M. le pasteur E. Brugnière, de Marseille, nous adresse la lettre suivante en réponse aux questions que nous lui avons posées :
Marseille,
26 novembre 1904
Monsieur
Vous m'avez fait l'honneur de m'adresser votre questionnaire
relatif à la séparation des Églises et de l'État
(projet de la commission parlementaire et projet du gouvernement)
en me demandant d'y répondre.
Je vous indique ci-dessous les points principaux
qui me semblent devoir être relevés - en m'attachant à
l'ordre même que vous m'indiquez, sans toutefois reproduire le texte
des questions formulées.
je suis, pour mon compte, partisan de la séparation
des Églises et de l'État, mais je ne voudrais à aucun
prix l'asservissement des Églises à l'État, pas plus
que je n'accepterais une solution inverse du problème. Le premier
article du projet sur la séparation devrait être celui du
projet Briand : "La République assure la liberté de conscience,
elle garantit le libre exercice des cultes". Comme protestants, nous
serons les premiers à réclamer cette liberté pour
toutes les Églises aussi bien que pour la nôtre. celle-ci,
quant à son organisation, est prebytérienne-synodale. Le
gouvernement, le conseil d'État l'ont toujours reconnu. Ce serait
porter la plus grave atteinte à la liberté que de détruire
cette constitution même.
En ce qui concerne les bien ecclésiastiques,
comment admettre que l'État s'empare des biens qui appartiennent
aux Églises, puisqu'ils ont été acquis avec l'autorisation
et la garantie de l'État, ainsi que des Églises, temples,
presbytères, construits le plus souvent avec les deniers des fidèles
? Peut-on d'ailleurs, oublier que nos Églises, trop longtemps persécutées,
et surtout au lendemain de la Révocation, durent subir les confiscations
les plus iniques ?
- On ne saurait contester au pouvoir civil le droit
de contrôle, de surveillance et de police des cultes. Les ministres
des différents cultes doivent donner l'exemple de la soumission
aux lois et du respect pour l'autorité publique, mais les articles
se rapportant à la police des cultes édictent des pénalités
dont quelques-unes paraissent bien rigoureuses et hors de proportion avec
les contraventions ou le délit à réprimer.
- Pour que la séparation fût faite
équitablement, elle devrait se faire sans violence. L'État
procédant par extinction, les traitements de tous les pasteurs en
exercice devraient être maintenus jusqu'à l'âge de la
retraite (60 ans) pour être remplacés ensuite par une pension
dont le chiffre serait assez élevé pour assurer aux titulaires
une existence convenable et digne. Il y a sur ce point engagement de la
part de l'État, qui, avant de confirmer les nominations, exigé
des candidats des études, des grades déterminés.
- Le projet de la commission laissant subsister
l'organisation traditionnelle de nos Églises, il est sur certains
points d'un véritable libéralisme, mais sur beaucoup d'autres,
des amendements devraient y être apportés.
- L'article 5 fixe au "1er janvier qui suivra la
promulgation de la loi" l'application de celle-ci. le délai n'est-il
pas un peut court ? J'en dis autant des articles 6, 7, 7 bis qui se rapportent
à l'usage gratuit des édifices religieux, à la répartition
des biens mobiliers et immobiliers, dans les six mois qui suivent
la promulgation de la loi. Quel inconvénient y aurait-il à
ménager davantage la transition ?
Serait-il équitable, serait-il conforme à
notre droit civil que l'État ou les communes, ainsi que le veut
l'article 11, fussent déclarés propriétaires d'immeubles
acquis avec les deniers des fidèles par cela seul que les communes
ou l'État auraient fourni une subvention quelconque ? Tout au plus
comprendrait-on que les Églises fussent dans l'obligation de restituer
la somme allouée.
Nous ne réclamons ni faveur ni privilège.
Mais il serait contraire au droit commun, après avoir concédé
aux associations cultuelles seulement ****** locataires toutes les
réparations locatives, d'entretien et de grosses réparation,
comme le veut l'article 14.
L'article 10 devrait être maintenu. "Les
associations cultuelles pourront, dans les formes déterminées
par l'article 7 du décret du 16 août 1901, constituer des
unions avec administration ou direction centrale."
Il faudrait modifier l'article 20 concernant les
valeurs mobilières disponibles. Il y est dit que "le revenu total
ne pourra dépasser la moyenne annuelle des sommes dépensées
pendant les cinq derniers exercices pour les frais et entretien du culte."
Cette disposition, qui, du reste, manque de clarté, n'assurerait
pas l'existence et ne permettrait pas le développement de ces associations.
Quant aux manifestations et signes extérieurs
du culte, l'article 34 peut prêter à des interprétations
diverses. "Aucun signe ou emblème particulier d'un culte,
est dit, ne peut être élevé, érigé,
fixé et attaché en quelque emplacement public que ce soit,
à l'exception de l'enceinte destinée aux exercices du culte,
des cimetières." L'érection d'une croix sur un char funèbre
qui traverse la rue ou la place publique, le port de la robe par le pasteur
seront-ils, de ce fait, interdits ?
- Pour ce qui est du projet du gouvernement, il
est évidemment bien plus encore en opposition avec les principes
constitutifs de nos Églises. Le conseil central s'est,
à bon droit, prononcé à l'unanimité contre
son adoption.
- Ce projet semble avoir été dirigé
avant tout contre l'Église romaine, dont la puissant organisation
a son centre de direction à l'étranger ; il risque fort d'être
à cet égard inefficace. Tandis que son application atteindrait
mortellement le protestantisme tout entier, qui, après avoir été
le véritable initiateur du régime parlementaire et démocratique,
se verrait dépouillé des avantages, des bienfaits de ce régime
lui-même.
L'article 3 est inadmissible. Malgré la réserve
de l'intervention du conseil d'État ou d'un arrêté
préfectoral, suivant la valeur des biens( inférieure ou supérieurs
à dix mille francs), il constituerait une véritable confiscation.
- Les auteurs du projet, en restreignant par l'article
8 à la limite d'un département les unions d'associations,
ont-ils eu la pensée de briser l'organisation de nos Églises
? Nous ne le croyons pas, mais elle serait la conséquence certaine
de son application. Et nous n'avons pas de peine à comprendre les
protestations unanimes soulevées parmi nous contre cette disposition.
- Le fond de réserve, "dont le montant
ne devra pas être supérieur au tiers de l'ensemble des recettes
annuelles", serait absolument insuffisant.
Enfin, comme dans le projet de la commission, les
peines édictées par l'article 10 contre les directeurs ou
administrateurs d'une association cultuelle qui aurait contrevenu aux dispositions
des articles 6, 7, 8 et 9 ne sont-elles pas excessives ?
Veuillez agréer, monsieur le rédacteur,
l'assurance de mes sentiments respectueux et dévoués.
E. Brugnière