M. Ph. Jalabert, doyen honoraire de la faculté de droit de Nancy, membre du Conseil central des Églises réformées de France, nous a adressé la lettre suivante en réponse aux questions que nous lui avions posées sur les projets concernant la séparation des Églises d'avec l'État :
Versailles, 6 décembre.
Monsieur,
Vous avez bien voulu me demander mon sentiment sur
la séparation de l'Église réformée et de l'État
telle qu'elle résultait des délibérations de la commission
de la Chambre des députés. Il ne subsiste plus aujourd'hui
que le projet du gouvernement adopté par la majorité de cette
commission. Je ne reviendrai pas sur les divers points du questionnaire
que vous m'avez adressé. MM. les pasteurs Ch. Babut et B. Couve
y ont répondu avec une force et une netteté auxquelles de
tout les côtés on rend hommage.
Je me bornerai à caractériser un projet
de loi sur la police des cultes qui contient des dispositions, dont les
unes sont dehors des pouvoirs du législateur et dont les autres
portent une atteinte injustifiable aux droits et aux libertés qui
jusqu'ici avaient paru les plus légitimes.
Le législateur n'a aucun pouvoir sur la constitution
et l'organisation intérieure d'une Église. La nôtre
est, depuis 345 ans, presbytérienne synodale ; l'État ne
peut en altérer le caractère et ***** .L'Église reformée
a été, est et sera une Église *** ; il est est de
même de l'Église luthérienne et de toutes les autres
Églises protestantes qui existent sous la qualification de méthodistes,
baptiste ou libre et de celle des israélites. On n'obtiendra pas
du Parlement français du XX° siècle la violation des
principes les plus incontestables du droit public. Il n'est pas plus possible
de supprimer notre organisation républicaine, l'existence et l'autorité
du synode général que de supprimer l'autorité du pape
pour les catholiques. L'article 8 doit disparaître pour tout établissement
religieux exclusivement français.
On peut même se demander si l'institution
toute nouvelle des associations à fonder pour l'exercice du culte
n'est pas entachée d'arbitraire ; rien n'exigeait, en effet, qu'elles
fussent substituées aux consistoires et aux conseils presbytéraux.
Une foule de personnes morales, d'établissements d'utilité
publique continuent d'exister et l'application de la loi de 1901 ne s'impose
ici en aucune manière. Les corps ecclésiastiques, organes
constitutionnels de notre Église, ne peuvent être supprimés.
Le but que poursuit le projet est de leur enlever
la possibilité de rester propriétaires, de recevoir des dons
et des legs avec l'autorisation de l'État. Les consistoires et les
conseils presbytéraux seraient dépossédés de
tous les biens qu'ils ont légalement conservés ou acquis.
L'État prétendrait d'abord reprendre les immeubles provenant
de dotations par lui faites et dont la révocation n'avait jamais
été expressément prévue. Pour les autres biens,
il en serait fait deux classes. Pour les uns ayant une destination charitable,
le gouvernement se réserverait le droit de les attribuer par décret
en conseil d'État ou par arrêté préfectoral
à des établissements publics d'assistance situé dans
la commune ou dans l'arrondissement. Pour les autres, il devrait les concéder
pour dix ans, avec la faculté de renouvellement temporaire, aux
associations cultuelles, dans la limite de leurs besoins dont il serait
souverain appréciateur, et le pouvoir de les attribuer, s'il le
jugeait convenable, aux établissements public d'assistance dont
il vient d'être parlé.
Ces associations cultuelles à fonder par
nos coreligionnaires seraient loin, comme on le voit, de remplacer,
au point de vue des biens, les consistoires et les conseils presbytéraux
dépossédés. Il leur serait de plus interdit de constituer
un fond de réserve supérieur au tiers des recettes annuelles.
Cette réserve devrait être employée aux grosses réparations
des édifices religieux dont l'association aurait la jouissance à
titre onéreux, le préfet restant juge de la nécessité
de ces réparations. Les comptes financiers, l'état des biens
pourraient être vérifiés à toute époque
par ce dernier. Si des sommes en vue de l'achat ou de la construction d'immeubles
destinés à l'exercice du culte étaient remises aux
associations, elles devraient être versées à la caisse
des dépôts et consignations ; on ne dit pas si des dons et
legs avec cette destination pourraient être autorisés par
le conseil d'État.
Quant aux temples et presbytères appartenant
à l'État, aux départements et aux communes, leur usage
au bout de 2 ans cesserai d'être gratuit ; la concession devrait
avoir lieu pendant dix ans à titre onéreux ; elle pourrait
être renouvelée si l'État, les départements
et les communes ne les jugeaient pas inutiles pour les besoins de l'exercice
du culte, auquel cas ils pourraient être concédés à
un autre culte ou à un service public.
Par l'exposé qui précède et
dont la stricte exactitude ne peut laisser aucun doute, on peut juger de
la portée de ce projet de loi sur la police des cultes.
On parle de la séparation des Églises
et de l'État. Cette expression peut faire illusion. Jusqu'ici on
avait considéré la séparation, j'en atteste Samuel
Erment, Vinet, Edmond de Pressensé comme donnant à l'Église
des libertés qu'elle n'avait pas, elle était appelée
Église libre. Or, si le projet présenté à la
Chambre n'était pas profondément modifié, jamais l'État
ne se serait immiscé dans l'organisation et dans le fonctionnement
de l'Église réformée d'une manière aussi grave.
Elle y perdrait les libertés dont elle a joui depuis un siècle
sous tous les régimes :ce serait l'Église réformée
liée, asservie à l'État. Pour nous, nous avons la
ferme confiance que, pour que la séparation s'accomplisse d'une
manière durable, elle doit être fondée sur la justice
et sur la liberté.
Agréez, monsieur, lexpression de mes sentiments
distingués de considération.
Ph.
Jalabert