Le Siècle daté du 18 mars 1905
A la Une : Motion préjudicielle – Un cabinet Tittoni- La guerre russo-japonnaise
 


La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE

A BELLEVUE

    Il m'a semblé que, dans l'enquête par le Siècle, l'opinion d'un prêtre, professeur à l'université catholique de Paris, ne serait pas déplacé...... M. l'abbé Félix Klein ...
...
    -" Après avoir avoir interrogé tant d'évêques vous tenez à l'opinion d'un voyageur comme moi ?
    -" Certainement
    -Je me suis surtout occupé de la question de la séparation dans les pays étrangers. Je ne veux point dire par là que la séparation en France me laisse indifférent. Loin de là. Je vous avouerai très franchement qu'il y a trois mois j'étais un partisan résolu de la séparation, car j'espérais qu'elle serait faite d'une façon libérale. Quant au projet Combes, je l'ai toujours considéré comme inacceptable. On ne pouvait même pas le discuter, et si, par hasard, il avait été voté, j'aurais très bien approuvé la résistance par tous les moyens. Heureusement, nous n'en sommes pas là.
    La séparation qui sera donnée à la France sera ce que j'appellerai une séparation semi-libérale. Eh bien, il faudra s'en contenter, et bien que mon enthousiasme pour la séparation ne soit pas la même que celui que j'avais il y a trois mois, je dirai cependant que j'approuve le divorce de l'État et de l'Église, car cette désunion est dans l'air depuis longtemps. Si elle n'avait pas lieu immédiatement, il faudrait qu'elle eut lieu plus tard ; mieux vaut sauter le pas maintenant. Les choses n'iront pas très bien pour commencer, mais on s'accoutumera peu à peu au changement opéré, et la séparation finira par entrer dans nos mœurs. J'estime du reste que c'est là le seul moyen d'anéantir en France cette question cléricale sur laquelle, depuis des années, les partis s'épuisent et qui est pour les uns et les autres une plate-forme électorale.
    "La séparation faite, il faut espérer que la question cléricale aura vécu et que notre cher pays retrouvera le calme auquel il a droit.
    "Seulement il faudrait pour cela que le fameux problème des immeubles consacrés au culte fût résolu de toute autre façon qu'on veut le résoudre dans le projet présenté.
    "Tel est, je ne crains pas de le dire, qu'il peut et doit être considéré comme :
    "Un acte de vandalisme  au point de vue artistique.
    "Un acte blessant pour les catholiques.
    "Un acte absurde pour l'État.
    "Un acte de spoliation du point de vue du droit.
    "Je m'explique
    "Ne pensez-vous pas que, si ces monuments, par la volonté des communes, sont ici ou là, désaffectés, loués à des particuliers qui les utiliseront selon leur besoin, les uns pour les transformer en greniers, les autres pour établir une usine, il n'y aura pas là une atteinte portée à l'art ? Car, qu'on le veuille ou non, les monuments religieux écrivent les phases diverses de l'art architectural depuis les temps les plus reculés. les livrer à des gens qui n'auront aucun souci de les respecter ou de les entretenir, je dis que c'est commettre un acte digne des Vandales.
    "Ce sera, en outre, froisser bien inutilement les esprits catholiques, qui ne verront pas sans un profond écœurement l'église où ils se sont mariés, où ils ont fait baptiser leurs enfants, où ils ont entendu prononcer les dernières prières sur les cercueils des leurs devenir une salle de conférences ou de bal public ou tout autre chose dans ce goût.
    "Ce sera un absurdité pour l'État, car, au lieu d'apaiser les haines cléricales et anticléricales, ce sera entretenir sous les cendres du Concordat un feu prêt à reprendre;
    "En plaçant les catholiques vis-à-vis des communes dans la situation de locataires vis-à-vis de propriétaires, il arrivera fatalement que, dans les pays où les passions politiques sont ardentes, si le parti anticlérical détient la municipalité, celle-ci, pour vexer les catholiques, imposera des prix exorbitants, de façon que les catholiques ne puissent les accepter. Si, au contraire, c'est le parti clérical qui a la municipalité dans la main, le loyer sera dérisoire ou même n'existera pas. Alors, à quoi bon cette location, sinon à devenir partout un brandon de discorde ?
    "Et puis, s'il est nécessaire qu'aujourd'hui pour une foule de raison qu'il serait trop long d'énumérer, l'État puisse et doive se considérer comme le propriétaire d'une grand partie des immeubles consacrés au culte, c'est là une question de fait devant laquelle il faut s'incliner, non de droit.
    "Il y a autre chose dans la vie des peuples comme dans la vie des gens, sur lesquelles on ne revient pas, les choses qui sans être crées réellement sont plus fortes que si elles avaient été légalement et constitutionnellement établies. Mais il n'en est pas moins vrai qu'au sens strict du droit,  la mainmise par l'État sur ces immeubles est une spoliation.
    "Il ne faut pas oublier l'origine de cette possession ; il y a eu là entre deux parties contractantes un contrat solennel avec un refus de compensation sans une violation du droit et de la justice.
    "Voilà pourquoi mon avis est qu'autant dans l'intérêt de l'apaisement général que dans l'intérêt supérieur du respect de la légalité et des obligations, le plus sage serait d'abandonner purement et simplement au clergé tous les édifices actuellement consacrés au culte, à la charge, bien entendu, pour le clergé, d'avoir à les entretenir en bon état. Ce serait déjà un beau loyer perçu indirectement et ce serait plus juste et plus libéral.
    "J'ai peur, hélas, qu'il n'en soit pas ainsi.
    - "Je partage votre crainte à ce sujet, mais savez-vous ce qu'à Rome on pense de la séparation ?
    - "A Rome, on l'attend sans la craindre ; il est certain que si le projet Combes ou tout autre analogue était voté, il faudrait s'attendre à des représailles du côté du pape, car Pie X, s'il n'a pas la diplomatie de feu Léon XIII, est un homme de volonté. Dans une question aussi grave, ce sera sûrement lui, et lui seul, qui donnera la direction. Il agira selon que la Chambre et le gouvernement agiront vis-à-vis de l'Église. C'est à tort que l'on suppose qu'il peut en être du pape comme du tsar, et que le premier comme le second peut devenir l'esclave de son entourage. Il n'en est rien. La bureaucratie de Rome n'a pas la puissance de la bureaucratie de Saint-Petersbourg. Le pape est le maître et le seul maître ; il dictera ses volontés, et c'est lui qui imprimera le mouvement de résistance ou indiquera la route de la pacification.
    -"Ne pensez-vous pas, monsieur l'abbé, que dans le projet qui sera voté, puisqu'il sera défendu d'apposer des signes religieux autre part qu'exclusivement sur les immeubles consacrés au culte, on ne soit amené à défendre dans les rues le port du costume ecclésiastique ?
    -"Je l'ignore, et je ne pense rien à ce sujet. Toutefois, je puis vous dire que dans tous les pays où il est interdit de sortir dans les rues en costume ecclésiastique, les intéressés se montrent très satisfaits de cette mesure.
    "Il pourrait donc en être de même ici. C'est qu'à l'étranger, où la séparation existe, ce n'est pas le costume qui fait la conviction. Les prêtres sortent en laïques, mais les chefs d'État ne craignent pas d'affirmer officiellement leur foi et leur croyance. Je ne vois pas encore le président de la République française osant imiter le président des États-Unis. Voulez-vous me permettre de vous dire, à propos de M. Roosevelt, un passage du volume Au pays de la vie intense que je viens de publier ?"
    Et comme je m'empresse d'acquiescer, M. l'abbé Klein me fait la lecture du passage suivant  :
    "Lorsqu'un petit nombre de fanatiques, d'ailleurs voués à un prompt échec, entreprennent de former une ligue pour combattre le catholicisme comme religion d'étrangers - de Romains, dirait-on aujourd'hui en France, - Roosevelt s'élève des tout premiers et avec une admirable énergie contre ce retour à l'intolérance des siècles barbares : " Nous sommes opposés, dit-il, à toute distinction faite en faveur d'un homme, ou contre lui, à cause de ses croyances. Nous demandons que tous les citoyens, protestants ou catholiques, juifs ou païens, soient loyalement traités ; que tous aient leur droits garantis. les mêmes raisons qui nous font repousser formellement les écoles confessionnelles subventionnées nous conduisent à demander au public schools une justice égale pour leurs membres de toute croyance : administrateurs, directeurs, professeurs ou élèves. Lorsqu'il s'agit de voter pour un homme qui doit exercer une fonction dans un État particulier ou dans une nation, il faut se demander s'il est bon Américain, et c'est une insulte de considérer sa foi religieuse. Quand une société secrète agit comme semble avoir parfois agi l'American protective Association et cherche à proscrire les catholiques au double point de vue politique et social, les membres de cette société se montrent aussi antiaméricains, aussi étrangers à notre éducation politique que les pires immigrants qui débarquent sur nos côtes. Leur conduite est également basse et méprisable. Ils sont les pires adversaires de notre plan d'éducation, parce qu'ils fortifient ses ennemis ultramontains ; ils méritent la sincère réprobation de tout patriote américain" Or les vertus qu'il recommande aux autre si éloquemment, nul ne peut dire que Théodore Roosevelt manque à les mettre lui-même en pratique. Optimiste et actif, confiant en Dieu, au devoir et dans l'avenir de son pays, il mérite, certes, et pour employer ses propres expressions, l'éloge "d'envisager l'avenir et le présent sans souci du destin qui lui est réservé, tournant les yeux vers la lumière, et jouant bravement son rôle parmi les hommes" : ce prédicateur d'énergie est le plus énergique des Américains. Il ne glorifie pas la famille sans se conduire en mari et père modèle, et sa vie se passe assez au grand jour pour qu'on puisse vérifier chez lui la réalisation de l'idéal qu'il a tracé, voulant que "le père et la mère soient vis-à-vis l'un de l'autre comme des amis, avec des droits égaux" ; que "les enfants soient attachés au père et à la mère par des liens d'affection, de respect et d'obéissance d'autant plus forts qu'ils sont traités comme des êtres raisonnables ayant leur droits à eux" ; que "l'organisation de la vie de famille change avec les années, à mesure que les enfants se développent" ; que ce type, fort accessible, remplace de plus en plus le type ancien et très inférieur, de la famille gouvernée par "le bon tyran".
    "Mais c'est sur son attitude en matière religieuse que nous voulons revenir et insister, puisque, aussi bien, c'est sur ce point sensible que notre pays a le plus besoin de recevoir des exemples et de faire sa propre éducation.
    "La citation lue deux pages plus haut suffirait pour montrer dans le président un fidèle observateur de ce principe mentionné avant tous les autres dans les articles de la Constitution :
    "Le Congrès ne peut ni faire de loi relative à un établissement de religion ni empêcher le libre exercice d'aucun culte".
    "Cette tolérance paraît à Roosevelt un point essentiel du caractère national ; il la met au nombre des dispositions que sont tenus d'accepter tous les immigrants qui veulent entrer dans la famille nationale :
    Nous devons les américaniser de toute manière. Quels que soient sa religion et son lieu de naissance, nous accueillons sincèrement et en camarade celui qui vient ici décidé à devenir un bon citoyen des États-Unis. Nous avons en revanche le droit d'exiger qu'il n'embrouille pas les questions qui nous occupent, en introduisant parmi nous les querelles et les préjugés du Vieux Monde. Il y a certaines idées qu'il doit abandonner. Par exemple, il apprendra que la vie américaine est incompatible avec une forme quelconque d'anarchie, de société secrète ayant le meurtre pour but ici ou à l'étranger ; il apprendra aussi que nous exigeons une tolérance religieuse absolue et la séparation des Églises et de l'État ... La leçon est la même pour tous les peuples qui sont venus ici, quelle que soit leur race. Elle est la même pour toutes les Églises. Une Église qui demeure étrangère, de langage ou d'esprit, est destinée à disparaître.
    "La conduite et le langage de Roosevelt nous peuvent, une fois de plus, éclairer sur le véritable sentiment des Américains. Ils tiennent, c'est assez clair par ce qui précède, et je dirai que c'est assez connu, ils tiennent à l'indépendance réciproque du domaine civil et du domaine religieux, à la séparation des Églises et de l'État. Mais cela ne signifie nullement que ces deux forces soient, chez eux, en  antagonisme ni même qu'elles s'ignorent. L'État est neutre, sincèrement neutre entre les différentes confessions religieuses ; il n'est pas indifférent à la religion elle-même. L'État n'est lié à aucune Église, mais l'État est religieux ; et sa religion est faite des principes essentiels à toute espèce de culte sérieux, sa croyance est faite de la croyance en Dieu et de l'observance des devoirs qu'entraîne ce dogme fondamental. Il y a plus : l'État, pratiquement, est chrétien. Sans rien tenter contre les juifs ni contre les représentants, d'ailleurs bien rares, des croyances plus ou moins païennes, c'est de l'Évangile, c'est de la portion de vérité commune aux différentes confessions chrétiennes qu'il se réclame dans les circonstances publiques où il rend hommage à Dieu ; c'est à un ministre du culte chrétien, tantôt évêque catholique, tantôt pasteur protestant, qu'il recoure comme interprète dans les cérémonies où la nation, comme telle, accomplit des actes religieux. Nous allons entendre Roosevelt, non plus en ses écrits ou des discours privés, mais Roosevelt, Président des ÉtatsUnis, parler de religion en trois circonstances caractéristiques, deux fois comme invité d'assemblées chrétiennes, une autre fois dans l'exercice régulier de sa haute magistrature et s'adressant à toute la nation.
    "Le 16 août 1903, deux mille membres de la Société catholique du Saint-Nom, qui a pour but la suppression du blasphème, s'assemblaient à Oyster bay dans le Long-Island, où se trouve la maison de campagne de la famille Roosevelt. Le Président fut invité à la réunion ; il accepta, et prit place sur l'estrade où siégeaient une vingtaine de prêtres.
  "Je suis particulièrement heureux, dit-il, de voir si florissante une société comme celle-ci, parce que l'avenir de la nation dépend de la manière dont les hommes, dont nos jeunes hommes, sauront combiner la décence et la force. Justement, ce matin, à un service auquel j'assistait sur le champ de bataille de Kearsarge, j'entendais développer, devant les officiers et les soldats de notre marine, l'idée qu'il n'y a pas de bons citoyen sana les vertus de l'homme privé. Et le prédicateur insistait sur le fait qu'un homme doit être irréprochable dans ses paroles comme il doit l'être dans sa vie, que son langage comme sa conduite doit attester sa loyauté envers Dieu et le Sauveur, s'il veut remplir les conditions les conditions que nous avons droit d'attendre de ceux qui portent l'uniforme national. Et n'est-ce pas l'autorité même de l'Écriture qui nous a dit que ce qui importe, ce n'est pas ce qui entre dans la bouche de l'homme, mais les paroles qui en sortent ?
    "Il y a toujours une tendance chez les très jeune gens, chez les garçons à peine adolescents, à croire qu'un peu de vice est nécessaire pour paraître distingué et pour montrer qu'on est un homme. Combien souvent n'avez-vous pas entendu un bon petit jeune homme se vanter d'apprendre la vie alors qu'il allait seulement apprendre ces côtés de la vie qu'il vaut mille fois mieux ignorer ! Je vous adjure de vous faire tous les gardiens de vos jeunes frères et de les arracher à une aussi fausse conception de la vie.
    "Rien de puissant comme l'exemple. Si l'un de vous se conduisait mal devant des garçons plus jeunes, et spécialement dans sa famille, s'il prononçait des grossièreté  ou des blasphèmes, vous pouvez être sûrs qu'on suivrait son exemple plutôt que ses conseils .... Je vous ai recommandé la force aussi bien que la décence. Les enfants qu'il s'agit pour vous de porter au bien, n'admirent pas une vertu d'anémiques. Si vous voulez avoir de l'influence, comme bons chrétiens, soyez forts et courageux, ou votre exemple ne comptera guère .... Nous attendons de vous, mes amis, que vous manifestiez dans les actes et dans la pratique la foi qui est en vous."
"Le chef de l'État qui se rend avec cette simplicité dans une assemblée de jeunes catholiques pour les exhorter au respect du nom de Dieu et à la pratique de la chasteté relève d'une admiration plus haute que celle de la critique littéraire".

    Mais je m'aperçois que je ne puis en terminer aujourd'hui avec la déclaration de l'abbé Klein.

                Éric Besnard



Le Siècle daté du 19 mars 1905
    J'ai promis, hier, de reproduire ici la suite des intéressantes déclarations de l'abbé Klein ; je m'empresse de tenir cette promesse.

    -"Tel, continue le professeur de littérature, Roosevelt se montre chez les catholiques, tel il se montre chez les protestants. Le 26 octobre, étant encore à New York, je pus être renseigné sur une cérémonie qui avait eu lieu la veille, à Washington, pour la clôture d'une sorte de concile des évêques anglicans de toute l'Amérique. Un service religieux fut célébré en plein air devant une assemblée de huit mille personnes. le président Roosevelt prit place sur l'estrade, au milieu des évêques.
    "La cérémonie s'ouvrit par le Pater et se continua par la récitation des prières liturgiques. L'évêque de Washington, Saterlee, salua ensuite le président, mais, ayant ajouté à son nom le titre d'Excellence, il eut le désagrément de lui entendre déclarer d'un ton assez distinct, qu'il n'aimait pas cela : I do not like that ; I wish he would not say that. L'incident n'eut, du reste, pas d'autre importance ; l'évêque sait la première occasion de nommer "le président des États-Unis" sans autre qualification, et Roosevelt déclara que c'était bien : That's right ; I like That. Puis lui même prit la parole :
Évêque Saterlee, et vous, représentants des Églises des États-Unis ou de l'étranger, et vous tous, mes amis et concitoyens, je vous salue ; et, en votre nom, je souhaite la bienvenue à ceux qui sont aujourd'hui les hôtes de la nation. dans ce que je vais vous dire, je voudrais insister sur des pensées qui me sont suggérées par trois différents textes. En premier lieu : "Vous servirez le Seigneur de tout votre cœur, de toute votre âme et de tout votre esprit." En second lieu : "Soyez prudents comme des serpents et simples comme des colombes." Enfin, et c'est le texte que vous avez lu dans la collecte, évêque Doane : "Seigneur, préparez nos cœurs et nos âmes à accomplir ce que vous commandez."
"Le discours lui-même, qui n'a guère avec ces textes qu'un lien d'inspiration morale, porte sur la nécessité de servir Dieu et d'accomplir son devoir avec énergie et avec entrain.
    "Dans l'éternelle guerre du bien contre le mal, dit le président, les amis du bien ont à se rappeler qu'il ne suffit pas d'être irréprochable, mais qu'il faut agir, que les bons sentiments ne suppléent pas le pouvoir de les mettre en pratique, qu'il faut aussi cultiver en nous la faculté de pouvoir ...
    "Nous ne savons pas beaucoup de gré à ceux qui nous font du bien en laissant voir que c'est à contrecœur. Il en est de même au service de Dieu. Si nous le servons, si nous servons la cause de la décence et de l'honnêteté, de manière à convaincre les autres que cela nous coûte et nous attriste, notre service perd la plus grand partie de son efficacité ...
    "J'attire votre attention sur ce qui mon affaire spéciale en ce temps et qui est la vôtre toujours ; sans quoi, vous ne seriez pas dignes d'être citoyens de cette république. Dans le septième hymne, au dernier verset, nous venons de chanter ensemble :Dieu sauve l'État ! Vous contentez-vous de chanter cela, ou essayez-vous de le réaliser ? Si vous ne faites que que de le chanter, votre part sera faible dans la réalisation de ce vœu. L'État sera sauvé, si le seigneur met dans le cœur des citoyens la volonté de vivre de telle sorte que l'État mérite d'être sauvé, et, il ne le sera qu'à cette condition. Je ne vous demande pas de prendre, au nom du christianisme que vous pratiquez, tel ou tel parti dans les affaires purement politiques. Il y a quantité de questions sur lesquelles les meilleurs citoyens peuvent n'être pas d'accord ... Mais il y a aussi certains grands principes où les hommes de bien ne peuvent qu'avoir la même opinion ... L'honnêteté dans la vie publique et dans la vie privée doit être la base de tout : l'honnêteté qui ne respecte pas seulement les termes stricts de la loi mais qui en pratique l'esprit ; l'honnêteté  est agressive, qui ne se contente pas de déplorer la corruption (cela ne coûte guère), mais qui combat la corruption et qui l'écrase. Voilà le type d'honnêteté que je demande ; l'honnêteté militante.
"A la fin de la cérémonie, un évêque anglican des Indes, le Rev. Nuttal, parlant au nom de ses concitoyens anglais, salua dans le président Roosevelt "un chrétien militant" , et, cet éloge souleva des applaudissements unanimes. Que ce titre soit mérité et qu'il traduise exactement l'inspiration ordinaire de ses actes et de son langage, nous en donnerons une dernière preuve en citant la proclamation par laquelle il a fixé le jeudi 26 novembre 1903 comme fête nationale d'action de grâces. Il est vrai qu'en cela il n'a fait que suivre la tradition constante de ses prédécesseurs, et c'est une constatation qu'il nous plaît d'établir. Nous n'avons pas sous les yeux le texte des proclamations antérieures, mais elles ne peuvent guère dépasser celle-ci en élévation de sentiments"
    "Conformément à la coutume annuelle de notre peuple, il incombe au président, à cette saison, de déterminer un jour de fête d'action de grâces à Dieu.
    "Au cours de l'année qui vient de s'écouler depuis la célébration de cette fête, Dieu nous a comblé de ses bienfaits, nous donnant la paix à l'intérieur et aussi à l'extérieur, permettant ainsi à nos citoyens de travailler à leur bonheur sans être dérangés par la guerre, la famine ou les épidémies. Nous devons non seulement nous beaucoup réjouir de ce qui nous a été donné par lui, mais aussi accepter ses bienfaits avec le sentiment de notre responsabilité, comprenant que c'est à nous-même de montrer que nous méritons de jouir avec sagesse du bien-être qui nous est accordé.
    "En remerciant Dieu pour les bienfaits dont il nous a comblés dans le passé nous devons lui demander de les continuer dans l'avenir et lui demander aussi que nos esprits ne soient pas portés vers la guerre, mais vers le bien public et contre le mal. Nous devons prier pour qu'il nous donne la force et qu'il nous éclaire, afin que dans les années à venir, avec confiance, sans peur, et avec le plus grand zèle, nous remplissions sur cette terre, le rôle qu'il nous a confié, prouvant ainsi que nous ne sommes pas indignes de ses bénédictions.
    "Et c'est pourquoi, moi, Théodore Roosevelt, fixe par la présente, comme un jour d'actions de grâce générales, le jeudi 26 novembre prochain, et recommande que, dans tout le pays, les gens s'abstiennent de vaquer à leurs occupations habituelles, et que, dans les foyers ou dans les églises, ils rendent grâce au Dieu tout-puissant pour les bénédictions nombreuses qu'il nous a accordées l'année dernière."
"Il vaut mieux, à l'ordinaire, laisser la leçon des faits se dégager spontanément. Mais peut-être, à la fin de ce chapitre, où l'on a vue de près comment se comporte le président des États-Unis à l'égard de la religion, le lecteur nous permettra d'indiquer un rapprochement qui en dirait long sur la crise actuelle de notre pays. Alors que le monde moderne semble marcher vers la situation où l'État, pour son compte, continuera de rendre à Dieu des hommages publics, mais se gardera d'intervenir dans la vie des diverses confessions et observera envers elles toutes la plus complète neutralité, (ce serait là l'idéal chez nous) par un violent contraste, l'État trouve moyen à la fois de se montrer irréligieux jusqu'à l'hostilité et de garder des rapports étroits avec les Églises ; en même temps qu'il refuse d'adorer Dieu, ou seulement de le reconnaître, voire même de le nommer, il garde la prétention, il exerce le privilège d'intervenir presque en maître dans le chois des ministres du culte et il les traite comme des fonctionnaires. En deux mots, l'avenir semble être à l'État religieux et neutre ; nous avons, nous, l'État athée et interventionniste. Il n'est pas vraisemblable qu'on en reste longtemps là.
    "Il faut encore, continue l'abbé Klein, que je vous lise deux passages, relatifs l'un, à la visite que j'ai faite à Mgr Gibbons, et l'autre à une réception chez M. Bonaparte. Écoutez".
    ET l'abbé Klein recommence sa lecture :
    "Je mets l'entretien sur le célèbre ouvrage du cardinal la Foi de nos pères (The Faith of our fathers).
    "L'introduction, adressée aux protestants, est des plus touchantes : "Mon cher lecteur, y est-il dit, c'est peut-être la première fois de votre vie que vous avez en main un exposé du catholicisme fait par un enfant de l'Église ... je ne m'étonne pas qu'on la déteste lorsqu'on ne la connaît que par ses ennemis ; il est naturel de détester une institution dont on croit l'histoire remplie de sang, de crimes et de fraude. Élevé dans ces idées, j'éprouverai les mêmes sentiments. Mais non, il n'en est pas ainsi. Je suis, autant que personne, à même de savoir ce que c'est que l'Église, et je vais vous le dire en toute sincérité. Quel intérêt aurais-je de vous tromper ? Je m'attirerai la colère de Dieu, si j'essayais de faire des prosélytes aux dépends de la vérité. Mon seul mobile, ami lecteur, c'est que je suis sûr de posséder, en la foi catholique, un trésor incomparable et que je brûle de vous en faire part."
    "Notre entretien arrive à des questions plus générales. Toutes les paroles de l'archevêque, dès qu'il s'agit de l'Amérique, respirent l'amour autant des institutions de son pays, et ce n'est point la comparaison avec d'autres contrées qui peut refroidir ces sentiments. Il se réjouit des admirables "possibilités" que donne à l'Église et à tous les gens de bien la liberté commune. Il lui plaît que les catholiques se mêlent à la vie nationale et fassent en toute circonstances acte de bons citoyens. Lui-même en donne l'exemple et ne néglige aucune occasion de s'associer aux événements qui intéressent la patrie. On aime, du reste, à l'inviter aux cérémonies publiques, où toujours la première place lui est réservée auprès du chef de l'État. Nous avons cité la prière qu'il fut invité à faire, le 30 avril 1903, pour l'inauguration, à Saint-Louis, des travaux de l'Exposition.
    "Les excellentes relations avec le pouvoir et avec l'opinion, me dit-il, sont favorisées, ainsi que la tranquillité intérieur de l'Église, par l'absence de journaux religieux quotidiens. Nous avons une presse hebdomadaire qui nous rend de très utiles services ; et cela nous suffit. C'était parler d'or, mais pour un pays où la religion n'est pas l'objet d'attaques et de calomnies sans cesse renouvelées, pour un pays de bon sens et de mœurs tolérantes, où une presse impie et haineuse, comme l'est une partie de la nôtre, tomberait en quelques semaines sous le ridicule, sous le mépris ou sous les pénalités de la justice publique. N'y a-t-il pas là, cependant, une idée qui mérite à certains égards, l'attention des directeurs de journaux religieux ? et ne se pourrait-il pas que notre presse quotidienne fit plus de bien, obtint plus de succès en se plaçant sur un terrain plus général que la perpétuelle défense de la foi, en traitant les diverses questions de l'ordre temporel à la façon de tout le monde, et en se montrant catholique là seulement où le catholicisme se trouve engagé ? A aucun prix, dans aucun sens, la religion ne doit être affaire de parti.
    "Et maintenant voici ma visite chez M. Bonaparte.
    "Si le fait de descendre d'un frère de Napoléon est capable, à lui seul, de mettre quelqu'un en évidence dans un pays où l'empereur est fort admiré pour son invraisemblable fortune et son énergie, c'est cependant à ses mérites personnels que M. Charles Bonaparte, petit-fils du roi Jérôme et de miss Paterson, doit l'importante situation morale dont il jouit auprès de tous ces concitoyens et principalement des catholiques. Les abus n'ont pas plus terrible adversaire que lui-même, même et surtout lorsqu'ils viennent de son parti, lorsqu'ils ont pour auteurs des républicains. Il possède l'intégrité de M. Roosevelt, sans être, dit-on, aussi adroit que lui. Le président l'a en haute estime.
    "M. Bonaparte, qui n'est jamais venu en France, parle notre langue très correctement. Il me dit que j'ai dû trouver les conditions de l'Église en Amérique bien meilleures que chez nous, et il se félicite, comme tout bon citoyen des États-Unis, des grandes libertés dont on jouit de ce côté de l'Atlantique. Je lui demande comment il se fait que les journaux américains, même religieux, parlent si peu et quelquefois si inexactement de ce qui se passe en France : " Nous n'y pouvons rien comprendre, me dit-il, et tout cela nous parait invraisemblable." La conversation roule un certain temps sur les confusions que les ennemis du catholicisme et quelquefois ses amis ont laissé s'établir dans notre pays entre les questions politiques et celles d'un autre ordre. Je m'aperçois que M. Bonaparte est mieux informé là-dessus que la plupart des étrangers.
"Il y a ici, ajoute-t-il, quelques-uns de nos coreligionnaires qui seraient assez disposés à courir au-devant d'une situation semblable à la vôtre. Je leur résiste, pour ma part, autant qu'il dépend de moi" Et, sur mon air étonné, il complète sa pensée : "Ils ne cessent, dit-il, de critiquer la neutralité des écoles publiques. Ils oublient que ces écoles, si elles n'étaient pas neutres, ne pourraient qu'être protestantes. - Que réclament donc ces mécontents ? - Ils voudraient que les écoles confessionnelles fussent subventionnées par le gouvernement en proportion du nombre des élèves ou des impôts que paient leurs parents, ou bien encore qu'on exemptât ceux-ci de la partie de leurs impôts qui va à l'entretien des écoles publiques. Ce n'est pas pratique. Là-dessus nous n'aurions pas l'opinion pour nous, parce que nous serions, en fait, les seuls à bénéficier du nouveau régime, ayant incomparablement plus d'écoles que les autres. Ce serait, si l'on veut, de la stricte justice, mais paraîtrait un privilège, et, à ce titre, nous rendrait odieux. Nous devons continuer à faire le sacrifice personnel de "supporter" nos écoles. Il y a des réclamations plus justes que celle-là : par exemple, dans les établissements publics d'assistance, spécialement dans les orphelinats, il ne se trouve pas toujours autant d'aumôniers que l'exigerait le nombre des hôtes catholiques : voilà un cas où nous faisons bien de réclamer, et l'on nous donne satisfaction. Il y a, en vérité, aucun lieu de nous plaindre : la situation est excellente, et nous n'avons qu'à tacher de la maintenir."
    "Je tiens à répéter que j'ai rencontré d'autres catholiques, aux États-Unis, qui ne pensaient pas comme M. Bonaparte sur cette question des écoles religieuses, et il n'appartient, certes, pas à un étranger d'intervenir en de telles discussions ; mais il est impossible d'oublier qu'une fois déjà, en 1841, les catholiques de New-York s'étant organisés en parti pour ne soutenir que des candidats favorables à la subvention scolaire, le seul succès qu'ils obtinrent fut de fortifier pour un temps le parti nationaliste d'alors, qui combattait fanatiquement les étrangers et spécialement ceux de notre religion. M. Roosevelt, dans son New-York, traite cette tentative de folie, bien qu'il se montre fort sévère pour l'intolérance des nationalistes. Avouons-le aussi, quand on est témoin de ce qui se passe en France, forcément l'on juge difficiles ceux qui ne se contentent point de la liberté américaine. Il est bon de ne jamais voir les questions religieuses portées sur le terrain politique !
    "Voulez-vous quelques détails sur voies et moyens d'obtenir le budget des cultes, permettez-moi encore de recourir à mon ouvrage. Voici un passage qui expose le système :
    "je pris plus d'intérêt au dîner de confrère qui précéda la fête musicale. Ils étaient là une douzaine des principaux curés de Philadelphie ; et justement l'un d'entre eux venait d'être nommé à la tête d'une paroisse à créer. Presque tous avaient fait le voyage de France plusieurs fois, ce qui suppose de l'ouverture d'esprit et quelque argent de poche. Leur traitement qu'ils reçoivent de la fabrique est (tous frais payés, sauf le vêtement et la nourriture) de 800 dollars par an, sans compter un casuel de 400 à 500 ; le traitement des vicaires est de 600 dollars. Il en est de même dans le diocèse de New-York; dans celui de Baltimore, les curés touchent un traitement de 1000 dollars. Évidemment, c'est la grande aisance ; mais ils ne thésaurisent pas, et ne regardent à aucune dépense généreuse. Un peu comme en Irlande, les fidèles tiennent à ce que le clergé ne manque de rien, sachant, du reste, qu'ils peuvent recourir à lui dans tous les besoins.
    "Les ressources viennent principalement de la location annuelle des bancs, et des quêtes du dimanche. La propriété et l'administration des biens appartiennent à la paroisse considérée comme personne civile et représentée par le conseil de fabrique, dont le curé est le principal membre ; c'est l'évêque, président de droit, qui choisit à son gré les autres. Dans quelques provinces, la personnalité civile réside dans le diocèse, représenté par l'évêque seul, et celui-ci délègue, en chaque paroisse, ses pouvoirs au curé, assisté de deux paroissiens. Les deux régimes, dans le fond, reviennent au même, et laissent le pouvoir spirituel complètement maître de la gestion de ses biens. Il a fallu, pour en arriver là, soutenir, dans la première moitié du dix-huitième siècle, des luttes assez vives contre les délégués laïcs de la paroisse. Mais le système fonctionne maintenant sans difficulté, et les fidèles se contentent du compte rendu, d'ailleurs exact et complet, qu'on leur fait tous les ans de l'emploi de leurs deniers.
    "Comme il n'est pas impossible que l'Église de France, après des années de lutte et de tâtonnement, finisse par en venir à un régime analogue, on ne lira pas sans intérêt ce qu'en pensait un des principaux évêques d'Amérique, plus apprécié pour la sagesse de son administration que pour la hardiesse de ses vues. Voici ce que Mgr Corrigan, archevêque de New-York, écrivait au vicomte de Meaux en lui envoyant le tableau des recettes et dépenses de plusieurs paroisses :
  "Nous dépendons pour notre pain quotidien, de semaine en semaine, de la charité des fidèles. Jusqu'à présent, la Providence de Dieu et la générosité du peuple ne nous ont jamais fait défaut. Ce système a ses avantages, sans doute ; mais il est précaire. Son grand avantage, à mon sens, c'est qu'il unit étroitement ensemble le prêtre et le peuple ; c'est que, grâce à lui, tous prennent intérêt au progrès de la religion. Quand un homme fait des sacrifices pour sa religion, il s'y attache, il est plus disposé à y conformer sa vie.
    "A ce point de vue, notre système est incontestablement bon. De plus, il rend le clergé, jusqu'à un certain point, dépendant du peuple, et dès lors crée un nouveau lien entre l'un et l'autre. Il en résulte un bien spirituel pour les prêtres ; ils deviennent plus circonspects et plus attentifs envers ceux de qui ils reçoivent leur subsistance. Nous sommes absolument libres vis-à-vis du gouvernement, et, par conséquent, rien ne nous empêche de donner nos soins sans partage à la santé des âmes dans notre troupeau."
    "Nous avons tout à l'heure, pour expliquer les sentiments des catholiques envers leurs prêtres, fait allusion à ce qui se passe en Irlande. En donnant plus de place au rapprochement, en le faisant, à bien dire, porter sur presque tous les points, on aurait peut-être le secret de la prospérité actuelle de l'Église américaine, de sa générosité, de sa ferveur, du dévouement réciproque des fidèles et du clergé. Sans méconnaître les grands services qu'elle a reçu du clergé français, on peut dire que l'Église américaine est essentiellement, avec les conséquences variées que ce fait comporte, une Église irlandaise. C'est aussi d'Irlande qu'est venue la très grande majorité de ses fidèles ; et si d'autres contrées, comme l'Allemagne, l'Italie, l'Autriche, lui envoient aujourd'hui un nombre supérieur d'émigrants, on ne doit pas oublier qu'ils sont reçus et qu'ils se fondent dans des communautés déjà toutes formées. Or, le caractère de celles-ci est sans doute à base de zèle irlandais et de patriotisme américain ; elles ont gardé les élans du cœur du pays d'origine et elles y ont joint, sinon peut-être toute l'indépendance, au moins le sens pratique du pays d'adoption. Mes douze curés de Philadelphie parlent tous de l'Irlande comme on parle d'une patrie. Dans les toasts qu'on me porte à la fin du repas, je suis, en qualité de français, salué comme un frère celte.
    "Je ne pu qu'au dernier soir de mon séjour aller voir Mgr Ryan, archevêque de Philadelphie.
    "Mgr Ryan jouit d'une grande réputation d'orateur, et il est connu pour sa largeur d'idées. Résumant le discours prononcé par lui au centenaire de la fondation de la hiérarchie catholique, en 1889, M. de Meaux nous le montre qui attribue les progrès de l'Église en Amérique "à Dieu d'abord et à ses ministres, ensuite aux institutions libres des États-Unis."
    "Souhaitons que la France prenne modèle sur ces institutions-là.

    C'est le dernier mot de l'abbé Klein.

            Eric Besnard



Suite