"Archives Israélites"
jeudi 27 octobre 1904

La
Séparation des Églises et de l'État
ET LES ISRAÉLITES AU POINT DE VUE POLITIQUE

    La réforme du régime appliqué en France aux Cultes, continue à absorber l'attention publique, à servir de thème aux délibérations des groupes parlementaires. Et, en attendant qu'elle fasse l'objet d'une discussion approfondie à la tribune du Palais-Bourbon, pour fixer les conditions si délicates dans lesquelles elle devra être opérée, la question de principe a été abordée et tranchée par la Chambre dans la séance du vendredi 21 et du samedi 22 octobre, au cours desquelles furent débattues les interpellations qui avaient pour objet la politique du gouvernement vis-à-vis du Vatican et de l'Église.
    A la surprise générale, M. Paul Deschanel, ancien président de la Chambre, s'est déclaré partisan de la séparation, qui lui paraît plus en conformité avec la conception des États modernes tendant, en vertu même de la loi du Progrès, à les dégager complètement des influences religieuses et à les rendre étrangers aux préoccupations d'ordre spirituel.
    Le discours très éloquent prononcé à cette occasion par M. Deschanel est considéré dans les milieux politiques comme ayant fait faire un pas considérable à la réforme projetée.
    M. le président du Conseil, de son côté, dans les déclarations qu'il a faites à la Chambre, s'est prononcé catégoriquement pour la nécessité de la Séparation, que ce dernier conflit avec Rome a fait éclater aux yeux de tous. Et les députés ont sanctionné, par une majorité de près de cent voix, ce propos du gouvernement de présenter à leur délibération un projet de loi séparant les Églises de l'État.
    Si le Vatican, par son intervention intempestives dans des domaines où se serait attendu de sa part à une réserve plus conforme à la tradition de sa diplomatie, n'avait pas brusqué les événements, la séparation des Églises et de l'État, quoique faisant partie depuis plus d'un lustre, des revendications républicaines, serait demeurée encore longtemps à l'état de pium desiderium. Il a fallu la maladresse insigne, à moins que ce ne soit un propos délibéré d'amener une rupture avec la FRance, du Saint-Siège, pour faire mûrir si rapidement un projet que plusieurs législatures républicaines imbues pourtant du plus pur esprit laïque, n'étaient pas parvenues à faire sortir de la terre parlementaire.
    Il faut dire que cette réforme, qui est l'aboutissement, le couronnement de la politique de la suprématie absolue du pouvoir civil, de son indépendance vis-à-vis des cultes qu'il doit logiquement ignorer, est un de ces morceaux qu'il a paru, pour des raisons capitales, difficile à faire avaler au suffrage universel. La réforme projetée ne relève pas seulement du domaine de la conscience ; elle se complique d'une question financière des plus ardues.
    Le jour où l'État cessera d'alimenter par ses versements budgétaires la caisse qui sert à entretenir les cultes, à faire vivre leurs ministres, à assurer la construction et la réparation de leurs édifices, toutes les charges qu'il assumait retomberont sur les fidèles, qui devront se substituer à lui complètement, pour que la religion puisse continuer son office.
    Or, dans bien des communes, le paysan, déjà accablé d'impôts, fera la forte grimace quand on lui demandera une contribution supplémentaire pour les frais de l'Église. Quoique pas toujours ami des curés, par tradition, par esprit d'habitude plutôt que par vraie foi, il a recours à leur ministère dans les circonstances solennelles de son existence. Ce ministère, il lui faudra le rétribuer et, pour cela, tirer des écus de son escarcelle. Et dame, le rural est économe et regarde à deux fois avant de s'engager dans une dépense. La situation nouvelle dans laquelle il se trouvera lui donnera à réfléchir et les conclusions auxquelles son raisonnement aboutira et que les partis cléricaux et hostiles aux institutions républicaines ne manqueront pas d'illustrer par d'insidieux commentaires, le jetteront à peu près fatalement du côté de la réaction à laquelle il donnera peut-être son bulletin de vote acquis jusqu'à ce jour aux candidats démocratiques. On voit combien, au point de vue de l'avenir et de la stabilité du régime républicain, la réforme en question est grosse de difficultés, d'inconnu redoutable, capable de mettre en péril ses destinées !
    La question se présente tout autrement au point de vue politique, du côté des citoyens appartenant à la confession israélite, qui, d'ailleurs, n'a jamais eu de conflit avec l'État, envers lequel elle a toujours eu une attitude déférente et loyale.
    De leur part, aucune désaffection de la République à redouter. Tout d'abord leur attachement aux institutions démocratiques est à la fois d'ordre de sentiment et de raison. Ils n'oublient pas qu'ils doivent leur libération des injustices et des humiliations séculaires, leur promotion civique à la Révolution de 1789; ils ne peuvent avoir que de la reconnaissance pour ce grand mouvement et de la fidélité pour les institutions libres qui en sont issues. De plus, ils savent, par expérience, que le régime républicain est, par essence, quelles que puissent être ses vicissitudes et ses crises, au demeurant, le plus ferme garant des droits qui leur ont été reconnus et dont la jouissance ne saurait être sérieusement menacée.
    Lors même de l'éclipse, en ces dernières années, des plus pures traditions de liberté et d'égalité, alors que le gouvernement tombé en des mains débiles ou inconsciemment complices des partis rétrogrades qui s'affublaient du masque nationaliste, ne leur assurait pas la protection à laquelle ils avaient droit, ils n'ont pas rendu le régime responsable de cette trahison, de cette faillite morale et politique et ne se sont pas écartés de la République.
    Les sacrifices financiers que la Séparation leur imposera, si coûteux qu'ils puissent être à la masse, n'ébranleront pas leur foi dans la République et n'atténueront en aucun façon la ferveur de leur culte pour les institutions libres et égalitaires que le pays s'est données.
    La question de gros sous - cela peut paraître un paradoxe aux gens d'esprit prévenu, mais c'est une vérité éprouvée - n'a jamais pu influer sur le jugement ou les inclinaisons politiques des Israélites. Non pas qu'elle leur soit indifférente ou que la situation pécuniaire des masses leur permette d'en faire fi.
    Mais l'esprit de sacrifice est inhérent à la nature du Juif. On ne vit pas impunément, pendant des siècles, dans une atmosphère de privations qu'on a héroïquement acceptées pour rester fidèle à ses convictions religieuses, sans être imprégné des l'idée que le culte a des nécessités auxquelles il est du devoir de chacun, dans la mesure de ses moyens, de pourvoir.
    Et si la manne gouvernementale versée par l'État depuis 1831 a contribué à l'affaiblissement de cette généreuse tradition, elle ne l'a pas complètement annihilée. Et l'on peut être sûr que les circonstances amenées par le nouveau régime feront resurgir l'esprit de dévouement et de sacrifice aux intérêts religieux, qui paraît actuellement sommeiller. Nous parlons, bien entendu, de nos coreligionnaires qui n'ont rompu ni ouvertement ni clandestinement avec la Synagogue, qui ont conservé une attache quelconque avec notre culte.
    On ne fera pas vainement appel à leur générosité et ils se montreront tous à la hauteur des conjonctures nouvelles que le Judaïsme aura à traverser.
   Qu'est-ce que la Religion pour un vrai israélite ? C'est un sacrifice continuel de ses passions, de ses inclinations, de ses intérêts sur l'autel sacré !
    Et ce n'est pas le surcroît de charges qui lui incombe de ce chef qui sera capable de refroidir son zèle républicain, de le détacher du régime actuel pour le jeter dans les bras des factions hostiles.
    Puis, à l'encontre du paysan catholique, qui, tout en restant attaché à l'Église, a de l'éloignement pour le curé, le Juif vénère et aime ses Rabbins et n'éprouve aucune défiance à l'égard des fonctionnaires de son culte. Il n'y a pas, chez nous, de mangeurs de Rabbins. Ceux-ci, d'ailleurs, dans l'exercice de leur ministère, pastoral, ne donnent aucune prise aux suspicions et aux préventions que les ecclésiastiques peuvent s'attirer. Certes, ils ne sont pas à l'abri de la critique et l'esprit de libre examen s'exerce à l'occasion à leur sujet.
    Mais, au demeurant, ce sont en général de braves pères de famille, entourés de l'estime et du respect publics. Et l'on peut être convaincu que ce qu'ils perdront sous le rapport financier du côté de l'État, ils le retrouveront facilement du côté de leur Communauté.
    Donc, pour conclure, la Séparation n'offre politiquement parlant, du côté des Israélites, aucun danger et n'ouvre la porte à aucune éventualité dont le régime républicain pourrait avoir à souffrir.
    religieusement, nous avons déjà dit plus d'une fois qu'elle ne pourra avoir que les plus heureuses conséquences pour l'avenir du Judaïsme, qui recouvrera, grâce aux conditions nouvelles de son existence, un regain d'attachement auprès de ses adeptes, que les sacrifices qu'ils devront consentir retremperont. Il y puisera une activité et une vitalité nouvelles et verra s'ouvrir devant lui une ère de prospérité matérielle et spirituelle.

                                                                        H. Prague
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