Le Siècle daté du 27 novembre 1904
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La Séparation et les Églises

    Nous avons parlé hier du rapport présenté à la commission exécutive de l'Association nationale des libres penseurs par M. le professeur Georges Renard
    Nous croyons devoir publier in extenso le texte de ce rapport dont nos lecteurs apprécieront tout l'intérêt.

    La commission d'étude pour la séparation des Églises et de l'État, réunie vendredi soir 11 novembre, a été mise au courant de la brusque évolution qui substitue devant les Chambres au projet de la commission parlementaire, élaborée pendant une année, un projet du gouvernement dont les premiers articles avaient été déjà repoussées par celle-ci.
    La commission d'études, réduite à prendre ce dernier projet comme base de discussion, en a entendu la lecture avec tristesse. Il a été accueilli par de vives critiques, dont voici les principales :
    1° Le projet n'opère pas la séparation des Églises et de l'État ; il n'offre que le mot sans la chose, l'apparence sans la réalité. Il maintient en effet un crédit annuel permanent pour entretient des édifices du culte (Art. 5, en contradiction sur ce point avec l'article premier). Il maintient de plus la direction des cultes (Art. 24), et il complique même considérablement ses fonctions en la chargeant de surveiller et de contrôler tant l'emploi des fonds des futures associations religieuse (Art. 5), que les paroles prononcées et les écrits distribués dans tous les lieux où un culte s'exercerait (Art. 18). Il rétablirait ainsi une sorte de Concordat déguisé et même aggravé, en ce sens qu'il créerait un enchevêtrement plus étroit que jamais des Églises et de l'État, au lieu de rompre les liens les tiennent unis.
    2° En ce qui concerne les conditions faites aux fidèles et aux associations des diverses religions, le projet semble inspiré de la vieille idée consistant à placer et à tenir les Églises dans la dépendance et la sujétion de l'État. Cette idée est visible dans les dispositions qui punissent de l'amende ou de la prison, tout ministre d'un culte qui, dans l'exercice public de ses fonctions, aurait cherché soit à influencer le vote des électeurs, soit les déterminer à s'abstenir (Art. 18) ; elle est visible également dans celles qui rendent une association tout entière solidaire des délits individuels commis en pareille circonstance (Art. 20).
    L'adoption de ces mesures pousserait à la délation ou impliquerait la présence régulière à tous les sermons d'un commissaire de police chargé de noter et de déférer à l'autorité tous les écarts de parole. Cette ingérence aussi tracassière qu'inefficace rappellerait de façon malheureuse la conduite du second Empire à l'égard des réunions publiques.
    Il faut remarquer en outre, que l'article 8, enfermant dans les limites d'un département l'action de toute union formée par des associations religieuse est contraire à la tendance que montre la législation moderne à autoriser et à encourager les grandes fédérations nationales ; qu'il équivaudrait, de plus, à rendre le culte catholique à peu près impossible dans les régions pauvres et à supprimer en beaucoup de départements le culte protestant, à moins qu'on ne créât pour celui-ci un régime d'exception, ce qui serait un remède aussi fâcheux que le mal.
    3° En ce qui concerne les édifices et les biens affectés aux cultes antérieurement reconnus (Art. 3 et 5), le système des concessions révocables tous les dix ans et accordées soit par décret en conseil d'État, soit par arrêté préfectoral, prête étrangement à l'arbitraire. Il est à craindre que, suivant les oscillations de la politique, les préfets et les autres représentants de l'État ne soient plus ou moins coulants et ne trouvent là un moyen d'action électoral. Il est à craindre ,qu'un maximum, mais non un minimum, étant fixé pour le prix de la concession des édifices religieux (Art. 5),  en beaucoup d'endroits on ne se rapproche indéfiniment de zéro, ce qui ferait un trompe-l'oeil de l'article 2 où il est dit que l'usage gratuit de ces édifices cessera de plein droit. Le systèmes de la concession, défendable pour les biens dont la propriété est mixte ou douteuse, ne doit pas s'appliquer à ceux dont la propriété appartient sans conteste à l'État ou à la commune.
    4° Au point de vue financier, le paragraphe de l'article 5 disant que "des subventions pour grosses réparations pourront être accordées aux départements et aux communes" est une inquiétante menace pour le budget ; il est d'ailleurs en pleine contradiction avec le paragraphe du même article qui met à la charge des associations concessionnaires les frais d'entretien et de grosses réparations.
    Au point de vue financier encore, c'est grever le budget d'une somme très lourde et peu justifiée que d'allouer des pensions non pas seulement aux prêtre âgés et indigents, ce qui a sa raison d'être, mais à tous les curés et desservants au-dessus de quarante ans, quels que soient leur âge, le nombre d'années de service et le traitement qu'ils pourront obtenir des futures associations religieuses.
    Enfin, la commission d'études a constaté avec regret la disparition du préambule qui avait été rédigé par la commission parlementaire et qui contenait des principes utiles à proclamer ; l'absence aussi de toute indication sur le protectorat des chrétiens d'Orient et sur le régime des petits séminaires qui sont devenus, en tournant la loi, de simples établissements d'enseignement secondaire.
    En résumé, considérant que le projet du gouvernement maintient et resserre les relations de l'Église et de l'État, qu'il aboutit, pour les Églises, à un système contradictoire d'arbitraire administratif, de tracasseries policières et de privilèges économiques ; pour l'État à une laïcisation très incomplète du budget, des édifices, des biens et des bureaux affectés au service des cultes.
    La commission d'étude estime que l'Association nationale des Libres Penseurs ne saurait accorder ni son approbation ni son appui à ce projet.
    Sans prétendre usurper le rôle du Parlement qui, dans notre Constitution actuelle, est seule compétent pour élaborer le détail des lois, elle est d'avis que la séparation des Églises et de l'État, qui est la solution la plus simple et la plus digne, à la fois la plus libérale et la plus radicale, d'un conflit archi-séculaire, doit  s'inspirer des principes suivants :
    Au nom de la liberté de conscience et du droit égal pour tous les êtres humains, au respect de leurs croyances, il convient que les Églises rentrent dans le droit commun ;
    C'est à dire que les fidèles et les ministres d'un culte quelconque soient soumis aux mêmes obligations et jouissent des mêmes droits que les autres membres de la société ;
    Que l'État soit indépendant de l'Église, et par conséquent que tous les services publics soient intégralement laïcisés ; qu'à l'intérieur comme à l'extérieur disparaisse des établissements, des fonctions, des formules officielles, tout ce qui concerne un caractère confessionnel;
    Que l'Église soit indépendante de l'État ; qu'on lui assure, suivant la motion Ferdinand Buisson votée au congrès de Toulouse, toute la liberté, mais rien que la liberté religieuse ; que par conséquent, les pouvoirs publics ne puissent ni favoriser ni entraver dans leur activité les réunions des associations religieuses, assimilées aux autres réunions et associations civiles et soumises aux mêmes lois et règlements que celles-ci;
    Que les cultes cessent d'être un service public, s'administrent aux frais et aux risques et périls de leurs fidèles ; que, par conséquent, les édifices et les biens affectés jusqu'ici à ce service fassent retour à leurs propriétaires ; que tous ceux qui appartiennent à l'État et aux communes ne puissent être concédés gratuitement à une association religieuse, ce qui serait la favoriser aux dépens des autres associations religieuses ou laïques ; mais qu'ils soient ou bien affectés à quelque autre service public ou bien affermés pour une courte période dans les mêmes conditions d'adjudication publique et loyale que les autres bâtiments et biens nationaux, départementaux ou communaux;
    Enfin, que la transition nécessaire entre le régime ancien et le régime nouveau soit courte, et que le système des pensions, justifiées comme mesure d'équité et d'humanité, en faveur des ministres du culte vieux et indigents, ne s'étendent point aux jeunes et ne servent pas d'appoint aux traitement que ceux-ci pourront recevoir des associations religieuses destinées à prendre la place des Églises aujourd'hui reconnues.
                                                Par ordre de la commission d'études :
                                                Georges Renard

    Le Bulletin officiel de l'Association nationale des libres-penseurs de France fait suivre la publication de ce rapport de la note suivante :

    Le rapport de M. Georges Renard a été lu et discuté à la réunion extraordinaire de la Commission Exécutive, tenue le 15 novembre, sous la présidence de M. Gabriel Séailles, vice-président. Il a été adopté à l'unanimité. La commission a, en outre, décidé d'envoyer immédiatement ce rapport à tous les groupes adhérents et à tous les membres de l'Association, et de leur demander leurs observations sur le projet du gouvernement. Les présidents et secrétaires des groupes sont donc priés de mettre, sans tarder, ce projet à l'étude.


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