"Archives Israélites"
Jeudi 15 décembre 1904
Une Séparation qui n'en est pas une
    On a vu, dans le dernier numéro, que le gouvernement et la Commission de la Chambre s'étaient mis d'accord sur les modifications à apporter au texte primitif du projet sur la séparation des Églises et de l'État, élaboré par le président du Conseil, et on lira plus loin la rédaction qui a été adoptée de concert.
    L'article 8, en particulier, qui aurait mis les communautés pauvres dans l'impossibilité de recevoir l'assistance traditionnelle et indispensable à leur fonctionnement des communautés plus fortunées mais sises dans un autre département, a été remaniée, à la suggestion du rapporteur, dans un sens plus large et plus libéral. les associations de culte dont l'existence est prévue par le projet pourront englober tous les groupements religieux compris dans le ressort actuel des circonscriptions consistoriales.
    Voilà qui donne toute satisfaction aux légitimes et rationnelles réclamations des cultes protestants et israélite dont l'existence se trouvait menacée par le texte primitif de l'article 8 pour les raisons que nous avons exposées tout au long dans un de nos précédents numéros.
    Les circonscriptions consistoriales subsisteront mais sous un autre nom.
    Y aura-t-il d'ailleurs, à parler franchement beaucoup de choses changées avec le régime nouveau dans la condition des cultes et surtout dans leurs rapports avec l'État ?
    Le maintien prévu de la direction des Cultes est tout à fait significatif à ce sujet. si les liens qui unissent les confessions à l'État doivent être rompus, si celui-ci doit ignorer celles-là, comme on nous le prêche depuis trente ans et plus que nous sommes en République, quel besoin d'une direction des Cultes ?
    Elle serait un pur luxe, une véritable superfétation dans un pays où les cultes libres, rendus à eux-mêmes, ne relèveraient plus que du droit commun pour les délits que leurs ministres pourraient commettre.
    Mais, en réalité, cette direction des Cultes répond à une véritable nécessité avec la Séparation bâtarde imaginée par le gouvernement.
    En effet, malgré le préambule du projet qui déclare solennellement que "la République ne reconnaît aucun culte ..." on va voir que cette non reconnaissance n'est pas, comme on pourrait le supposer, synonyme d'ignorance et de désintéressement. En dehors de la nomination des curés, pasteurs et rabbins qui ne lui appartiennent plus, ne les rétribuant plus, les cultes continueront à être sous la dépendance complète, absolue de l'État auquel ils devront soumettre leurs comptes annuels, dont ils seront les locataires pour les Églises et Synagogues et qui continuera à exercer sur leur fonctionnement un contrôle plus sévère, plus vigilant que jamais.
    Quand nous disons qu'il n'interviendra plus dans la nomination des ministres du culte, nous commettons une erreur. Ne devra-t-il pas veiller, d'après l'art. 6, à ce que ces ministres soient des sujets français ?
    Il ne les rétribue pas, mais il aura à pensionner ceux qui auront au moins 15 ans de service au moment de l'application du nouveau régime. On voit que la direction des Cultes aura plus que jamais sa raison d'être et que son maintien, loin d'être une pure clause de style, un symbole destiné à rappeler aux générations futures qu'il y eut jadis une direction des Cultes qui eût maille à partir avec Rome, répond à un véritable besoin. Elle continuera, en effet, à être l'un des rouages les plus importants, les plus utiles de l'administration publique et sa tâche, loin de se voir diminuer sera enrichie de nouvelles attributions.
    Ainsi, la Séparation telle que la réalise le projet de M. Combes est loin de satisfaire ceux des républicains de principe et de conviction qui voyaient en elle une réforme capitale dans les mœurs de l'État désormais affranchi de toute préoccupation d'ordre spirituel et confessionnel. Et l'on comprend que les Sociétés de libre pensée, comme celle de Toulon, par exemple, la dénoncent comme une duperie et un trompe-l'oeil.
    Le projet en question est une rupture dans le genre de celle à laquelle les ménages en continuelle discorde songent, dont ils parlent comme de la solution logique, fatale de leurs conflits sans cesse renaissants mais où l'on voit ces conjoints mal faits pour s'entendre ensemble s'obstiner dans leur vie commune éternellement troublée et ont sans cesse le mot de divorce à la bouche sans se résoudre à le demander.
    -Nous nous séparons, dit l'État aux Cultes, puisque Rome multiplie les défis et viole les conventions les plus solennelles.
    C'est entendu, nous n'aurons plus aucun rapport. Mais, sur ceci et sur cela, il faudra que vous ayez mon agrément, et mes préfets et mes agents de police ne cesseront pas d'avoir l'oeil sur vous et de me tenir au courant de vos affaires intérieures qui continueront nonobstant la rupture opérée, à me regarder comme des affaires d'État.
    Dans le régime actuel, en échange de certaines faveurs, telles que les subventions payées aux cultes, l'État s'arrogeait certains droits. Dans le nouveau, il maintient ces droits, il les aggrave même sur quelques points, mais retire ses allocations.
    Mais il pensionne les fonctionnaires du culte, fera-t-on observer ! Et encore, sur ce point, le gouvernement abuse de sa puissance.
    Un rabbin nous fait remarquer qu'il y a eu, de la part de l'État vis-à-vis des ministres du culte en fonction, un engagement tacite mais auquel il ne saurait en stricte équité se soustraire. Lui et ses collègues sont entré dans le ministère pastoral avec l'assurance que l'on ne toucherait pas aux situations acquises. Puisque l'État est décidé à la Séparation, qu'il respecte au moins les droits acquis, ménage de légitimes intérêts, qu'il opère par voie d'extinction, mais ne jette pas sur le pavé, avec une pension dérisoire pour des pères chargés de famille, des fonctionnaires dont la situation mérite quelques égards, car il n'est pas dit que dans l'organisation nouvelle des communautés tous conserveront leur emploi et surtout suffisamment rétribué pour les faire vivre, eux et leurs enfants.
    Plus on étudie le projet gouvernemental, plus on en approfondit les dispositions qu'un généreux souffle démocratique et libéral n'a pas, contrairement aux prévisions ni même aux promesses faites inter pocula par M. Combes lui-même, animé, plus on se rend compte du bouleversement qu'il va apporter au sein du Judaïsme comme parmi les autres confessions. Il y aura beaucoup de situations particulières sacrifiées, des intérêts privés lésés, et, par dessus le marché, on ne pourra pas se dire que ces sacrifices sont la rançon de l'indépendance, de l'autonomie des confessions religieuses. La tutelle de l'État pour changer de nom, n'en subsistera pas moins, entravant le développement des institutions confessionnelles en les soumettant à un régime de haute police. La liberté des associations consommée par la loi de juillet 1901 sera un vain mot pour celles d'entre elles qui, au lieu d'avoir un objet politique, social ou économique, poursuivront un but religieux, cultuel.
    Et plus d'un, soit parmi les républicains libres penseurs, soir parmi les pratiquants des différents cultes, en arrivera à regretter le régime actuel qui a le mérite de la franchise, au spectacle de cette Séparation qui donne le mot mais pas la chose !
                    H. Prague
Suite