Le Siècle daté du 29 novembre 1904
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La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE

A L'ÉVÊCHÉ DE TROYES

    Neuf heures et demie du matin. Une bise glaciale vous coupe le visage ; un ciel gris pèse sur la ville que couvre un duvet de neige ; je traverse rapidement la place Saint-Pierre et je sonne à la porte de l'évêché.
.......
    L'évêque de Troyes est un homme d'une taille élevée, à la physionomie douce, non exempte d'énergie ; son œil bleu-clair indique la finesse, et son sourire dénote la bonté ; la tête coiffée d'une petite calotte violette laissant apercevoir des cheveux blanchissants, le buste couvert du camail à lisière de carmin sur lequel étincelle la croix épiscopale rattachée au cou par une forte chaîne d'or, Mgr de Pélacot tourne dans ses doigts fuselés, qu'orne l'anneau, les bouts flottant de sa large ceinture violette qui lui serre la taille.
    Mgr de Troyes m'invite à prendre un siège et, en quelques, je lui expose le but de ma visite matinale.
    "- Monsieur, me répond le prélat, je n'aime pas beaucoup les interviews, cependant, puisque vous êtes là, je consens à vous répondre.
    "Tout d'abord, je vous déclarerai très nettement que j'estime que les évêques n'ont pas à faire de politique ; cependant ils doivent forcément songer à défendre les intérêts dont ils sont chargés, et tout en ayant confiance en la Divine Providence pour la marche des événements humains, nous ne devons pas négliger de nous en occuper quand il nous apparaît que nous devons le faire. En ce qui me concerne, quoique appartenant à une famille de noblesse, à une famille d'aristos, souligne-t-il avec avec un fin sourire, j'ai toujours été respectueux des Constitutions de mon pays. Je crois, en effet, qu'on peut être chrétien et républicain. Avant tout, je suis Français. Vis-à-vis des autorités de mon pays, je suis et je veux être un évêque de France ; vis-à-vis de mes prêtres et de mes diocésains, je suis et je veux être le père de tous. C'est pourquoi, très franchement et très catégoriquement que je trouve la séparation des Églises et de l'État désastreuse pour l'Église et aussi pour l'État. Si elle a lieu, l'Église se ressentira aussitôt des suites fâcheuses qu'elle entraînera, et l'État lui-même ne tardera pas à apercevoir les funestes conséquences de cet acte. Je suis donc l'adversaire loyal loyal, mais résolu de cette mesure. Le Concordat n'était déjà pas parfait, et les articles organiques, à mon avis, ne sont pas à la louange de Napoléon ; cependant l'Église pouvait vivre avec le Concordat, et même elle avait pu devenir florissante.
    "Vous me parlez du projet Briand et vous vous voulez connaître mon opinion. certainement, il est moins draconien que le projet de M. Combes ; pour moi il est aussi déplorable ; il tend ni plus ni moins qu'à faire une loi de police des cultes, ce qui est inadmissible pour des évêques soucieux de la dignité de la religion.
    "Puis il y a une autre question que soulève le projet Briand, et c'est une question vitale pour l'exercice du culte. Il prévoit et admet la location par l'Église des édifices consacrés au culte. Eh bien, il y a des pays où cela pourra n'offrir aucune difficulté, ce seront les contrées riches, Paris par exemple. Mais, dans les diocèses comme le mien, où la grand masse des fidèles est composée d'ouvriers, d'artisans, de cultivateurs, comment arriverons-nous à payer cette location ? L'évêque pourra-t-il, osera-t-il demander à la ménagère chrétienne de restreindre la part nécessaire à l'entretien de ses enfants pour payer à l'État la location de l'église où ils vont prier ? L'évêque pourra-t-il demander demander à l'ouvrier de prélever une portion sur son salaire pour l'église ? Et il faudra bien pourtant qu'il en soit ainsi, à moins que l'évêque, dédaigneux des remarquables monuments séculaires ayant appartenu au clergé et qu'il faudra louer à l'État, se contente pour ne pas pressurer ses malheureux diocésains, de faire exercer le culte dans des granges ou dans des remises. Notre Seigneur a été adoré par les Mages dans une étable, nous l'adorerons dans des locaux simples qui nous coûteront bon marché. Mais cela ne m'empêche pas de dire et d'affirmer que la location des immeubles consacrés au culte est un acte antidémocratique et antirépublicain. Il n'y a pas que les grandes dames pour prier, et les femmes du peuple, elles aussi, elles surtout, devraient garder le droit dans la République d'avoir leur église. Voilà pourquoi je m'étonne que des républicains n'aient pas pensé à cela.
    "Je ne connais pas M. Combes ; je ne l'ai jamais vu, je me demande ce qu'au fond il veut faire. Peut-être s'il veut conserver le pouvoir n'est-il pas libre d'agir comme il le faudrait ; en tout cas, je voudrais, si l'on veut séparer à toute force l'Église de l'État, ce qui est regrettable, je le maintiens, qu'au moins on laisse l'Église libre dans l'État libre ; qu'on nous laisse vivre sous le régime du droit commun avec toutes les garanties dues aux libres citoyens. Le fera-t-on ? Je crains bien qu'on ne le veuille point, car ne l'oubliez pas, c'est une mauvaise querelle que l'on cherche à l'Église et c'est une plaisanterie de vouloir proclamer que l'Église a été l'agresseur et que c'est le Saint-Père qui a voulu rompre le Concordat. C'est d'un autre côté qu'on voulait rompre ; on a saisi le premier prétexte et au lieu d'arranger les choses on s'est acharné à les envenimer. Cela a été de mauvaise besogne. Enfin, qui vivra verra ; pour moi je ne cesserai de dire que l'État à tout à gagner à nous conserver, et je serai toujours navré de voir notre place dans la hiérarchie des autorités dirigeantes supprimée purement et simplement comme un ornement inutile et qui a cessé de plaire".
    telles sont reproduites fidèlement les déclarations qu'a bien voulu me faire sur la séparation des Églises et de l'État Mgr de Troyes.
                    Éric Besnard



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