Le Siècle daté du 9 décembre 1904
  A la Une :Mort de M. Syveton ( qui devait répondre ce jour, devant la cour d’assise, de voie de fait envers le général André, ministre de la guerre)
La Séparation et les Églises
Une opinion israélite.

Nous trouvons dans un des derniers numéros de l'Univers israélite un article dont il nous parait utile d'extraire quelques passages ; les initiales de la signature dissimulent une des personnalités les plus autorisées du monde israélite qui a traduit, dans cet article, l'opinion presque générale de ce milieu à l'endroit du projet de M. Combes :

    Le projet de loi ne contient pas la moindre trace de ces dispositions conciliantes. C'est tout au plus s'il améliore d'une façon quelque peu appréciable le régime des pensions de retraite à accorder aux ministres du culte, en abaissant à quarante ans la limite d'âge que le projet de la commission fixait à quarante-cinq ans et en allouant une pension temporaire de 350 francs par an, dans les communes pauvres, aux ecclésiastiques âgés de moins de quarante ans. Quant à établir une distinction entre les curés, qui sont obligés au célibat, et les pasteurs et rabbins, qui sont généralement mariés et père de familles nombreuses, ou à rendre les pensions réversibles, en cas de décès, sur la veuve et les orphelins, M. Combes n'y a pas plus songé que la commission. Combien nous sommes loin des intentions généreuses que nous avait annoncé le discours d'Auxerre ! Si ce sont là les effets d'une bienveillance envers les personnes qui doit désarmer toutes les défiances, on se demande vraiment quelles mesures la malveillance aurait pu inspirer.
    Il est d'autres points sur lesquels le projet de M. Combes se montre beaucoup moins libéral que celui qui, au nom de la commission avait été présenté par M. Briand. La proposition de M. Briand autorisait les associations formées pour assurer l'entretien du culte à constituer des unions avec direction centrale. Nous avons montré, il y a plusieurs semaines, combien une pareille disposition pouvait être féconde en heureux résultats, puisqu'en permettant à nos communautés de se fédérer, elle ne les mettait pas seulement à même de s'aider les unes les autres, mais qu'elle nous laissait l'espoir de maintenir dans son unité dans son unité et dans sa force l'organisation qui s'appelle le judaïsme français.. Cet espoir, le projet Combes vient de le briser. Dans son article 8, en effet, il interdit, entre les associations cultuelles, les unions dépassant les limites d'un département. M. le grand-rabbinZadoc Kahn s'est, dans une lettre que nous avons reproduite, élevé contre cette prohibition étrange. Si elle acquérait force de loi, elle entraînerait la suppression de nos consistoires, qui tous sans exception ont juridiction sur plusieurs départements, et empêcherait tout lien de solidarité de se créer entre les juifs de France, en même temps qu'elle condamnerait les communautés pauvres à disparaître, faute de pouvoir faire appel, pour les besoins du culte, au concours des communautés plus opulentes .....
    .... ce qui est plus grave encore que l'interdiction faite aux associations religieuses, contrairement aux règles du droit commun, d'unir leurs efforts quand leur action ne s'exerce pas dans le même département, ce sont les dispositions financières du projet de M. Combes. L'article 7 enlève aux consistoires, au profit de l'État, tous les biens mobiliers et immobiliers qui sont actuellement la propriété des établissements publics du culte. Le projet de M. Briand avait, au contraire, respecté cette propriété en autorisant les consistoires à opérer eux-même la dévolution de ces biens aux associations destinées à les remplacer. N'y a-t-il pas là une inadmissible dérogation aux principes du droit, pour ne pas dire une véritable spoliation ? D'autre part, l'article 9, après avoir prescrit aux associations religieuses de tenir un état de leurs recettes et de leurs dépenses ainsi que de dresser chaque année un compte financier et un inventaire, leur est défense de constituer un fonds de réserve supérieur au tiers de leurs dépenses annuelles, lequel fonds de réserve devra être placé à la caisse des dépôts et consignations ou en titre nominatifs de valeurs garanties par l'État. Il nous semble déjà exorbitant que l'État puisse s'immiscer dans la gestion financière des assemblées cultuelles, alors que toutes les autres espèces d'associations s'administrent comme elles l'entendent et échappent à son contrôle. mais que dire de la limite imposée à ce fonds de réserve ? Le maximum assigné à ce fonds et qui ne saurait être dépassé même pour les plus petites communautés n'est-il pas réellement dérisoire ? Il ne suffit pas, parait-il, de mettre les centres religieux dans l'impossibilité de se garantir réciproquement leur existence par la pratique de la solidarité. On veut encore les empêcher, en leur interdisant l'économie et la prévoyance, d'assurer eux-même leur avenir. En vérité, on ne s'y prendrait pas autrement, si on était résolu à les frapper de mort.
    Non seulement nous ne pouvons supposer que des dispositions aussi draconiennes, aussi oppressives, aussi attentatoires à la liberté religieuse, puisse être sanctionnées par le Parlement ; mais il nous est même impossible de croire que M. Combes se fasse la moindre illusion sur leur sort. M. le président du conseil, qui se demandait, il n'y a pas longtemps encore, s'il aurait une majorité à la Chambre pour la séparation étendue de la façon la plus conciliante, ne peut pas s'imaginer qu'il en trouverait une pour la séparation telle qu'il la propose, c'est-à-dire subordonnant le libre exercice des cultes à des restrictions abusives et à une surveillance blessante. Il ne saurait même se flatter de recueillir du groupe socialiste, puisque M. Briand, le représentant de ce groupe au sein de la commission, a tenu, dans le projet rédigé par lui, à faire preuve de modération et de libéralisme. Comment s'expliquer dès lors l'attitude de M. Combes ? Comment comprendre la divergence si profonde qui existe entre les vues qu'il a développé à Auxerre et celles qui ont prévalu dans son projet de loi ? Comment, après avoir promis toutes les "concessions raisonnables" et tous les "sacrifices conformes à la justice", a-t-il pu présenter une loi qui est non pas, comme il le disait, un instrument de "concorde sociale" mais une véritable arme de combat ? Faut-il supposer, comme d'aucun l'affirment, que M. Combes, n'espérant ni ne désirant peut-être faire voter sa loi avant la dissolution de la Chambre actuelle, a cru pouvoir sans inconvénient en accentuer les tendances, afin d'être certain, au cas où il serait renversé du pouvoir, de tomber à gauche ? Nous ne savons. Ce dont nous sommes persuadés, c'est que le projet déposé par le gouvernement ne pourra que contribuer, par les graves et multiples objections qu'il fait naître, à prolonger le débat et à retarder la solution et que, comme nous le disions au début de cet article, la séparation des Églises et de l'État n'est pas à la veille de se réaliser.

                B.-M.



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