A L'ÉVÊCHÉ DE NANCY
Nancy le 29 novembre 1904
Nancy est à peine éveillé lorsque
je sonne au haut portail de l'évêché, sur la place
Stanislas. Le portier qui vient m'ouvrir m'apprend que Monseigneur est
très souffrant d'une forte grippe et d'un enrouement qui lui interdisent
de recevoir aucun visiteur ; hier, jour de réception, il n'a même
pas pu donner audience.
Désolé par ce contre-temps j'insiste
cependant pour qu'on veuille bien faire passer ma carte, d'autant plus,
dis-je, que je suis venu uniquement de Paris pour cette visite. Le portier
obtempère à mon désire ; quelques minutes après
le valet de chambre me prie de monter au premier et m'introduit dans un
vaste salon où j'ai tout le temps d'admirer nombre de coussins et
de petits tapis brodés en l'honneur de l'évêque par
les Nancéennes ; ......
Un bronze de Gaudez représentant la mort
d'un brave me confirme dans cette opinion qui m'avait été
émise à savoir que Mgr de Nancy est un ardent patriote. mais
la porte du cabinet de travail s'ouvre et l'évêque parait.
C'est un homme grand, aux traits accentués, à l'œil bleu
comme celui de Mgr de Pélacot, au front haut encadré de cheveux
blancs et au menton dénotant la volonté d'un savoyard, pays
d'origine de l'évêque de Nancy.
Il me fait signe de m'asseoir, et, en quelques mots
je le mets au courant du but de ma visite.
D'une voix fortement enroué et avec de visibles
efforts, Mgr Turinaz prend la parole.
"Puisque vous vous êtes donné la peine
de venir de Paris pour me rendre visite, je n'ai pas voulu, quoique très
souffrant, ne pas vous recevoir, mais vous conviendrez qu'un évêque
n'a pas à prendre le Siècle pour porte-parole.
"Vous me demandez ce que je pense de la séparation
de l'Église et de l'État et particulièrement du projet
Briand. Ce sont des questions qui ne peuvent se discuter dans un interview.
Toutefois je puis vous dire que je trouve le projet Briand moins dur que
celui de M. Combes, mais je ne le trouve
pas meilleur ; quant à la séparation, elle sera assurément
préférable au régime de guerre et d'hostilités
actuel ; je suis partisan de l'union des pouvoirs pour la bon....
......deviens partisan de la séparation. Encore faudra-t-il
qu'elle ne soit pas accomplie dans les conditions où l'on veut la
faire. Si elle était préparée et exécutée
d'une façon loyale, libérale et juste, eh bien je l'accepterais.
Malheureusement, j'ai bien peur qu'il n'en soit pas ainsi. Cette question
des monuments ayant servi au culte repris par l'État, quoi de plus
injuste ?
"Si encore on faisait une sélection entre
les églises où l'État peut paraître avoir un
droit de propriété et les églises élevées
uniquement aux frais et deniers personnels des paroissiens. A nancy nous
avons fait construire, sans aucun concours autre que celui des souscriptions
volontaires, deux magnifiques monuments. Si la séparation a lieu,
l'État va-t-il purement et simplement nous les reprendre sans indemnité
et simplement pour son bon plaisir ? Cela s'appelle dépouiller les
gens ; si l'on veut que nous acceptions la séparation, on devrait
au moins nous faire l'abandon des églises, quitte à reprendre
et à louer les presbytères, alors nous pourrions ne rien
dire. Tenez voici, à ce propos, ce que je disais aux fidèles
de Nancy dans ma dernière lettre circulaire".
Et d'une vois un peu sourde, l'évêque
me fait la lecture suivante :
Le
projet de loi sur une prétendue séparation des Églises
et de l'État nous réserve de nouvelles et plus douloureuses
épreuves. De la part de l'État, ce sera la tyrannie absolue,
pénétrant partout, après la spoliation de l'Église.
Pour l'Église, ce sera l'asservissement dans la pauvreté
et l'abjection.
Subirons-nous un pareil esclavage ? Devrons-nous louer, aux conditions
qui nous sont imposées, les églises qui, malgré les
secours de l'État et des municipalités, ont été
élevées surtout pour les dons de la foi et de piété
? Nos ennemis s'empareront-ils des fondations pieuses, qui sont trois fois
sacrées, pour en disposer ou les supprimer ou les supprimer à
leur gré ? Consentirons-nous à tendre la main à l'aumône
que voudront bien nous accorder, avec leur mépris, ceux qui nous
dépouillent de nos biens, de tous nos droits,, de toutes nos libertés,
misérable aumône, qui nous sera refusée dès
que nous aurons, pour accomplir nos devoirs les plus saints, déplu
à nos maîtres tout-puissants ?
Et les concessions faites pour un temps, mais laissées à
l'arbitraire de l'État, les retards apportés à l'exécution
complète de l'iniquité, que sont-ils, sinon des moyens de
tromper le peuple et de le conduire peu à peu à tout accepter
dans son perpétuel aveuglement.
"Voilà ce que je disais à mes diocésains
; et je n'ai pas autre chose à vous dire", reprend le prélat
d'une voix devenue plus forte, et il continue :
"Si l'on tient à séparer l'Église
de l'État, pourquoi ne pas prendre modèle sur le Brésil
où cette séparation existe ? Là-bas, pas de mesures
vexatoires, pas d'inquisition, pas de taquineries, pas d'hostilités.
L'Église est une association qui respecte la loi, lui obéit,
et qui est aussi protégée et défendue par elle comme
toutes les associations. Voilà tout ce que je réclame : le
droit d'exister consacré par la liberté et la justice.
"On me représente comme un évêque
ultramontain et un adversaire de la République. C'est une erreur
profonde. Je ne fais pas de politique et je n'en veux pas faire. La forme
du gouvernement m'importe peu. Je ne blâme pas, je n'ai jamais blâmé
la République ; ce que je blâme, ce sont les décrets,
les actes que l'on fait ou que l'on veut faire au nom de la République.
Et si une monarchie agissait de la même façon, je blâmerais
une monarchie. Quant à la Révolution, à l'institution
en elle-même, je la mets au-dessus des actes qu'on fait en son nom
et je suis très loin d'être son adversaire ... très
loin ..."
Mais un accès de toux survient et Mgr Turinaz
ne peut plus continuer. Je prend congé de lui en le remerciant du
sacrifice qu'il a bien voulu faire en accueillant le rédacteur du
Siècle, dans un état de santé aussi précaire,
et lui souhaitant un prompt rétablissement.
Éric Besnard
Monsieur
J'ai bien reçu la lettre et le questionnaire
que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser. Il me serait difficile de
répondre sur tous les points qui y sont indiqués ; je me
contenterai de vous faire part de quelques impressions générales.
Tout projet de loi sur la séparation des
Églises et de l'État doit laisser à chaque Église
la liberté nécessaire pour qu'elle puisse se constituer suivant
ses principes fondamentaux et cela aussi bien au point de vue de son organisation
ecclésiastique que de son organisation financière.
Les Églises réformées sont
constituées sous une forme démocratique et fédérative
; leur organisation normale comprend à la base les conseils presbytéraux
et les consistoires ; ces derniers se groupent par région pour nommer
des délégués aux synodes régionaux, qui eux
mêmes envoient des députés au synode général,
représentation supérieure des Églises réformées
de France.
Toute loi qui apportera des entraves au libre fonctionnement
de cette organisation sera inacceptable pour nos Églises.
Le projet de la commission législative, en
autorisant les associations à constituer des unions avec administration
et direction centrale, nous donnait pleine satisfaction sur ce point. Il
en est tout autrement du projet du gouvernement, qui, en interdisant aux
associations de se grouper en dehors du département, porte un coup
fatal à notre organisation traditionnelle.
Cette disposition, qui vise directement le catholicisme,
a pour tous les cultes qui ne sont représentés en France
que par des minorités, des conséquences infiniment graves
et qui sont en opposition avec le principe d'égalité de traitement
que nous sommes en droit de réclamer du législateur. Avec
cette disposition, dans le Nord, dans la Seine et dans quelques autres
départements, les unions d'associations catholiques pourront grouper
plus d'un million de membres actifs, tandis que pour l'Église réformée,
l'union la plus considérable qui pourrait se constituer se trouverait
dans le Gard et compterait au plus 120 000 membres. Dans un grand nombre
de départements, les unions d'associations n'auraient pas leur raison
d'être et dans d'autres elles ne pourraient grouper qu'un nombre
de protestants infiniment peu considérable.
Telles sont les conséquences du groupement
territorial par département. Il est inacceptable. On obtiendrait
un résultat plus équitable en limitant le nombre de personnes
qui pourraient être représentées dans chaque union
d'associations ; en adoptant la limitation numérique, , si l'on
autorisait le groupement jusqu'à un million de membres, déjà
admis pour certains départements, , nous pourrions, puisque nous
ne sommes six ou sept cent mille protestants en France, constituer une
seule union. Toutefois, la disposition de l'article 19 du projet de la
commission est préférable par cela même qu'elle est
plus large. Au point de vue ecclésiastique, elle permet la reconstitution
de notre régime presbytérien synodal ; au point de vue financier,
elle rend possible une organisation qui, s'étendant sur toute la
France, permet aux Églises dont les ressources sont trop justes
pour vivre la possibilité d'être aidé par celles dont
la situation est meilleure. Il admet le principe de solidarité chrétienne
qui a toujours été affirmé et mis en pratique par
le protestantisme.
Le législateur, en retirant aux Églises
le secours financier qu'il leur accordait depuis un siècle, doit,
plus que jamais respecter le principe de la propriété individuelle
ou collective ; c'est ce principe que la commission parlementaire avait
affirmé en autorisant les établissements religieux actuels,
conseils presbytéraux et consistoires, à répartir
eux-même les biens dont ils étaient détenteurs entre
les associations formées pour l'exercice et l'entretien du culte
dans les diverses circonscriptions religieuses. Ce sont les représentants
légaux des églises protestantes qui dirigeront les associations
qui les représenteront dans l'avenir et leur attribuent les biens
destinés à l'entretien et à l'exercice du culte.
Le projet de gouvernement (art. 3) commence par
attribuer à l'État tous les biens appartenant actuellement
aux établissements religieux ; il les concède ensuite temporairement
et suivant leurs besoins aux associations cultuelles qui se formeront.
C'est lui qui désigne les associations qui prennent légitimement
la place des conseils presbytéraux et des consistoires défunts
et représentent bien réellement l'Église réformée
; c'est lui qui est juge de leurs besoins et qui se réserve le droit
de faire tous les dix ans une nouvelle répartition de ses biens.
Est-ce là ce qu'on appelle la séparation
des Églises et de l'État ? C'est bien plutôt l'Église
spoliée et administrée par l'État.
Mais il est un privilège qui est entièrement
ravi aux associations cultuelles qui se formeront ; c'est le soin des indigents
qui de tout temps été l'apanage de l'Église. Les consistoires
et conseils presbytéraux détiennent légitimement des
biens qui ont été affectés par donation ou testament
au soulagement des pauvres et à l'entretien des orphelins ou vieillards
protestants. Ces biens, que vont-ils devenir ? D'après le projet
du gouvernement, ils sont saisis comme les autres par l'État et
remis aux établissements publics d'assistance, c'est à dire
aux bureaux de bienfaisance et aux hospices ; de sorte que des biens destinés
d'après la volonté des donateurs à soulager exclusivement
des protestants vont être détournés de leur destination
et nos coreligionnaires indigents vont être frustrés de revenus
qui leur étaient destinés. Le projet de la commission parlementaire
(art. 7 bis) portait que ces biens seraient attribués par les conseils
presbytéraux et les consistoires soit aux hôpitaux, soit aux
bureaux de bienfaisance, soit à tous autres établissement
de bienfaisance publics ou reconnus d'utilité publique ; et il ajoutait
que le choix de l'établissement bénéficiaire de la
dévolution devait être ratifiée par le conseil d'État
s'il était conforme à la volonté du donateur et du
testateur.
D'après cette disposition, le conseil presbytéral
pouvait attribuer les biens destinés au soulagement des pauvres
protestants à des établissements protestants reconnus d'utilité
publique, et que le conseil d'État devait ratifier cette dévolution.
Nous aurions voulu que le projet de la commission fût plus large
encore et qu'il autorisât la dévolution des biens destinés
à une œuvre de bienfaisance à des associations formées
conformément à la loi de 1901 et qui auraient pu répondre
exactement aux besoins de l'heure actuelle ; mais tel qu'il est, il se
montre respectueux du principe de la propriété des consistoires
et des conseils presbytéraux ainsi que de la volonté des
donateurs.
Nous n'avons pas l'intention de contester à
l'État tout droit de contrôle sur les associations cultuelles
qui se formeront, et nous estimons qu'il doit limiter la quotité
des biens qu'elles pourront posséder. Mais cette limitation doit
être assez large pour ne pas apporter d'entrave à leur existence
et à leur développement légitime. La commission, dans
son article 20, avait institué un un régime ingénieux
et libéral en autorisant les associations à posséder
des valeurs mobilières dont le revenu pourrait atteindre la moyenne
des sommes dépensées pendant les cinq dernières années
pour les frais et l'entretien du culte. Cette limitation qui peut être
modifiée constamment par la vie même et les besoins de l'association
était suffisante ; nous la voyons remplacée dans le projet
du gouvernement par une disposition qui n'autorise que la constitution
d'un fonds de réserve dont le total ne devra pas être supérieur
au tiers de l'ensemble des recettes annuelles de l'association. Quel contraste
avec le projet de la commission !
Je voudrais signaler, en terminant, une disposition
de l'article 20 du projet du gouvernement, qui porte que les directeurs
et administrateurs des associations seront civilement et solidairement
responsables avec l'association des poursuites exercées conformément
aux articles 12, 13, 17, 18, 19 du projet. N'y a-t-il pas là une
entrave sérieuse mise à la constitution des associations
cultuelles ?
Sera-t-il facile de trouver des administrateurs
et directeurs qui voudront s'exposer à être poursuivis civilement
et solidairement à la suite des délits commis à l'occasion
de l'exercice du culte et qui ne leur seraient pas personnels ? Il y a
là, il me semble, une disposition qui doit être modifiée
et qui ne saurait être admise même dans une loi sur la police
des cultes.
Telles sont, sans entrer dans l'examen de tous les
points de détail, les réflexions qui m'ont été
suggérées par la lecture des deux projets de loi que vous
avez bien voulu m'adresser.
Veuillez agréer, monsieur, mes salutations empressées et respectueuses.
A. Donnedieu de Vabry