La
Séparation des Églises et de l'État
ET LES ISRAÉLITES AU POINT DE VUE POLITIQUE
La réforme du régime appliqué
en France aux Cultes, continue à absorber l'attention publique,
à servir de thème aux délibérations des groupes
parlementaires. Et, en attendant qu'elle fasse l'objet d'une discussion
approfondie à la tribune du Palais-Bourbon, pour fixer les conditions
si délicates dans lesquelles elle devra être opérée,
la question de principe a été abordée et tranchée
par la Chambre dans la séance du vendredi 21 et du samedi 22 octobre,
au cours desquelles furent débattues les interpellations qui avaient
pour objet la politique du gouvernement vis-à-vis du Vatican et
de l'Église.
A la surprise générale, M. Paul Deschanel,
ancien président de la Chambre, s'est déclaré partisan
de la séparation, qui lui paraît plus en conformité
avec la conception des États modernes tendant, en vertu même
de la loi du Progrès, à les dégager complètement
des influences religieuses et à les rendre étrangers aux
préoccupations d'ordre spirituel.
Le discours très éloquent prononcé
à cette occasion par M. Deschanel est considéré dans
les milieux politiques comme ayant fait faire un pas considérable
à la réforme projetée.
M. le président du Conseil, de son côté,
dans les déclarations qu'il a faites à la Chambre, s'est
prononcé catégoriquement pour la nécessité
de la Séparation, que ce dernier conflit avec Rome a fait éclater
aux yeux de tous. Et les députés ont sanctionné, par
une majorité de près de cent voix, ce propos du gouvernement
de présenter à leur délibération un projet
de loi séparant les Églises de l'État.
Si le Vatican, par son intervention intempestives
dans des domaines où se serait attendu de sa part à une réserve
plus conforme à la tradition de sa diplomatie, n'avait pas brusqué
les événements, la séparation des Églises et
de l'État, quoique faisant partie depuis plus d'un lustre, des revendications
républicaines, serait demeurée encore longtemps à
l'état de pium desiderium. Il a fallu la maladresse insigne,
à moins que ce ne soit un propos délibéré d'amener
une rupture avec la FRance, du Saint-Siège, pour faire mûrir
si rapidement un projet que plusieurs législatures républicaines
imbues pourtant du plus pur esprit laïque, n'étaient pas parvenues
à faire sortir de la terre parlementaire.
Il faut dire que cette réforme, qui est l'aboutissement,
le couronnement de la politique de la suprématie absolue du pouvoir
civil, de son indépendance vis-à-vis des cultes qu'il doit
logiquement ignorer, est un de ces morceaux qu'il a paru, pour des raisons
capitales, difficile à faire avaler au suffrage universel. La réforme
projetée ne relève pas seulement du domaine de la conscience
; elle se complique d'une question financière des plus ardues.
Le jour où l'État cessera d'alimenter
par ses versements budgétaires la caisse qui sert à entretenir
les cultes, à faire vivre leurs ministres, à assurer la construction
et la réparation de leurs édifices, toutes les charges qu'il
assumait retomberont sur les fidèles, qui devront se substituer
à lui complètement, pour que la religion puisse continuer
son office.
Or, dans bien des communes, le paysan, déjà
accablé d'impôts, fera la forte grimace quand on lui demandera
une contribution supplémentaire pour les frais de l'Église.
Quoique pas toujours ami des curés, par tradition, par esprit d'habitude
plutôt que par vraie foi, il a recours à leur ministère
dans les circonstances solennelles de son existence. Ce ministère,
il lui faudra le rétribuer et, pour cela, tirer des écus
de son escarcelle. Et dame, le rural est économe et regarde à
deux fois avant de s'engager dans une dépense. La situation nouvelle
dans laquelle il se trouvera lui donnera à réfléchir
et les conclusions auxquelles son raisonnement aboutira et que les partis
cléricaux et hostiles aux institutions républicaines ne manqueront
pas d'illustrer par d'insidieux commentaires, le jetteront à peu
près fatalement du côté de la réaction à
laquelle il donnera peut-être son bulletin de vote acquis jusqu'à
ce jour aux candidats démocratiques. On voit combien, au point de
vue de l'avenir et de la stabilité du régime républicain,
la réforme en question est grosse de difficultés, d'inconnu
redoutable, capable de mettre en péril ses destinées !
La question se présente tout autrement au
point de vue politique, du côté des citoyens appartenant à
la confession israélite, qui, d'ailleurs, n'a jamais eu de conflit
avec l'État, envers lequel elle a toujours eu une attitude déférente
et loyale.
De leur part, aucune désaffection de la République
à redouter. Tout d'abord leur attachement aux institutions démocratiques
est à la fois d'ordre de sentiment et de raison. Ils n'oublient
pas qu'ils doivent leur libération des injustices et des humiliations
séculaires, leur promotion civique à la Révolution
de 1789; ils ne peuvent avoir que de la reconnaissance pour ce grand mouvement
et de la fidélité pour les institutions libres qui en sont
issues. De plus, ils savent, par expérience, que le régime
républicain est, par essence, quelles que puissent être ses
vicissitudes et ses crises, au demeurant, le plus ferme garant des droits
qui leur ont été reconnus et dont la jouissance ne saurait
être sérieusement menacée.
Lors même de l'éclipse, en ces dernières
années, des plus pures traditions de liberté et d'égalité,
alors que le gouvernement tombé en des mains débiles ou inconsciemment
complices des partis rétrogrades qui s'affublaient du masque nationaliste,
ne leur assurait pas la protection à laquelle ils avaient droit,
ils n'ont pas rendu le régime responsable de cette trahison, de
cette faillite morale et politique et ne se sont pas écartés
de la République.
Les sacrifices financiers que la Séparation
leur imposera, si coûteux qu'ils puissent être à la
masse, n'ébranleront pas leur foi dans la République et n'atténueront
en aucun façon la ferveur de leur culte pour les institutions libres
et égalitaires que le pays s'est données.
La question de gros sous - cela peut paraître
un paradoxe aux gens d'esprit prévenu, mais c'est une vérité
éprouvée - n'a jamais pu influer sur le jugement ou les inclinaisons
politiques des Israélites. Non pas qu'elle leur soit indifférente
ou que la situation pécuniaire des masses leur permette d'en faire
fi.
Mais l'esprit de sacrifice est inhérent à
la nature du Juif. On ne vit pas impunément, pendant des siècles,
dans une atmosphère de privations qu'on a héroïquement
acceptées pour rester fidèle à ses convictions religieuses,
sans être imprégné des l'idée que le culte a
des nécessités auxquelles il est du devoir de chacun, dans
la mesure de ses moyens, de pourvoir.
Et si la manne gouvernementale versée par
l'État depuis 1831 a contribué à l'affaiblissement
de cette généreuse tradition, elle ne l'a pas complètement
annihilée. Et l'on peut être sûr que les circonstances
amenées par le nouveau régime feront resurgir l'esprit de
dévouement et de sacrifice aux intérêts religieux,
qui paraît actuellement sommeiller. Nous parlons, bien entendu, de
nos coreligionnaires qui n'ont rompu ni ouvertement ni clandestinement
avec la Synagogue, qui ont conservé une attache quelconque avec
notre culte.
On ne fera pas vainement appel à leur générosité
et ils se montreront tous à la hauteur des conjonctures nouvelles
que le Judaïsme aura à traverser.
Qu'est-ce que la Religion pour un vrai israélite
? C'est un sacrifice continuel de ses passions, de ses inclinations, de
ses intérêts sur l'autel sacré !
Et ce n'est pas le surcroît de charges qui
lui incombe de ce chef qui sera capable de refroidir son zèle républicain,
de le détacher du régime actuel pour le jeter dans les bras
des factions hostiles.
Puis, à l'encontre du paysan catholique,
qui, tout en restant attaché à l'Église, a de l'éloignement
pour le curé, le Juif vénère et aime ses Rabbins et
n'éprouve aucune défiance à l'égard des fonctionnaires
de son culte. Il n'y a pas, chez nous, de mangeurs de Rabbins. Ceux-ci,
d'ailleurs, dans l'exercice de leur ministère, pastoral, ne donnent
aucune prise aux suspicions et aux préventions que les ecclésiastiques
peuvent s'attirer. Certes, ils ne sont pas à l'abri de la critique
et l'esprit de libre examen s'exerce à l'occasion à leur
sujet.
Mais, au demeurant, ce sont en général
de braves pères de famille, entourés de l'estime et du respect
publics. Et l'on peut être convaincu que ce qu'ils perdront sous
le rapport financier du côté de l'État, ils le retrouveront
facilement du côté de leur Communauté.
Donc, pour conclure, la Séparation n'offre
politiquement parlant, du côté des Israélites, aucun
danger et n'ouvre la porte à aucune éventualité dont
le régime républicain pourrait avoir à souffrir.
religieusement, nous avons déjà dit
plus d'une fois qu'elle ne pourra avoir que les plus heureuses conséquences
pour l'avenir du Judaïsme, qui recouvrera, grâce aux conditions
nouvelles de son existence, un regain d'attachement auprès de ses
adeptes, que les sacrifices qu'ils devront consentir retremperont. Il y
puisera une activité et une vitalité nouvelles et verra s'ouvrir
devant lui une ère de prospérité matérielle
et spirituelle.