Le Siècle daté du 21 mars 1905
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La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE

A PLAISANCE

    Là-bas, tout au bout de la rue de Vanves, dans un quartier de travail et de misères, sélève au fond d'une cour une chapelle faite de planches et de briques revêtues de plâtre. On l'appelle la chapelle du Rosaire ; c'est une annexe de secours de la paroisse de Plaisance.
    Pour assurer les services religieux de cette lointaine contrée de Paris qu'ignorent les boulevardiers, quelques prêtres se sont exilés en ces parages déshérités.
    Parmi ces aumôniers de la chapelle du Rosaire, il en est un, l'abbé Violet, que nous avons voulu interroger sur ce qu'il pensait de la séparation. Il était intéressant, en effet, d'avoir l'opinion d'un prêtre en contact permanent avec la population ouvrière.
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    -"Je ne me sens pas, monsieur, dit le jeune abbé, une grande compétence sur cette importante question, et je n'ai pas d'opinion bien définitive. Nous allons certainement vers un inconnu. Marchons-nous à une séparation absolue ? Je l'ignore. Mais il est un fait indéniable : c'est que nous avançons vers une situation où se précisera d'une manière bien plus déterminée ce qui appartient à l'Église et ce qui appartient à l'État.
    "La nation est une puissance qui fortifie la personnalité de tous se membres, en distribuant le travail, en garantissant la liberté, en arrêtant les abus, en un mot, en organisant les forces.
    "L'Église, fondée sur l'amour des hommes les uns pour les autres, née de la fraternité universelle et de l'égalité des conscience devant Dieu, est donc elle aussi, en tant que société, un instrument de liberté et d'émancipation. Certains écrivains, surtout parmi les modernes, prétendent que l'Église s'est toujours opposé au libre essor de l'esprit humain. A l'appui de leur thèse, ils rappellent les théories théocratiques des papes du moyen ; ils s'étendent longuement sur les défauts et l'ignorance du clergé, ils croient constater une opposition entre l'esprit libre et démocratique des sociétés, et l'esprit autoritaire et tyrannique dans l'Église catholique. Ils en ont toujours une preuve convaincante, le Syllabus, et ils ne font pas scrupule d'en user.
    "Bien loin d'être en opposition avec les libertés modernes, nous croyons que c'est à l'Église que revient la gloire d'avoir distingué entre la vie de ce monde et celle de l'autre. Par cette distinction. Par cette distinction, source de toutes les libertés, elle a préparé l'idée de la séparation des deux pouvoirs : le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel.
    "Les conquêtes de la conscience ont continué quand les apôtres arrêtés à leur tour se sont laissé jeter en prison plutôt que de renier le Christ. Et c'est parce que les martyrs ont continué cette œuvre que Dieu leur a donné de triompher des forces brutales et d'amener sur la terre le règne de la conscience et de la foi.
    "Du jour où les empereurs furent devenus chrétiens, la question fut déplacée ; l'Église n'eut plus à conquérir une liberté qui lui était accordée par le prince, mais elle eut à lutter contre ce prince. Celui-ci s'apercevant de la puissante influence de l'Église, résolut d'en faire l'instrument de son despotisme. C'est à cette lutte gigantesque entre le pape et l'empire que nous assistons pendant le moyen âge et jusqu'à la Révolution. La querelle des ariens, celle des investitures, la prétention des rois de France d'avoir été investi de leur puissance par Dieu lui-même, tous ces faits sont les phases différentes et successives d'une même volonté. L'État veut assujettir l'Église et la dominer.
    " Et c'est parce qu'elle a une mission divine à accomplir que l'Église triomphe de tous ces obstacles. Aux ariens, elle oppose des définitions et un concile, en face des empereurs qui prétendent investir l'évêque de sa crosse, elle réclame les doits du pouvoir spirituel et distingue entre l'investiture par l'épée qui confère à l'évêque les droits seigneuriaux et l'investiture par l'anneau qui l'unit à l'unit à l'Église. Et quand les rois de France, enivrés de grandeur, inventent la doctrine qu'ils ont reçu le pouvoir de Dieu, l'Église leur répond qu'un roi est un délégué de la nation, qu'il est fait pour elle et non la nation pour lui, enfin même, certains théologiens résolvent par l'affirmative la question de savoir si dans certains cas, le régicide n'est pas légitime. Ce sont les rois, et non les papes, qui ont inventé le droit divin.
    "La distinction du temporel et du spirituel a sauvé les nations européennes de l'asservissement où les aurait conduites le despotisme des rois
    "Prétendre que l'esprit et la doctrine de l'Église tendent à dominer le pouvoir civil et à l'asservir est une erreur.
    "L'Église veut que le pouvoir n'usurpe pas sur le domaine spirituel, et chaque fois que la chose est possible elle demande un arrangement avec le pouvoir séculier afin de délimiter les frontières des deux domaines ; elle n'a de préférence pour aucun gouvernement et s'accommode de tous les régimes. Elle a vécu en bonne intelligence avec la plus démocratique des République, celle de Florence, et avec le plus absolu des rois, Louis XIV.
    "Aujourd'hui, elle demande aucun changement à la situation qui lui est faite en Amérique, et Léon XIII a conseillé à tous les catholiques de France d'être de bons républicains. Ce n'est donc pas dans l'esprit de l'Église de s'imposer au pouvoir civil. Elle lui laisse la plus entière liberté pourvu, cependant, que le pouvoir civil lui laisse les libertés dont elle a besoin pour vivre, et, en particulier, les libertés d'enseignement et d'association.
    "La France est déchirée aujourd'hui parce qu'elle pose le grand problème de la séparation. C'est la séparation, ou plutôt (car le mot de séparation est impropre, l'Église et l'État ne pouvant pas vivre en se méconnaissant), c'est une à distinction plus précise des pouvoirs de chacun que travaille le peuple français depuis plus d'un siècle ; l'effort es douloureux, inconscient, le plus souvent chez les représentants de la: société laïque, aussi bien que chez ceux de la société ecclésiastique. Les uns et les autres croient toujours qu'on en veut à leur autonomie, à leur liberté, et l'Église s'imagine souvent que ce que fait l'État il le fait contre elle, L'État, lui, est hanté par l'idée que l'Église veut l'enchaîner; il n en est rien. La question  qui est vitale, est dans une meilleure voie que ne le laissent paraître les disputes quotidiennes.
    " Si en fait, il est un parti cathodique soucieux de domination politique et un parti gouvernemental antireligieux, ennemi de l'Église, il n'en reste pas moins vrai que les événements depuis cent ans prouvent que le problème des rapports de l'Église avec l'État tend à une solution satisfaisante.
    " Je dis: " à une solution satisfaisante "... Oh ! je sais que les apparences sont contre moi.
    " N'est-il pas  frappant de constater que jamais le pape n'a été aussi puissant qu'il l'est aujourd'hui ? Son autorité morale et spirituelle sur les fidèles ne subit pIns aucune entrave. Il parIe, toute la catholicité écoute. Et pour parler, il n'a plus besoin
de consulter les représentants des puissances alliées. Comme pontife spirituel, n'ayant plus de royaume, il est absolument libre vis-à-vis des gouvernements. N'y a- il pas dans ce fait une preuve manifeste que l'État et l'Église s'orientent vers une vie nouvelle plus parfaite, plus libre' ?
    " Il suffit de comparer l'autorité des papes à celle des gouvernements pour constater que celle-ci est beaucoup plus vexatoire que celle-là gêne beaucoup plus la liberté individuelle.
    "Le pape donne des conseils, rarement des ordres. Il laisse aux groupements leur autonomie et ne s'ingère que très exceptionnellement dans leur administration.
    "L'État, au contraire, est toujours sur le qui-vive. Je sens absolument la rudesse sa main et les violences de son action. Il commande, il ordonne, il supprime, il défend. Je n'en veux pour preuve que le gouvernement de M. Combes, comparé à celui de Pie X.
    " L'Église ne demande qu'une chose: sa liberté. Hors de là, elle n'a aucune ambition. Mais, quand ,onlui refuse sa liberté, elle la prend C'est ce qu'elle a fait sous l'Empire romain , c'est ce qu'elle fait aujourd'hui en Chine, c'est  ce qu'elle fera demain en France si on l'y contraint.
    " Si on lui accorde sa liberté par privilège, elle  accepte cette situation privilégiée. Ainsi, vécut-elle sous l'ancien régime, seule
religion d'État.
    " Si le droit commun accorde aux aux citoyens les libertés dont elle a besoin, elle s'en contente. C'est le régime de l'Église en Amérique.
    "Nous marchons insensiblement vers un régime analogue, l'Église avec la peur d'être à nouveau persécutée, l'État avec la crainte de voir l'Église reprendre son ancienne domination. Aussi la séparation s'impose-t-elle aujourd'hui fatalement. Il vaut mieux l'accepter puisque nous ne pouvons pas l'éviter ; mais ce qu'il importe, c'est qu'elle soit faite dans les conditions les moins défavorables pour les catholiques et pour l'Église. Et ces conditions seraient très défavorables si, comme on l'a voulu un moment, il était impossible de définir dogmatiquement dans les associations cultuelles ce qu'est un catholique ; il ne faut pas que les associations au moment de leur création soient ouvertes à tout venant, et même aux gens hostiles. Il faut que l'Église, par une mesure préalable, ait le droit de demander un acte de conscience religieux à l'homme qui voudra entrer dans son giron.
    "Si dans les associations cultuelles nous avons toute liberté pour définir ce qu'est un catholique, l'organisation sera très précieuse, car elle permettra de nous compter. Nous aurons en effet dans ces associations d'abord tous les convaincus, puis, hélas, ceux qu'il faudra accepter, c'est-à-dire ceux qui, par habitude, par entraînement, et aussi par bon ton, jugeront qu'il est nécessaire de venir à nous. Particulièrement, l'aristocratie se plaira par genre à entrer dans nos associations ; ce sera un élément de luxe et non un élément actif.
    "Par le fait de ce nouvel état de choses, le catholicisme politique, le cléricalisme, est appelé à disparaître. Quel avantage les politiciens catholiques auraient-ils à retirer à faire de la politique combative ? Ils ne pourront plus espérer qu'un parti clérical puisse arriver au pouvoir. L'association cultuelle deviendra essentiellement un organisme religieux ; l'Église et l'État ne se trouveront plus en contact permanent, les causes de désaccord, les heurts quotidiens, les disputes vont disparaître, et l'Église que l'on prétend à tord être en retard, n'étant plus dans la situation dans laquelle elle s'est trouvée au XIX° siècle, c'est à dire, n'ayant plus peur et n'ayant plus de raison de craindre, reprendra vite la première place dans la marche du progrès, soit au point de vue de la science, soit au point de vue de l'action sociale. Elle reprendra sa pleine et entière liberté d'esprit et retrouvera vite l'influence qu'elle a toujours eue grâce aux esprits éminents qu'elle a comptés, qui, n'étant plus obligés de se confiner et de s'absorber dans la prière, parce qu'ils craignaient, pourront en toute liberté, se livrer aux études modernes.
    "Ce sera long ; les premières années seront forcément consacrées à l'organisation financière indispensable. Ce sera dur, surtout au début, mais il en sortira peut-être une Église plus pauvre en argent, mais plus pure, plus riche au point de vue spirituel; cela ne fera point l'affaire des organes de combat, des feuilles à politique catholique des Libre Parole, lesquels auront alors bien de la peine à trouver le motif de leur existence car ils n'auront plus de raison d'être. La vie catholique sera transformée, elle se concentrera dans les associations cultuelles, et de ce foyer religieux vrai, intense sortira une Église qui apparaîtra aux yeux de la société moderne avec une pureté morale et dogmatique qu'elle n'a pas aujourd'hui; elle sera dérouillée de tout ce qui est factice au point de vue religieux, de ce qui l'enchaîne et l'avilit.
     "Alors les catholiques convaincus s'apercevront vite des raisons qui ont créé un désaccord entre les pouvoirs temporels et les pouvoirs spirituels; ils éprouveront la nécessité, par besoin d'apostat, d'étudier et de résoudre les problèmes qui se posent, problèmes d'exégèse théologIque et sociaux; ils les étudieront mieux, plus librement parce qu'ils ne redouteront plus que la solution de ces problèmes ne se retourne contre l'Église, puisqu'elle ne sera plus persécutée; les motifs d'oppression ayant disparu.
    " Mais monsieur,.tout ce que je viens de vous dire suppose une séparation loyale, laissant les associations pleinement libres de se développer et d'agir.
    " Si la persécution se continue contre l'Église, la séparation n'aura été qu'un leurre et qu'un moyen de frapper les catholiques. En cette dernière occurrence les associations garderont nécessairement un caractère combatif et politique et tout le bien que j'en espère, s'évanouira.
    "Si le gouvernement veut qu'il n'y ait point de parti catholique, il faut qu'il n'y ait point d'oppression ni de spoliation."

    C'est sur ces mots que j'ai quitté la petite chambre si simple et pris congé de l'homme modeste qui y  habile, type parfait du prêtre républicain vivant fraternellement et misérablement avec les ouvriers, leur prodiguant les consolations ici bas et leur donnant l'espérance de l'au-delà.

ÉRIC BE8NARD.



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