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30 mars 1905
    *Discussion de la proposition de loi présentée par la commission des boissons et ayant pour objet de modifier diverses dispositions relatives au régime des boissons
    *Présentation, ..., d'un projet de loi tendant à réprimer la fraude sur les vins.
    *Dépôt par M. Jeannenay d'un rapport, ..., relatif à l'amnistie pour les contraventions commises par les bouilleurs de cru.
suite de la discussion du projet et des propositions de loi
concernant la séparation des Églises et de l'État.
(5° journée ; réduite et annotée)

    M. Denys Cochin : Messieurs, la question que nous traitons ... n'est pas seulement une question intérieur ; à mes yeux elle touche aux affaires étrangères par beaucoup de points. D'abord, parce qu'on le veuille ou non, il s'agit d'un traité c'est à dire d'un engagement de la France, et qu'une parole donnée par la France, même quand elle est donnée au pape ne peut être rompue ni modifiée dans ses termes sans un commun accord.
    D'autre part je pense que cette dernière - j'allais dire explosion - que cette dernière manifestation d'une politique poursuivie depuis longtemps intéresse la situation extérieure de la France. Vous mes direz que, déjà, nous nous sommes trouvés dans des conditions pareilles et qu'une discussion sur le Concordat a été engagée, en 1891, devant la chambre et devant les sénat. Mais, ..., pendant qu'un débat un peu théorique se déroulait devant le Parlement français, notre situation à Rome était bien différente de celle d'aujourd'hui. ... Il s'agissait, ..., d'installer un nonce à Pékin, et d'enlever à la France le droit exclusif de protéger les catholiques. ...
......
M. Régnier : ...
    ...
    Il ressort de ces faits et de cette doctrine ... que l'Église n'a jamais observé les contrats passé avec elle, et qu'il est impossible de conclure avec l'Église des contrats qui aient une base solide.
    Cette opinion est encore confirmée par le fait qu'en 1870 une nouvelle doctrine religieuse a surgi d'une façon définitive, quoiqu'elle ait été soutenue par certains prélats de l'Église bien avant cette date : c'est la proclamation de l'infaillibilité du pape, c'est la publication du Syllabus.
....
    En effet, l'infaillibilité du pape en matière spirituelle n'est pas dangereuse ; mais en matière de morale, elle touche de très près la politique ; elle a permis de dire à un auteur que c'était la mainmise sur toutes les consciences, sur la direction temporelle des sociétés, le Syllabus imposé  aux États comme un acte constitutionnel.
    [Portalis disait]" Puisque cette doctrine du pouvoir indirect auquel celle de l'infaillibilité est liée, renverse les fondements de la société, nous disons qu'avec cette doctrine considérée dans tous ces rapports, non seulement on ne peut être Français, mais qu'on ne pourrait être citoyen dans aucune partie du monde."
...
    Donc, de par Portalis lui-même, l'infaillibilité papale empêche toute observation du Concordat. Du jour où cette théorie est née, le Concordat était rompu. (Très bien ! très bien ! à gauche.)
...
    Montalembert  le disait : "L'Église est reine ou elle n'est rien" ; et M. de Mun disait aussi : "Il ne vous est pas possible à vous, Gouvernement, de dire où commence et où finit l'Église."
    Nous n'avons donc qu'un moyen d'en finir, ..., c'est de nous séparer de l'Église. .......

M.Raiberti ...
    Il n'est pas douteux,..., que la chambre veut la séparation ; mais la séparation de l'Église et de l'État est une formule qui a autant de sens qu'on lui en donne, et il serait profondément regrettable, dans un débat de cette importance, que nous nous laissions conduire uniquement par la fascination d'un mot.
    La séparation que l'on nous propose est-elle celle que le pays attend et que la chambre désire ? Est-elle l'aboutissement nécessaire et logique de la longue évolution qui à travers les siècles a préparé et poursuivi la séparation du spirituel et du temporel ? Est-elle la sécularisation de l'État, son émancipation définitive et le triomphe final de cette idée de laïcité, qui n'est pas l'opposition d'un dogme à un dogme, mais la plus haute affirmation de la conscience humaine dans la plénitude de ses droits ?
    Ou, au contraire, n'est-elle qu'une erreur d'esprits sincères et bien intentionnés qui se sont laissé séduire par un mirage de liberté ? N'est-elle qu'une fausse et trompeuse séparation ? Une aventure où la paix publique, les libertés de ce pays, le droit politique et social issu de la révolution française ont tout à perdre et rien à gagner, où l'intérêt bien entendu de l'État et de la République nous défend de nous engager ?
    Le Concordat n'avait pas séparé l'Église de l'État ; mais il avait nettement séparé leurs domaines en séparant le spirituel du temporel.
...
   Des empiétements pouvaient se produire de l'un et de l'autre ; mais il y avait un texte dont la lettre et l'esprit pouvaient prévenir ou apaiser les conflits aussi longtemps qu'il serait loyalement interprété de part et d'autre. ( Très bien ! très bien ! sur plusieurs bancs au centre et à droite.)
    Le projet de la commission sépare en apparence l'Église et l'État, mais en fait il les mêle et les confond. Il est la mainmise de l'État sur les droits les plus évidents de l'Église et l'abandon par l'État à l'Église de ses garanties les plus essentielles. Il dépouille l'Église et il désarme l'État : curieux et incompréhensible mélange des exagérations gallicanes qui conduisirent à la constitution civile du clergé et des plus audacieuses sommations de l'ultramontanisme qui aient jamais enjoint à l'État d'abdiquer. (Applaudissements au centre.)
    L'usurpation de l'État, messieurs, elle double : usurpation sur le droit civil de l'Église, usurpation sur son droit spirituel.
    Quand le projet de la commission fait dépendre du bon plaisir de l'État, des départements et des communes la jouissance des édifices du culte, il ne viole pas seulement un des sentiments les plus sacré du cœur humain ; il ne méconnaît pas seulement ce qu'il y a de vivante et profonde humanité dans ces pierres où tant de millions d'êtres ont pris l'habitude, que leur ont léguée les générations successives, d'incarner les grandes joies de la famille et les grandes douleurs de la vie. (Très bien ! très bien ! à droite et au centre.) Il fait plus encore, il viole une règle élémentaire du droit.
        ...
    Lorsque la Révolution française a pris les biens du clergé, elle les lui a pris parce qu'ayant été légués ou donnés à un service public, ils appartenaient à la nation.
    Les bénéfices en ont été aliénés pour faire face aux besoins publics. les édifices religieux ont été conservés pour la plupart et affectés aux besoins du culte pour tenir compte de la destination que leur avait donnée leurs fondateurs.
    Ils sont donc entrés dans le patrimoine de l'État grevés d'une charge d'hérédité. Cette charge était l'affectation en faveur des cultes pour lesquels ils étaient bâtis.
    Dès lors quelle est la condition juridique de ces biens ? La nue-propriété des édifices appartient à l'État ; la jouissance appartient aux cultes qui en ont joui jusqu'à ce jour. (Très bien ! très bien ! à droite et au centre.)
    La séparation de l'Église et de l'État peut bien modifier les rapports de l'un et de l'autre. Elle ne peut pas modifier la condition juridique des biens qui sont entrés dans le patrimoine de l'État grevés d'une charge d'hérédité. (Très bien ! très bien ! sur les mêmes bancs.)
...
  L'usurpation spirituelle est plus grave. La première pourrait nous ramener aux jours tristes où la folie persécutrice de quelques administrateurs faisait fermer les églises sur quelques points du territoire au mépris des lois de la Républiqueet des ordres de la Convention. La seconde nous ramènerait à tous les troubles qui ont suivi la constitution civile du clergé.
    Que faite le projet ... lorsqu'il donne le pouvoir à l'État, aux départements et aux communes de choisir entre les différentes associations cultuelles pour leur attribuer ... les édifices du culte ?
    Que fait le projet de la commission lorsqu'il donne mission aux tribunaux civils de statuer sur le droit de plusieurs associations cultuelles rivales à succéder aux biens d'un établissement public ?
    ...
    La loi de séparation n'a pas à séparer de l'État des cultes qui ne lui ont jamais été liés ... Elle sépare de l'État les cultes qui lui sont liés par le Concordat. Elle est donc la loi de liquidation de ce contrat (là je ne le suis plus)
...
    Dès lors, quand les tribunaux, l'État, les départements, les communes recevront aujourd'hui le droit de statuer sur cette dévolution ou cette attribution, ils reçoivent en fait le droit de statuer sur le titre religieux d'une association à représenter l'un des cultes aujourd'hui reconnus. (Très bien ! très bien ! au centre et à droite .)
    Or, ce droit n'appartient qu'à l'autorité spirituelle. En le donnant aux tribunaux civils, à l'État, aux départements ou aux communes, la loi transporte donc à l'autorité civile une des attributions essentielles de l'autorité spirituelle. Elle leur donne le droit de statuer sur l'organisation intérieure et sur la discipline de chaque église. (Très bien ! très bien ! sur les mêmes bancs.) Elle leur donne le droit de faire autant de constitutions civiles qu'il y interviendra de décisions.
    Autrefois, la puissance civile n'a jamais réclamé que les prérogatives d'évêque extérieur. La voilà devenue grâce à vous l'évêque de l'intérieur. Vous installez autant dévêques intérieurs, dans l'État, les départements, les communes et les tribunaux civils. Vous leurs donnez les pouvoirs primordiaux de l'évêque : le pouvoir de juridiction qui tranche les difficultés spirituelles ; le pouvoir d'ordination qui fait les ministres du culte. Et vous appelez cela faire la séparation ?  (Très bien ! très bien ! au centre et à droite .)
... , vous ouvrez à l'Église contre l'État les plus graves sujets de plaintes, ...
...
    Et pendant que vous désarmez l'État en lui enlevant tout contrôle sur la nomination des évêques, vous armez l'Église en lui donnant la puissance formidable du droit d'association.
...
    L'association cultuelle va recueillir cette foule anonyme ; elle va lui donner une organisation, une volonté, une pensée ; elle va en faire un être d'action et de passion au service de l'Église. Les cadres de l'Église étaient vides, vous vous chargez de les peupler et de les organiser.
...
    Empêcherez-vous ces associations cultuelles de devenir rapidement le groupe le plus riche, le plus puissant de la commune ? Les empêcherez-vous d'exercer autour d'elles cette attraction qu'une collectivité unie exerce toujours sur des individualités dispersées ?
...
    Alors que ferez-vous ? créerez-vous contre l'association cultuelle, une association laïque ? Mais ce sera la guerre religieuse allumée dans tous les villages. Suivant la profonde remarque de Paul Bert dans son rapport contre la séparation, depuis de longues années, chez nous, la vie civile a recouvert et absorbé croyants et incroyants. On se classe par les convictions politiques et non par les opinions religieuses. Eh bien ! les classifications politiques vont disparaître ; les divisions politiques, dont un siècle de paix confessionnelle avait délivré ce pays, vont reparaître et creuser de nouveau dans ses flancs, l'âpre sillon de leurs blessures. (Très bien ! très bien ! au centre et à droite .)
    (Je me permets de signaler que le rapport de M. Paul Bert est vieux de vingt ans ; je vous invite à en prendre connaissance : il dit qu'il  souhaite la séparation mais que le pays n'est pas encore mûr parce qu'encore trop modelé par l'enseignement religieux ; il est donc contre, pour le moment, et propose des mesures d'attente, des mesures préparatoires. Dans sa proposition de loi, en 1903, M. Flourens précise bien que le moment est venu parce que les générations formées à l'école laïque sont en âge de voter. Quant aux associations laïques, il me semble bien qu'elles seront crées par la Ligue de l'Enseignement.)
...
Le président : La chambre n'entend sans doute pas continuer ce soir la discussion ? (Non ! non !)
    Il n'y a pas d'opposition au renvoi ... ?
    La suite de la discussion est renvoyée à une prochaine séance.

©Maurice Gelbard
9, chemin du clos d'Artois
91490 Oncy sur École
ISBN 2 - 9505795 -2 - 3
Dépôt légal 2ème trimestre 1999