Le Siècle daté du 16 décembre 1904
à la une : L'influence française et les écoles d'Orient
La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE

    M. Ph. Jalabert, doyen honoraire de la faculté de droit de Nancy, membre du Conseil central des Églises réformées de France, nous a adressé la lettre suivante en réponse aux questions que nous lui avions posées sur les projets concernant la séparation des Églises d'avec l'État :

            Versailles, 6 décembre.

            Monsieur,
    Vous avez bien voulu me demander mon sentiment sur la séparation de l'Église réformée et de l'État telle qu'elle résultait des délibérations de la commission de la Chambre des députés. Il ne subsiste plus aujourd'hui que le projet du gouvernement adopté par la majorité de cette commission. Je ne reviendrai pas sur les divers points du questionnaire que vous m'avez adressé. MM. les pasteurs Ch. Babut et B. Couve y ont répondu avec une force et une netteté auxquelles de tout les côtés on rend hommage.
    Je me bornerai à caractériser un projet de loi sur la police des cultes qui contient des dispositions, dont les unes sont dehors des pouvoirs du législateur et dont les autres portent une atteinte injustifiable aux droits et aux libertés qui jusqu'ici avaient paru les plus légitimes.
    Le législateur n'a aucun pouvoir sur la constitution et l'organisation intérieure d'une Église. La nôtre est, depuis 345 ans, presbytérienne synodale ; l'État ne peut en altérer le caractère et ***** .L'Église reformée a été, est et sera une Église *** ; il est est de même de l'Église luthérienne et de toutes les autres Églises protestantes qui existent sous la qualification de méthodistes, baptiste ou libre et de celle des israélites. On n'obtiendra pas du Parlement français du XX° siècle la violation des principes les plus incontestables du droit public. Il n'est pas plus possible de supprimer notre organisation républicaine, l'existence et l'autorité du synode général que de supprimer l'autorité du pape pour les catholiques. L'article 8 doit disparaître pour tout établissement religieux exclusivement français.
    On peut même se demander si l'institution toute nouvelle des associations à fonder pour l'exercice du culte n'est pas entachée d'arbitraire ; rien n'exigeait, en effet, qu'elles fussent substituées aux consistoires et aux conseils presbytéraux. Une foule de personnes morales, d'établissements d'utilité publique continuent d'exister et l'application de la loi de 1901 ne s'impose ici en aucune manière. Les corps ecclésiastiques, organes constitutionnels de notre Église, ne peuvent être supprimés.
    Le but que poursuit le projet est de leur enlever la possibilité de rester propriétaires, de recevoir des dons et des legs avec l'autorisation de l'État. Les consistoires et les conseils presbytéraux seraient dépossédés de tous les biens qu'ils ont légalement conservés ou acquis. L'État prétendrait d'abord reprendre les immeubles provenant de dotations par lui faites et dont la révocation n'avait jamais été expressément prévue. Pour les autres biens, il en serait fait deux classes. Pour les uns ayant une destination charitable, le gouvernement se réserverait le droit de les attribuer par décret en conseil d'État ou par arrêté préfectoral à des établissements publics d'assistance situé dans la commune ou dans l'arrondissement. Pour les autres, il devrait les concéder pour dix ans, avec la faculté de renouvellement temporaire, aux associations cultuelles, dans la limite de leurs besoins dont il serait souverain appréciateur, et le pouvoir de les attribuer, s'il le jugeait convenable, aux établissements public d'assistance dont il vient d'être parlé.
    Ces associations cultuelles à fonder par nos coreligionnaires seraient loin,  comme on le voit, de remplacer, au point de vue des biens, les consistoires et les conseils presbytéraux dépossédés. Il leur serait de plus interdit de constituer un fond de réserve supérieur au tiers des recettes annuelles. Cette réserve devrait être employée aux grosses réparations des édifices religieux dont l'association aurait la jouissance à titre onéreux, le préfet restant juge de la nécessité de ces réparations. Les comptes financiers, l'état des biens pourraient être vérifiés à toute époque par ce dernier. Si des sommes en vue de l'achat ou de la construction d'immeubles destinés à l'exercice du culte étaient remises aux associations, elles devraient être versées à la caisse des dépôts et consignations ; on ne dit pas si des dons et legs avec cette destination pourraient être autorisés par le conseil d'État.
    Quant aux temples et presbytères appartenant à l'État, aux départements et aux communes, leur usage au bout de 2 ans cesserai d'être gratuit ; la concession devrait avoir lieu pendant dix ans à titre onéreux ; elle pourrait être renouvelée si l'État, les départements et les communes ne les jugeaient pas inutiles pour les besoins de l'exercice du culte, auquel cas ils pourraient être concédés à un autre culte ou à un service public.
    Par l'exposé qui précède et dont la stricte exactitude ne peut laisser aucun doute, on peut juger de la portée de ce projet de loi sur la police des cultes.
    On parle de la séparation des Églises et de l'État. Cette expression peut faire illusion. Jusqu'ici on avait considéré la séparation, j'en atteste Samuel Erment, Vinet, Edmond de Pressensé comme donnant à l'Église des libertés qu'elle n'avait pas, elle était appelée Église libre. Or, si le projet présenté à la Chambre n'était pas profondément modifié, jamais l'État ne se serait immiscé dans l'organisation et dans le fonctionnement de l'Église réformée d'une manière aussi grave. Elle y perdrait les libertés dont elle a joui depuis un siècle sous tous les régimes :ce serait l'Église réformée liée, asservie à l'État. Pour nous, nous avons la ferme confiance que, pour que la séparation s'accomplisse d'une manière durable, elle doit être fondée sur la justice et sur la liberté.
    Agréez, monsieur, lexpression de mes sentiments distingués de considération.

            Ph. Jalabert


Suite