Nous avons reçu de M. le pasteur Babut de Nîmes, la réponse suivante :
Monsieur
Vous m’avez fait l’honneur de me demander
mon opinion sur les projets de loi relatifs à la séparation
des Églises et de l’État, en tant qu’ils intéressent
les Églises protestantes.
Les idées que j’aurais à exprimer
sur ce sujet ont été développées avec beaucoup
de force et de logique dans vos colonnes mêmes, par le professeur
Raoul
Allien et par « un Pasteur ».
Je ne pourrai que répéter une
partie de ce qu’ils ont si bien dit. Cependant, les questions dont il s’agit
sont si graves et nous touchent si visiblement, que je ne puis me renfermer
dans une abstention qui ressemblerait à de l’indifférence.
Vous ferez de ces lignes l’usage qu’il vous
plaira. J’aborde l’une après l’autre les questions que vous m’avez
fait l’honneur de me poser.
I. - De la séparation en soi
Je suis loin d’y être
opposé en principe. Membre de Synode officiel de 1872, j’ai eu l’honneur,
avec feu M. Pernessin, de déposer, sur le bureau de cette assemblée
le premier des vœux en faveur de la séparation.
Il y en eu plusieurs, et le principe fut voté par le Synode.
Au point de vue général et social,
je pense qu’en un temps où la foi religieuse est de plus en plus
un fait individuel et de moins en moins un fait héréditaire,
le régime de la séparation est plus conforme au véritable
état des esprits. Au point de vue religieux, je ne puis que m’approprier
le mot de Pascal : « Bel état de l’Église, quand elle
n’est soutenue que de Dieu ! »
II. Droits et libertés qui doivent être garantis aux Églises, aux nôtres en particulier.
Je les résumerai volontiers
en un mot : le droit commun. Droit de se constituer et de se fédérer,
droit de se réunir, droit d’agir, droit de parler, droit de posséder,
dans la limite et sous le contrôle des lois existantes.
En ce qui touche nos « associations
religieuses » protestantes, en particulier, il n’existe ni motifs
ni prétexte valable pour leur refuser ces libertés qu’on
pourrait, avec M. Thiers, appeler nécessaires. Nos Églises
ne créent aucun embarras et ne suscitent aucun obstacle à
État ; ils rendent, au contraire, des services considérables,
en semant et nourrissant dans les cœurs le respect du devoir, l’esprit
de fraternité et de justice, l’amour de la liberté. Ce sont
là des faits que l’ignorance ou la mauvaise foi peut seule contester.
Qu’on cesse de subventionner ces Églises, soit, mais rien
ne serait plus injuste ni plus impolitique que de les traiter en suspects
et en ennemies, et d’entraver de mille manières leur vie et leur
activité.
Confisquer, sans jugement, les biens des Églises,
serait une atteinte des plus graves au droit commun ; or, le projet Combes
n’a pas osé prononcer le mot, mais il contient la chose. Car, nous
concéder
pour un temps , sous certaines conditions, une partie de nos biens, c’est
commencer par nous les prendre. (Art. 3)
Je n’ignore pas que les projets de loi en
question visent le catholicisme, et qu’à l’égard de Église
romaine, pour des raisons connues, mais que je ne veux pas énoncer
ici, il est difficile de se maintenir sur le chemin du droit commun, du
moins en pays catholique.
Toutefois il me semble que le but et l’art
du législateur devrait être : 1° de respecter la liberté
de Église romaine et tant qu’association religieuse, tout en s’opposant
avec fermeté à toute usurpation de sa part sur le terrain
civil et politique ; 2° de ne pas imputer et faire payer aux autres
associations religieuses les torts ou les prétentions d’une seule.
III. - Régime qu’il conviendrait d’adopter pour la période de transition.
Je n’énoncerai ici
qu’un principe général. Il serait sage et équitable
de ménager les transitions,, de ne pas procéder d’une façon
brusque et révolutionnaire. Autrement l’on provoquera une vive secousse
et un mécontentement général. C’est par une voie lente
et graduelle qu’a été « désétablie »
Église anglicane d’Irlande, dont l’existence était cependant
un abus visible.
Plutôt que mettre à pied du jour
au lendemain des milliers de fonctionnaires qui n’ont pas démérité,
il vaudrait mieux procéder par voie d’extinction.
Comparé au
projet Combes, il est presque libéral, quoique plusieurs de
ses dispositions soient difficilement acceptables. Parmi celle-ci, je citerai
1° la suppression des traitements (art. 5) et de l’usage gratuit des
édifices religieux (art. 6) dès le 1er janvier qui suivra
la promulgation de la loi ; 2° l’article 9, qui fixe un maximum
déjà presque dérisoire ! - mais non un minimum - de
la pension qui sera allouée aux ecclésiastiques ; 3°
art. 14, imposant aux associations tous les frais de réparations
d’édifices qui ne leur appartiennent pas et qui peuvent leur être
prochainement retirés.
Par contre, les dispositions suivantes méritent
d’être pleinement approuvées et assurent au projet Briand
une grande supériorité sur le projet Combes.
Art. 1. Proclamation de la liberté
de conscience et des cultes.
Art. 7. Ce sont les fabriques et consistoires
qui transmettent leurs biens aux associations. Donc point de confiscation
!
Art. 11. On laisse aux associations les édifices
qui sont leur propriété évidente. (Toutefois c’est
trop peu de leur laisser les édifices achetés avec de l’argent
provenant exclusivement de collectes. Il faudrait au moins, au lieu
d’exclusivement,
dire principalement)
J’approuve également l’art. 33. Quant
aux règlements de police, ils ne nous effraient pas. Il y a lieu
de remarquer cependant qu’ils communiquent au projet de loi un air rogue
et rébarbatif et qu’entre les mains d’un gouvernement peu libéral
ils pourraient donner lieu à des abus.
V. - Projet Combes
Il est beaucoup pire que
le projet de la commission sur tous les points, sauf en ce qui touche l’article
2, qui ménage un peu mieux la transition en accordant aux associations
l’usage gratuit des lieux de culte pendant deux ans.
L’art. 3 constitue, comme je l’ai montré
plus haut, une véritable confiscation.
Non moins regrettable est la disposition du
même article qui transfère les biens des Églises ayant
une destination charitable aux seuls établissements publics d’assistance.
Le projet de la commission, plus large, admettait que « tout établissement
reconnu d’utilité publique » pouvait être constitué
héritier de ces mêmes biens. (Art. 7 bis)
Je reviens au projet combes
Les pensions accordées aux ministres
du culte (art. 4) sont beaucoup trop faibles. - On ne dit pas quel sera
le sort des pasteurs retraités.
Art. 6. L’interdiction faite aux associations
d’employer un étranger pour le service du culte est abusive puisque
vous ne les salariez pas, respectez leur indépendance.
L’art. 7. N’autorise que les quêtes
faites dans les lieux de culte : autre restriction arbitraire étrangère
au projet de la commission.
L’art. 8. Interdisant de former des unions
au delà des limites d’un département serait, comme on l’a
dit, la mort sans phrases pour nos églises, si la vie ou la mort
de celles-ci dépendait, en dernière instance, d’un pouvoir
humain quelconque. Cet article gênera peu les Églises romaines
qui ont toujours leur centre à Rome. Pour nous, on nous fait expier
durement deux choses qui devraient être des mérites aux yeux
de la France républicaine : 1° nous sommes une république
et non une monarchie ; 2° nous ne dépendons pas d’un pouvoir
étranger. A cause de cela, nos églises n’auraient plus d’unité,
plus de représentation commune, plus de lien entre elles ! Cela
n’est pas possible. L’amendement de M. Georges Berger (Siècle du
20 nov.), qui admet une organisation régionale des Églises
protestantes serait un palliatif suffisant.
Nous sommes et nous resterons la famille réformée.
On ne peut pas condamner une famille à laisser mourir de faim l’un
des siens parce qu’il n’habite pas le même département qu’elle
ou la même province. De même, on ne réussira pas à
nous empêcher de soutenir et d’assister, matériellement et
spirituellement, les membres pauvres, faibles et dispersés de notre
famille religieuse. Royer-Collard disait, - je crois que c’est à
propos de la loi du sacrilège - : « Si vous faites cette loi,
je jure de ne pas y obéir ! » Et nous, plutôt que de
consentir à rompre le lien fraternel qui unit nos Églises,
nous encourrons de bon cœur l’amende et la prison.
L’art. 9. Prévoit et permet l’achat,
par les associations, d’immeubles nécessaires à l’exercice
de leur culte. A merveille ! Mais alors, pourquoi les dépouiller
de ceux qu’elles possèdent légitimement ? (je ne parle pas
de ceux qui sont la propriété de État ou des communes.)
L’art. 25. Maintient la direction des cultes.
Cette disposition étonne, puisqu’il n’y aura plus d’administration
à exercer. S’il ne s’agit plus que de mesure de police, il n’y a
pas de raison de créer une police spéciale des cultes.
Je me résume, en affirmant, monsieur
le rédacteur, qu’autant que je puis le savoir, le projet Combes
a fait naître chez tous les protestants français qui ont quelque
souci de leur foi et de leurs libertés, sans exception, une surprise
et une peine qu’il sera difficile d’exonérer.
Veuillez agréer, monsieur, mes respectueuses
salutations.
C. E. Babut
Pasteur à Nîmes, 1, rue Bourdaloue.
*****
Nous parlerons demain d’un rapport dont M.
le professeur Georges Renard vient de faire adopter les conclusions par
la commission exécutive de l’Association nationale des libres-penseurs.
Ce rapport, qui étudie le projet du gouvernement sur la séparation
des Églises et de État, expose avec une précision
de détails qui n’échappera pas à nos lecteurs les
critiques graves que la commission d’études de l’Association des
libres-penseurs formule contre projet.
Pour être conçues dans un esprit
tout différent des réponses dont nous avons commencé
la publication, le rapport de M. Georges Renard n’en frappera pas moins
les esprits curieux de suivre le développement de l’enquête
que nous avons entreprise. Il démontrera d’ailleurs d’autant mieux
combien fortes sont les objections qui peuvent ainsi être soutenues
avec une égale raison par les ministres d’une Église et par
un esprit libre et philosophique comme M. Georges Renard
L. J