,
par l'humilité, la timidité de notre réserve, notre
effacement comme si aucun des dommages contre lesquels les protestants
s'insurgent, à juste titre, ne devaient nous atteindre ! Comprenne
qui voudra cette attitude d'inertie, d'expectative en présence des
graves dangers qui menacent la Synagogue.
Mais quand on viendra encore nous parler de la Conquête
juive, de la France juive, des Juifs nos maîtres, il suffira,
pour montrer le néant de ces affirmations, de ces formules tapageuses
avec lesquelles des pamphlétaires san vergogne ont gagné
des fortunes, de mettre en regard la pusillanimité de nos Consistoires
n'osant même pas élever la voix dans ce concert de récriminations
qui a accueilli un projet qui sacrifie sans pitié l'avenir de nos
communautés !
H. Prague
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