La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE
Nous avons reçu de M. le pasteur Matthieu Lelièvre la lettre suivante, qui répond aux question que nous lui avons posée :
Courbevoie, 26 novembre 1904
Monsieur
Que je vous remercie tout d'abord pour l'enquête
que le Siècle vient d'ouvrir pour la part qu'il veut bien me demander
d'y prendre. Mon seul titre est d'y représenter une petite église,
minorité dans une minorité, et qui est menacée, dit-on,
comme les autres églises protestantes, de subir le contre-coup de
la loi de séparation. Petite minorité, en effet, l'église
méthodiste ne compte en France qu'une quarantaine de communautés,
mais cette minorité est vivace, puisqu'elle a plus d'un siècle
d'existence et a traversé tous les régimes qui ont gouverné
notre pays depuis la première République jusqu'à la
troisième, ne demandant au divers gouvernement qu'un peu de liberté,
qu'ils ne lui ont jamais refusée. Chose curieuse, c'est au lendemain
du coup d'État du 2 décembre que les méthodistes français,
devenant autonomes, ont eu leur premier synode, et depuis lors ces assemblées
se sont tenues d'année en année sans être en rien gênées
par le pouvoir. Une seule fois, en 1858, un préfet de l'empire,
voulant faire du zèle, frappa d'interdiction l'un de nos synodes,
mais, après informations, il découvrit que nous étions
chose trop insignifiante pour qu'on nous honorât des foudres impériales.
Nous ne demandions rien, ni grâces, ni faveurs, ni participation
au budget. Notre seul vœu était qu'on nous laissât poursuivre
en paix notre œuvre d'évangélisation, et ce vœu fut exaucé.
Et voilà que nous apprenons que notre sécurité
est menacée par les projets de loi qui tendent à séparer
prochainement les Églises de l'État. Cette séparation
est pour nous une vielle connaissance ; nous la pratiquions lorsque personne
n'en parlait, et nous avons plus d'une fois essayé, comme journaliste
et comme conférencier, d'en démontrer l'excellence à
nos amis des Eglise-soeurs qui jouissaient du dangereux privilège
d'émarger au budget de l'État. Voici ce que j'écrivais
au lendemain de la proclamation de la République. "La République,
nous en avons la confiance, proclamera la séparation de l'Église
et de l'État, et, en le faisant, elle accomplira une immense révolution
pacifique qui est riche de conséquences heureuses pour l'avenir."
J'ajoutais : " Nous voudrions voire l'Église réformée
prendre courageusement l'initiative de la rupture. Elle ne devrait pas
attendre que l'État donnât dédaigneusement son congé,
et devrait lui signifier la résiliation du bail qui la lie à
lui." Ces conseils étaient sans doute plus faciles à donner
qu'à suivre ; aussi ne furent-ils pas suivis. Toujours est-il que,
dès le 6 octobre 1870, le journal de l'église méthodiste
par la plume de son rédacteur en chef demandait à la République
qui venait de naître la séparation de l'Église et de
l'État.
Nous ne nous plaignons pas de voir enfin se réaliser
cette réforme, dont nous avons été de tout temps partisan
et que demandions il y a plus de trente-quatre ans. Mais nous nous (rebiffons
?) en découvrant dans le projet Briand, mais surtout dans le projet
Combes, que ce qui devait être une loi de liberté, menace
d'être un code de servitude. Nous voulons la liberté pour
tous, même pour l'Église romaine, l'ennemie séculaire
de toutes les libertés ; que l'État prenne des précautions
contre ses envahissements, c'est son droit et son devoir ; mais qu'il se
garde de tout ce qui ressemblerait à une mesquine persécution.
Quant aux protestants, qui furent de tout temps
des amis de la liberté et de la République, il est aussi
injuste qu'absurde de les traiter en ennemis et de leur imposer, par amour
de l'égalité, une réglementation tatillonne et anti-libérale.
Le moyen de se faire des ennemis, qu'on ne l'oublie pas, c'est de traiter
ses amis en ennemis. Il serait lamentable que les protestants dussent en
venir à réclamer la liberté comme sous l'Empire et
sous la Restauration. Si la séparation ne signifie pas la liberté,
elle est une duperie, et nous ne reconnaissons plus, sous son masque grinçant,
cette liberté nécessaire que tous les esprits libéraux
réclamaient avant 1870.
Nous approuvons que l'on se montre large dans la
question des pensions et indemnités aux ecclésiastiques dépouillés
de traitements sur lesquels ils se croyaient en droit de compter. On sait
avec quelle largeur M. Gladstone a traité l'Église anglicane
d'Irlande, lors du disestablishment. Mais nous sommes en France,
et il y aurait quelque naïveté à demander à l'État
d'être généreux. Demandons-lui seulement d'être
juste et libéral. Les Églises protestantes, j'en suis sûr,
renonceraient plutôt aux quelques centaines de francs qu'on offre
à leurs pasteurs, qu'à leur liberté. Elles diraient
volontiers à l'État : Rendez-moi ma liberté de m'organiser
à ma guise, d'exercer sans entrave le ministère de la charité,
de conserver les temples que j'ai construits de mes deniers, de réunir
mes synodes, .... et reprenez vos cent écus ! Ce n'est pas
la première fois qu'une église protestante rompt avec l'État
: Cela s'est vu en Écosse comme en Suisse, et toujours la libéralité
des fidèles a pourvu aux besoins de ses pasteurs.
Ce qui paraît inacceptable, c'est la main-mise
de l'État sur les temples et presbytères des églises
protestantes, toutes les fois qu'il aura contribué ( lui ou la commune)
pour une part quelconque à la construction. Quoi ! voici un édifice
qui a coûté 100.000 francs, sur lequel l'État ou la
commune ont versé cinq ou dix mille francs, et il faudra que l'église
qui a fourni tout le reste se laisse dépouiller du tout ! Ce qui
serait un acte de malhonnêteté insigne de la part d'un particulier
ne serait être équitable et légitime de la part de
l'État. Que l'État, s'il veut pratiquer le summum jus,
demande à être remboursé (par annuité; par exemple),
de sa contribution, mais qu'il ne se livre pas à des confiscations
qui rappelleraient trop aux protestants celles de Louis XIV.
Quant à nous, Églises indépendantes,
qui n'avons jamais reçu un sou de l'État, ni pour le traitement
de nos pasteurs, ni pour la construction de nos chapelles, nous demandons
qu'on nous laisse en paix. N'étant pas unis à l'État,
nous n'avons pas à en être séparés. Nous ne
sommes pas difficiles, nous demandons la liberté comme sous l'Empire,
quoique nous eussions de plus hautes ambitions pour la République
... Nos quarante églises ont une organisation synodale et une caisse
centrale sans lesquels elles ne pourraient pas vivre un an. Il serait vraiment
indigne de la grande République française, parce qu'elle
a des ennuis avec Rome, de tracasser de petites églises, qui ont
l'honneur de pratiquer la séparation, dont d'autres ont tant de
peine à trouver la formule.
Agréez, monsieur le rédacteur, mes vifs remerciements pour l'honneur que vous m'avez fait en me demandant mon avis et l'expression de mes sentiments très distingués.
Matth. Lelièvre
Pasteur à Paris