Nous avons reçu de M. le pasteur Méjan la lettre suivante :
Paris le 20 novembre 1904
Monsieur
Ceux qui désirent que la séparation
des Églises et de l'État ne s'accomplisse qu'après
le plus sérieux examen, en pleine connaissance de cause, sauront
gré au Siècle de l'enquête qu'il entreprend.
Des voix autorisées ont déjà dit qu'une loi dont les
conséquences seront si profondes et si étendues ne doit pas
être votée dans un mouvement de colère ou de passion
qui lui donnerait un caractère agressif, mais qu'il convient d'apporter
à sa préparation de la sérénité. Monsieur
le président du conseil a même cru devoir ajouter de la bienveillance.
On ne saurait donc refuser d'entendre les principaux intéressés.
Vous avez pensé qu'il y avait lieu de leur fournir l'occasion d'émettre
leurs vœux et, puisque des projets de loi sont déjà déposés,
de faire connaître leurs critiques. En ce qui concerne nos Églises
protestantes, elles sont trop éprises de liberté et d'égalité
pour se rendre coupables d'une opposition suspecte dans ses mobiles. Leur
loyalisme républicain ne saurait être mis en doute.
Je réponds à vos questions dans l'ordre
même où vous les posez.
1°
Quels sont les droits et libertés que tout projet de loi sur la
"séparation" doit garantir aux Églises en général,
à la vôtre en particulier, en ce qui concerne leur organisation,
la possession et la propriété des biens ecclésiastiques
?
Nous demandons : la liberté
de conscience, la liberté de culte, le droit pour toute Église
de conserver intégrale son organisation historique et d'exercer
sans entrave son action religieuse. Nous réclamons, en outre pour
toute Église la libre disposition des biens qui lui appartiennent
personnellement et, dans ces conditions très libérales, la
jouissance de ceux dont la destination pieuse ne fait aucun doute.
L'Église réformée de France,
à laquelle j'ai l'honneur d'appartenir, émet tout particulièrement
le vœu qu'on ne mutile pas le régime presbytérien synodal,
qu'elle s'est donnée au XVI° siècle et qui, depuis, a
fait sa force et sa grandeur.
2° Quelles sont les
mesures de garantie, les droits de contrôle, surveillance et police
que doit prendre ou assurer l'État.
Au point de vue politique l'État a le droit
et le devoir d'empêcher, par des lois de police, que la chaire devienne
une tribune.
Au point de vue financier, il doit prendre des mesures
pour que les Églises n'amassent en fait de biens que ceux qui sont
nécessaires à sa vie religieuse, et pour qu'aucune parcelle
n'en soit détournée de cette destination.
3° Quel régime concevez-vous
pour la période de transition ?
Quoi qu'en pensent certains, c'est la partie la
moins importante de la loi. L'organisation provisoire importe bien moins
que l'organisation définitive, et nous sacrifierions bien volontiers
des libéralités momentanées pour obtenir des des libertés
permanentes. Il ne faut pas leurrer les esprits simples et derrière
un échafaudage élégant dissimuler une prison.
La période transitoire est cependant nécessaire
pour éviter de dangereuses agitations et donner aux Églises
le temps et les moyens de s'organiser. Les associations religieuses pourraient,
pendant une durée à déterminer, conserver la libre
disposition de tous les édifices, et les ministres des cultes garder,
en tout ou en partie, leur traitement.
4° A ces points de vue divers, comment
appréciez-vous le projet de la commission ? Quelles sont les dispositions
de ce projet que vous voudriez voir maintenues ou modifiées ?
Ce projet répond à quelques-uns des
vœux que nous venons de formuler. Il laisse aux Églises l'essentiel
: le droit commun d'association. Il leur permet en particulier de former
une fédération générale et de constituer un
fond de réserve suffisant. Il respecte les propriétés
des fabriques et consistoires. Il édicte des lois de police dont
ne sauraient se plaindre ceux qui ne veulent pas faire descendre l'Église
dans l'arène politique.
Nous voudrions voir maintenus entre autres :
l'article 1er posant les principes, l'article 7 relatif aux biens mobiliers
et immobiliers appartenant aux établissements publics des cultes,
les articles 16, 17, 19 (le plus important de tous), 20 sur les associations
pour l'exercice des cultes. Ces articles dénotent de la part de
la commission qui les a adoptés le double souci de ne point entraver
les Églises dans leur activité religieuse.
Nous désirons voir modifiées dans
un sens plus généreux les dispositions concernant la période
transitoire. les articles 5, 6, etc. disposent qu'à partir du 1er
janvier qui suivra la promulgation de la loi seront supprimées toutes
les dépenses publiques pour l'entretien d'un culte, et que cessera
partiellement, l'usage gratuit des édifices religieux. Si la loi
est votée au commencement de l'année, les Églises
auront quelques mois de répit, mais si elle est promulguée
fin décembre, sera-t-il bien libéral de briser dès
le lendemain les liens concordataires ? N'y aurait-il pas lieu de spécifier
un intervalle suffisant entre le vote et l'exécution de la loi ?
L'article 7 bis permet d'attribuer aux établissements
de bienfaisance publics ou reconnus d'utilité publique les biens
appartenant aux églises et affectés à une œuvre de
bienfaisance. Il serait équitable d'autoriser la création
d'associations charitables pouvant recevoir ces biens à la condition
de les gérer selon les intentions des premiers donateurs.
L'article 11 laisse aux Églises les édifices
construits sur des terrains appartenant aux établissements des cultes
ou achetés par eux avec des fonds provenant exclusivement de collectes,
quêtes, etc. . Nous voudrions voir remplacer le mot exclusivement
par les termes en majeure partie.
Quant aux édifices appartenant à l'État
ou aux communes (art. 13), l'intention de ceux qui les ont fait construire
ne peut être mis en cause. Elle serait respectée en même
temps que les droits de l'État seraient reconnus si le prix de location
en était fixé à un franc. On ne doit pas oublier que
pour ces édifices les fidèles ont fourni des sommes considérables.
Nous demandons enfin que parmi les textes abrogés
figurent explicitement l'article 294 du code pénal et les décrets
du 22 décembre 1813 et 19 mars 1859.
5° Le projet
du gouvernement vous paraît-il préférable ?
Il est déplorablement antilibéral
et impolitique
6° Quelles vous en paraissent les
idées directrices ?
Garder en main les associations religieuses et maintenir
la direction des cultes.
7° Quels sont les articles dont
vous désirez le maintien ou la suppression ?
Dans les dispositions particulières à
ce projet, deux seules nous paraissent de nature à devoir être
retenues : les articles 2 et 4.
8° Que pensez-vous en particulier
de l'article 3, concernant la reprise et la concession temporaire par l'État
des biens appartenant aux établissements du culte ?
Il viole le droit naturel et notre droit privé
français et, par un coup de force, réalise une véritable
confiscation.
9° Que pensez-vous des dispositions
visant les biens ecclésiastiques ?
En disposant que les biens ayant une destination
charitable ne peuvent être attribués qu'aux établissements
publics d'assistance situés dans la commune ou dans l'arrondissement,
on traite les Églises avec une rigueur incompréhensible puisqu'on
leur interdit, non seulement de provoquer la formation d'associations déclarées
pour recevoir ces biens, mais même de transmettre à des établissements
reconnus d'utilité publique se rattachant à leur confession.
Elles réclament que, sur ce point, on ne les traite pas plus mal
que les congrégations non autorisées.
En ce qui concerne les biens appartenant à
l'État ou aux communes, les remarques faites à propos du
projet de la commission s'appliquent au projet du gouvernement.
10° Que pensez-vous
de l'article 8, concernant le droit de fédération ?
Il (trouble ?) notre organisation historique ; il
nous enlève le caractère d'Église nationale française
et le régime parlementaire dont nous sommes fiers d'être les
initiateurs ; il ne tient pas compte de ce fait que nos paroisses sont
très inégalement réparties, que, dans certains département
il n'y en a que trois, dans d'autres deux, dans d'autres une seule (aimable
ironie que de permettre à cette isolée de se fédérer).
Enfin, en interdisant implicitement la fondation d'une caisse centrale,
il condamne à la misère les associations qui se formeront
dans les départements déshérités.
L'assimilation qu'il établit entre toutes
les confessions religieuses est souverainement injuste. Il devrait distinguer
entre les Églises qui ont leur unité en France et celles
qui la réalisant à l'étranger, échapperont
à ces rigueurs. S'il permet à trois millions de catholiques
de s'unir dans le département de la Seine, pourquoi interdit-il
aux 550.000 protestants réformés qui se trouvent en France
de se fédérer entre eux ? Nous ne pouvons pas renoncer à
notre organisation nationale. Sur ce point les protestants, quoi qu'il
advienne, demeureront irréductibles.
11° Que pensez-vous de l'article
9, concernant les fonds de réserve ?
Il suffit de constater que le fonds de réserve
tel que cet article l'autorise permettrait aux Églises, en cas de
besoin, de vivre pendant ... un trimestre, pour montrer dans quel esprit
de libéralisme et d'équité le projet déposé
par le gouvernement a été conçu.
Mais est-ce bien sa pensée réelle
et, en tous cas sa pensée définitive ? Nous ne pouvons nous
résoudre à le croire. M. le président du conseil a
fait des déclarations trop formelles et trop rassurantes pour qu'il
se refuse à prendre en considération les vœux légitimes
des membres d'une Église qui compte tant de républicains
convaincus et fidèles. Ils sont, eux aussi, partisans du principe
de la séparation, mais désireux de la voir se réaliser
par la justice et dans la paix.
Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de ma haute considération
F. Méjan
pasteur