La Séparation et les Églises
Nous avons parlé hier du rapport présenté
à la commission exécutive de l'Association nationale des
libres penseurs par M. le professeur Georges Renard
Nous croyons devoir publier in extenso le
texte de ce rapport dont nos lecteurs apprécieront tout l'intérêt.
La commission
d'étude pour la séparation des Églises et de l'État,
réunie vendredi soir 11 novembre, a été mise au courant
de la brusque évolution qui substitue devant les Chambres au
projet de la commission parlementaire, élaborée pendant
une année, un projet du gouvernement
dont les premiers articles avaient été déjà
repoussées par celle-ci.
La commission
d'études, réduite à prendre ce dernier projet comme
base de discussion, en a entendu la lecture avec tristesse. Il a été
accueilli par de vives critiques, dont voici les principales :
1°
Le projet n'opère pas la séparation des Églises et
de l'État ; il n'offre que le mot sans la chose, l'apparence sans
la réalité. Il maintient en effet un crédit annuel
permanent pour entretient des édifices du culte (Art. 5, en contradiction
sur ce point avec l'article premier). Il maintient de plus la direction
des cultes (Art. 24), et il complique même considérablement
ses fonctions en la chargeant de surveiller et de contrôler tant
l'emploi des fonds des futures associations religieuse (Art. 5), que les
paroles prononcées et les écrits distribués dans tous
les lieux où un culte s'exercerait (Art. 18). Il rétablirait
ainsi une sorte de Concordat déguisé et même aggravé,
en ce sens qu'il créerait un enchevêtrement plus étroit
que jamais des Églises et de l'État, au lieu de rompre les
liens les tiennent unis.
2°
En ce qui concerne les conditions faites aux fidèles et aux associations
des diverses religions, le projet semble inspiré de la vieille idée
consistant à placer et à tenir les Églises dans la
dépendance et la sujétion de l'État. Cette idée
est visible dans les dispositions qui punissent de l'amende ou de la prison,
tout ministre d'un culte qui, dans l'exercice public de ses fonctions,
aurait cherché soit à influencer le vote des électeurs,
soit les déterminer à s'abstenir (Art. 18) ; elle est visible
également dans celles qui rendent une association tout entière
solidaire des délits individuels commis en pareille circonstance
(Art. 20).
L'adoption
de ces mesures pousserait à la délation ou impliquerait la
présence régulière à tous les sermons d'un
commissaire de police chargé de noter et de déférer
à l'autorité tous les écarts de parole. Cette ingérence
aussi tracassière qu'inefficace rappellerait de façon malheureuse
la conduite du second Empire à l'égard des réunions
publiques.
Il faut
remarquer en outre, que l'article 8, enfermant dans les limites d'un département
l'action de toute union formée par des associations religieuse est
contraire à la tendance que montre la législation moderne
à autoriser et à encourager les grandes fédérations
nationales ; qu'il équivaudrait, de plus, à rendre le culte
catholique à peu près impossible dans les régions
pauvres et à supprimer en beaucoup de départements le culte
protestant, à moins qu'on ne créât pour celui-ci un
régime d'exception, ce qui serait un remède aussi fâcheux
que le mal.
3°
En ce qui concerne les édifices et les biens affectés aux
cultes antérieurement reconnus (Art. 3 et 5), le système
des concessions révocables tous les dix ans et accordées
soit par décret en conseil d'État, soit par arrêté
préfectoral, prête étrangement à l'arbitraire.
Il est à craindre que, suivant les oscillations de la politique,
les préfets et les autres représentants de l'État
ne soient plus ou moins coulants et ne trouvent là un moyen d'action
électoral. Il est à craindre ,qu'un maximum, mais non un
minimum, étant fixé pour le prix de la concession des édifices
religieux (Art. 5), en beaucoup d'endroits on ne se rapproche indéfiniment
de zéro, ce qui ferait un trompe-l'oeil de l'article 2 où
il est dit que l'usage gratuit de ces édifices cessera de plein
droit. Le systèmes de la concession, défendable pour les
biens dont la propriété est mixte ou douteuse, ne doit pas
s'appliquer à ceux dont la propriété appartient sans
conteste à l'État ou à la commune.
4°
Au point de vue financier, le paragraphe de l'article 5 disant que "des
subventions pour grosses réparations pourront être accordées
aux départements et aux communes" est une inquiétante menace
pour le budget ; il est d'ailleurs en pleine contradiction avec le paragraphe
du même article qui met à la charge des associations concessionnaires
les frais d'entretien et de grosses réparations.
Au point
de vue financier encore, c'est grever le budget d'une somme très
lourde et peu justifiée que d'allouer des pensions non pas seulement
aux prêtre âgés et indigents, ce qui a sa raison d'être,
mais à tous les curés et desservants au-dessus de quarante
ans, quels que soient leur âge, le nombre d'années de service
et le traitement qu'ils pourront obtenir des futures associations religieuses.
Enfin,
la commission d'études a constaté avec regret la disparition
du préambule qui avait été rédigé par
la commission parlementaire et qui contenait des principes utiles à
proclamer ; l'absence aussi de toute indication sur le protectorat des
chrétiens d'Orient et sur le régime des petits séminaires
qui sont devenus, en tournant la loi, de simples établissements
d'enseignement secondaire.
En résumé,
considérant que le projet du gouvernement maintient et resserre
les relations de l'Église et de l'État, qu'il aboutit, pour
les Églises, à un système contradictoire d'arbitraire
administratif, de tracasseries policières et de privilèges
économiques ; pour l'État à une laïcisation très
incomplète du budget, des édifices, des biens et des bureaux
affectés au service des cultes.
La commission
d'étude estime que l'Association nationale des Libres Penseurs ne
saurait accorder ni son approbation ni son appui à ce projet.
Sans
prétendre usurper le rôle du Parlement qui, dans notre Constitution
actuelle, est seule compétent pour élaborer le détail
des lois, elle est d'avis que la séparation des Églises et
de l'État, qui est la solution la plus simple et la plus digne,
à la fois la plus libérale et la plus radicale, d'un conflit
archi-séculaire, doit s'inspirer des principes suivants :
Au nom
de la liberté de conscience et du droit égal pour tous les
êtres humains, au respect de leurs croyances, il convient que les
Églises rentrent dans le droit commun ;
C'est
à dire que les fidèles et les ministres d'un culte quelconque
soient soumis aux mêmes obligations et jouissent des mêmes
droits que les autres membres de la société ;
Que l'État
soit indépendant de l'Église, et par conséquent que
tous les services publics soient intégralement laïcisés
; qu'à l'intérieur comme à l'extérieur disparaisse
des établissements, des fonctions, des formules officielles, tout
ce qui concerne un caractère confessionnel;
Que l'Église
soit indépendante de l'État ; qu'on lui assure, suivant la
motion Ferdinand Buisson votée au congrès de Toulouse, toute
la liberté, mais rien que la liberté religieuse ; que par
conséquent, les pouvoirs publics ne puissent ni favoriser ni entraver
dans leur activité les réunions des associations religieuses,
assimilées aux autres réunions et associations civiles et
soumises aux mêmes lois et règlements que celles-ci;
Que les
cultes cessent d'être un service public, s'administrent aux frais
et aux risques et périls de leurs fidèles ; que, par conséquent,
les édifices et les biens affectés jusqu'ici à ce
service fassent retour à leurs propriétaires ; que tous ceux
qui appartiennent à l'État et aux communes ne puissent être
concédés gratuitement à une association religieuse,
ce qui serait la favoriser aux dépens des autres associations religieuses
ou laïques ; mais qu'ils soient ou bien affectés à quelque
autre service public ou bien affermés pour une courte période
dans les mêmes conditions d'adjudication publique et loyale que les
autres bâtiments et biens nationaux, départementaux ou communaux;
Enfin,
que la transition nécessaire entre le régime ancien et le
régime nouveau soit courte, et que le système des pensions,
justifiées comme mesure d'équité et d'humanité,
en faveur des ministres du culte vieux et indigents, ne s'étendent
point aux jeunes et ne servent pas d'appoint aux traitement que ceux-ci
pourront recevoir des associations religieuses destinées à
prendre la place des Églises aujourd'hui reconnues.
Par ordre de la commission d'études :
Georges Renard
Le Bulletin officiel de l'Association nationale des libres-penseurs de France fait suivre la publication de ce rapport de la note suivante :
Le rapport
de M. Georges Renard a été lu et discuté à
la réunion extraordinaire de la Commission Exécutive, tenue
le 15 novembre, sous la présidence de M. Gabriel Séailles,
vice-président. Il a été adopté à l'unanimité.
La commission a, en outre, décidé d'envoyer immédiatement
ce rapport à tous les groupes adhérents et à tous
les membres de l'Association, et de leur demander leurs observations sur
le projet du gouvernement. Les présidents et secrétaires
des groupes sont donc priés de mettre, sans tarder, ce projet à
l'étude.