La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE
Nous avons reçu de M. le pasteur Trial de Nîmes, la lettre suivante en réponse aux questions que nous lui avons posées sur les projets déposés en vue de la séparation des Églises et de l'État
Nîmes, le 28 novembre 1904:
Monsieur
La réponse de mon collègue et ami
M. le pasteur Babut au questionnaire que vous nous avez fait l'honneur
de nous adresser m'a paru si complète, si bien pensée, si
bien écrite, que j'ai cru pouvoir me contenter de la signer, avec
sa permission.
Vous n'êtes pas tout à fait de cet
avis et vous insistez pour que je vous adresse quelques réflexions
personnelles. J'aurais mauvaise grâce à me dérober.
Je m'exécute donc.
Mais alors, permettez-moi de ne pas suivre rigoureusement
l'ordre du questionnaire. Inutile de répéter ce que MM. Couve
et Babut ont dit à propos des articles 5, 6, 9, 11, 14, 20, 34 du
projet Briand et à propos des articles 3, 6, 7, 8, 9, 10, 20, 24
du projet du gouvernement. sans distinction d'Église ou de couleur
dogmatique, tous les protestants approuveront certainement leurs observations.
En conséquence, je m'en tiendrai à quelques réflexions
plus générales.
J'ai toujours été partisan de la séparation
des Églises et de l'État. A mes yeux, c'est le seul régime
rationnel, équitable, normal. J'en suis même si partisan que
j'aurais voulu décider les Églises protestantes à
la devancer volontairement pour leur propre compte. S'il n'avait dépendu
que de moi, elles se seraient entendues pour dire à l'État
: "Nous refusons le pauvre million et demi que vous nous octroyez; nous
déclinons tout caractère officiel. Vous savez que vous n'avez
rien à craindre de nous, ni comme accumulation de richesses, ni
comme action politique. Jamais, nulle part en France, nous n'avons prétendu
dominer les consciences ; jamais, nulle part en France, nous n'avons usé
de notre liberté pour détruire la liberté d'autrui
; jamais, nulle part en France, nous n'avons voulu associer l'État,
ses ressources et sa puissance, à notre désir, d'ailleurs
légitime, de rendre nos croyances prépondérantes.
Tout au contraire, en vertu de nos traditions, et de nos principes, nos
pères ont été et nous sommes nous mêmes des
champion de la liberté de conscience, du respect mutuel des convictions,
en un mot, de la justice. Dès lors, tout ce que nous demandons,
c'est d'être traitées non pas comme des institutions ennemies
de l'État, cherchant à le maîtriser, à l'asservir,
pour en faire l'exécuteur de leurs volontés et pour s'assurer
l'universelle domination, mais comme des institutions amies de l'État,
soumises à ses lois et se plaçant sous sa sauvegarde, en
un mot, comme toutes les associations libres de citoyens."
Il me semblait que l'État aurait dû
approuver ce langage et cette attitude et même remercier nos Églises.
Mais on a bien voulu m'affirmer de plusieurs côtés, que mon
idée - elle avait été exprimée, il y a plusieurs
années, dans le journal l'Église libre et dans la
Critique philosophique de M. Renouvier, - n'avait aucune valeur
pratique, aucune chance d'aboutir et, qu'en définitive je n'avais
rêvé qu'un beau geste.
Je n'en suis pas encore convaincu. Je reste persuadé
que des Églises vraiment chrétiennes et protestantes ont
plus à perdre qu'à gagner au maintien de leur union avec
l'État. J'estime que l'acte courageux et énergique d'une
séparation volontaire, aurait appris à nos législateurs
ce qu'ils ignorent ou veulent ignorer, c'est qu'il est injuste d'assimiler
les Églises protestantes à l'Église catholique et
de leur appliquer à toutes le même traitement.
Car, tel est, pour moi, le vice fondamental du projet
de M. Briand et du projet, bien plus inacceptable du gouvernement.
Évidemment, la célèbre formule
de Cavour "L'Église libre dans l'État libre", n'est plus
de mise. Voici pourquoi : Ce que l'Église catholique appelle sa
liberté, c'est - relisez l'Encyclique de 1864 et le Syllabus
- c'est la liberté de soumettre les consciences à la loi
vivante, au pape vice-Dieu ; c'est la liberté de l'État,
le ministre docile de ses volontés en vue de supprimer les dissidents
et les non-croyants ; c'est la liberté d'établir dans notre
pays une monarchie absolue, une théocratie. Que l'État se
défie de cette Église, qu'il prenne ses précautions
contre elle ; qu'il ne la laisse pas s'organiser à sa guise
sous la direction d'un chef tout puissant résident à l'étranger,
qu'il s'oppose à l'immobilisation entre ses mains de richesses immense,
qu'il lui supprime certains moyens d'action : l'usage d'édifices
incontestablement communaux ou nationaux et son budget de 40 millions,
- c'est son affaire. Pourvu qu'en ces divers actes il ne viole pas la justice,
il est en cas de légitime défense, et on ne saurait lui en
vouloir.
Mais qu'il se défie des Églises protestantes,
qu'il prenne des précautions contre elles, qu'il s'opposa à
leur organisation toute démocratique et parlementaire, essentiellement
nationale, et les empêche de vivre sous le régime presbytérien
synodal ; qu'il s'oppose à la constitution d'une caisse centrale
uniquement destinée à pourvoir aux besoins du culte et dont
il pourra contrôler les opérations ; qu'après avoir
supprimé leur maigre budget, il s'empare de tous leurs temples et
de tous leurs presbytères, même de ceux qu'elles ont élevés
à leurs frais ; qu'il leur dénie le droit d'exercer la bienfaisance
et les dépouille de toutes leurs fondations charitables, c'est là
la plus incompréhensible de toutes les maladresses et de toutes
les injustices.
Il faut donc dire et répéter et crier
à nos législateurs que nos Églises n'ont jamais entendus
et n'entendront nullement la liberté à la manière
de la curie romaine ; qu'elles n'ont jamais prétendu et ne prétendent
nullement être un pouvoir traitant d'égal à égal
avec l'État , qu'elles ont toujours été et veulent
toujours être des associations libres de consciences libres, respectueuses
de l'ordre établi et soumise aux lois civiles ; que, bien loin d'être
une monarchie absolue, elles ont toujours vécu, elles vivent toujours
sous la forme républicaine et n'aspirent qu'à établir
parmi les hommes la justice et la fraternité.
Leur appliquer rigoureusement le même traitement
qu'à l'Église catholique, sans doute, c'est faire preuve
d'un grand amour de la symétrie, mais aussi d'une maladresse d'autant
plus insigne et d'une injustice d'autant plus criante, que la symétrie
est et ne sera jamais qu'apparente. Le même article de loi produira
pour l'Église catholique et pour les Églises protestantes
des effets tout à fait différents. Par exemple, l'article
8 du projet gouvernemental, stipulant que les associations religieuses
pourront constituer des unions ne dépassant pas les limites d'un
département, cet article ne gênera l'Église catholique
en rien, mais déterminera la disparition d'un grand nombre d'églises
protestantes. Est-ce là ce qu'on appelle un traitement égal
? Et qui ne voit que la République réserve ainsi ses faveurs
pour sa pire ennemie et ses rigueurs pour ses alliées naturelles
?
Il est temps encore. Que nos législateurs
veuillent bien y réfléchir. Qu'ils ménagent les transitions
le plus possible pour séparer les Églises de l'État.
Mais en tous cas qu'ils laissent aux Églises protestantes - et aussi
aux communautés israélites - qui n'ont rien fait pour en
être privées, la pleine et entière liberté de
conscience et toutes les libertés qui en découlent : liberté
de parole et de la presse, liberté d'association, liberté
de culte, liberté d'enseigner et de mettre en vigueur leur discipline,
liberté d'exercer la bienfaisance, liberté de travailler
à l'indispensable rénovation individuelle et sociale, liberté,
en un mot, d'accomplir la tâche d'émancipation et de perfectionnement
que Dieu leur impose. Qu'elles puissent jouir de toutes ces libertés
dans la mesure compatible avec l'ordre public et les impératifs
du devoir. Ainsi le veulent la clairvoyance et la justice.
Veuillez agréer, monsieur, mes meilleurs
salutations
TRIAL