Le Siècle daté du 13 décembre 1904
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La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE

Nous avons reçu de M. le pasteur Trial de Nîmes, la lettre suivante en réponse aux questions que nous lui avons posées sur les projets déposés en vue de la séparation des Églises et de l'État

                                Nîmes, le 28 novembre 1904:
        Monsieur
    La réponse de mon collègue et ami M. le pasteur Babut au questionnaire que vous nous avez fait l'honneur de nous adresser m'a paru si complète, si bien pensée, si bien écrite, que j'ai cru pouvoir me contenter de la signer, avec sa permission.
    Vous n'êtes pas tout à fait de cet avis et vous insistez pour que je vous adresse quelques réflexions personnelles. J'aurais mauvaise grâce à me dérober. Je m'exécute donc.
    Mais alors, permettez-moi de ne pas suivre rigoureusement l'ordre du questionnaire. Inutile de répéter ce que MM. Couve et Babut ont dit à propos des articles 5, 6, 9, 11, 14, 20, 34 du projet Briand et à propos des articles 3, 6, 7, 8, 9, 10, 20, 24 du projet du gouvernement. sans distinction d'Église ou de couleur dogmatique, tous les protestants approuveront certainement leurs observations. En conséquence, je m'en tiendrai à quelques réflexions plus générales.
    J'ai toujours été partisan de la séparation des Églises et de l'État. A mes yeux, c'est le seul régime rationnel, équitable, normal. J'en suis même si partisan que j'aurais voulu décider les Églises protestantes à la devancer volontairement pour leur propre compte. S'il n'avait dépendu que de moi, elles se seraient entendues pour dire à l'État : "Nous refusons le pauvre million et demi que vous nous octroyez; nous déclinons tout caractère officiel. Vous savez que vous n'avez rien à craindre de nous, ni comme accumulation de richesses, ni comme action politique. Jamais, nulle part en France, nous n'avons prétendu dominer les consciences ; jamais, nulle part en France, nous n'avons usé de notre liberté pour détruire la liberté d'autrui ; jamais, nulle part en France, nous n'avons voulu associer l'État, ses ressources et sa puissance, à notre désir, d'ailleurs légitime, de rendre nos croyances prépondérantes. Tout au contraire, en vertu de nos traditions, et de nos principes, nos pères ont été et nous sommes nous mêmes des champion de la liberté de conscience, du respect mutuel des convictions, en un mot, de la justice. Dès lors, tout ce que nous demandons, c'est d'être traitées non pas comme des institutions ennemies de l'État, cherchant à le maîtriser, à l'asservir, pour en faire l'exécuteur de leurs volontés et pour s'assurer l'universelle domination, mais comme des institutions amies de l'État, soumises à ses lois et se plaçant sous sa sauvegarde, en un mot, comme toutes les associations libres de citoyens."
    Il me semblait que l'État aurait dû approuver ce langage et cette attitude et même remercier nos Églises. Mais on a bien voulu m'affirmer de plusieurs côtés, que mon idée - elle avait été exprimée, il y a plusieurs années, dans le journal l'Église libre et dans la Critique philosophique de M. Renouvier, - n'avait aucune valeur pratique, aucune chance d'aboutir et, qu'en définitive je n'avais rêvé qu'un beau geste.
    Je n'en suis pas encore convaincu. Je reste persuadé que des Églises vraiment chrétiennes et protestantes ont plus à perdre qu'à gagner au maintien de leur union avec l'État. J'estime que l'acte courageux et énergique d'une séparation volontaire, aurait appris à nos législateurs ce qu'ils ignorent ou veulent ignorer, c'est qu'il est injuste d'assimiler les Églises protestantes à l'Église catholique et de leur appliquer à toutes le même traitement.
    Car, tel est, pour moi, le vice fondamental du projet de M. Briand et du projet, bien plus inacceptable du gouvernement.
    Évidemment, la célèbre formule de Cavour "L'Église libre dans l'État libre", n'est plus de mise. Voici pourquoi : Ce que l'Église catholique appelle sa liberté, c'est - relisez l'Encyclique de 1864 et le Syllabus - c'est la liberté de soumettre les consciences à la loi vivante, au pape vice-Dieu ; c'est la liberté de l'État, le ministre docile de ses volontés en vue de supprimer les dissidents et les non-croyants ; c'est la liberté d'établir dans notre pays une monarchie absolue, une théocratie. Que l'État se défie de cette Église, qu'il prenne ses précautions contre elle ;  qu'il ne la laisse pas s'organiser à sa guise sous la direction d'un chef tout puissant résident à l'étranger, qu'il s'oppose à l'immobilisation entre ses mains de richesses immense, qu'il lui supprime certains moyens d'action : l'usage d'édifices incontestablement communaux ou nationaux et son budget de 40 millions, - c'est son affaire. Pourvu qu'en ces divers actes il ne viole pas la justice, il est en cas de légitime défense, et on ne saurait lui en vouloir.
    Mais qu'il se défie des Églises protestantes, qu'il prenne des précautions contre elles, qu'il s'opposa à leur organisation toute démocratique et parlementaire, essentiellement nationale, et les empêche de vivre sous le régime presbytérien synodal ; qu'il s'oppose à la constitution d'une caisse centrale uniquement destinée à pourvoir aux besoins du culte et dont il pourra contrôler les opérations ; qu'après avoir supprimé leur maigre budget, il s'empare de tous leurs temples et de tous leurs presbytères, même de ceux qu'elles ont élevés à leurs frais ; qu'il leur dénie le droit d'exercer la bienfaisance et les dépouille de toutes leurs fondations charitables, c'est là la plus incompréhensible de toutes les maladresses et de toutes les injustices.
    Il faut donc dire et répéter et crier à nos législateurs que nos Églises n'ont jamais entendus et n'entendront nullement la liberté à la manière de la curie romaine ; qu'elles n'ont jamais prétendu et ne prétendent nullement être un pouvoir traitant d'égal à égal avec l'État , qu'elles ont toujours été et veulent toujours être des associations libres de consciences libres, respectueuses de l'ordre établi et soumise aux lois civiles ; que, bien loin d'être une monarchie absolue, elles ont toujours vécu, elles vivent toujours sous la forme républicaine et n'aspirent qu'à établir parmi les hommes la justice et la fraternité.
    Leur appliquer rigoureusement le même traitement qu'à l'Église catholique, sans doute, c'est faire preuve d'un grand amour de la symétrie, mais aussi d'une maladresse d'autant plus insigne et d'une injustice d'autant plus criante, que la symétrie est et ne sera jamais qu'apparente. Le même article de loi produira pour l'Église catholique et pour les Églises protestantes des effets tout à fait différents. Par exemple, l'article 8 du projet gouvernemental, stipulant que les associations religieuses pourront constituer des unions ne dépassant pas les limites d'un département, cet article ne gênera l'Église catholique en rien, mais déterminera la disparition d'un grand nombre d'églises protestantes. Est-ce là ce qu'on appelle un traitement égal ? Et qui ne voit que la République réserve ainsi ses faveurs pour sa pire ennemie et ses rigueurs pour ses alliées naturelles ?
    Il est temps encore. Que nos législateurs veuillent bien y réfléchir. Qu'ils ménagent les transitions le plus possible pour séparer les Églises de l'État. Mais en tous cas qu'ils laissent aux Églises protestantes - et aussi aux communautés israélites - qui n'ont rien fait pour en être privées, la pleine et entière liberté de conscience et toutes les libertés qui en découlent : liberté de parole et de la presse, liberté d'association, liberté de culte, liberté d'enseigner et de mettre en vigueur leur discipline, liberté d'exercer la bienfaisance, liberté de travailler à l'indispensable rénovation individuelle et sociale, liberté, en un mot, d'accomplir la tâche d'émancipation et de perfectionnement que Dieu leur impose. Qu'elles puissent jouir de toutes ces libertés dans la mesure compatible avec l'ordre public et les impératifs du devoir. Ainsi le veulent la clairvoyance et la justice.
    Veuillez agréer, monsieur, mes meilleurs salutations
                                                                    TRIAL



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