EXPOSE DES MOTIFS
Messieurs, des jurisconsultes. des philosophes, des
écrivains éminents se sont appliqués d'un commun accord,
à faire ressortir la situation humiliée et injuste que nos
lois ont faite à la femme mariée.
Quel que soit le régime matrimonial qu'elle
adopte, elle ne peut ne ester en justice, ni dis poser de ses biens personnels.
En lui donnant le choix entre plusieurs systèmes, le code
ne lui donne, à vrai dire, que le choix entre plusieurs maux. Chacun
de ses pas doit être guidé par son mari, ou. à défaut
de celui-ci, par le tribunal.
Célibataire, elle est civilement tout aussi
capable que l'homme; mariée, elle redevient mineure eût-elle
des cheveux blancs.
El c'est précisément au moment où
elle assume les devoirs les plus graves, les plus importants pour notre
pays et notre race, en même temps que les plus dangereux pour elle-
même, au moment où elle devient procréatrice d'enfants,
éducatrice d'hommes, que nous lui infligeons cette espèce
de dégradation civique.
Nous n'avons certainement pas assez réfléchi
ni à la portée morale d'une telle mesure, ni aux conséquences
matérielles qu'elle peut entraîner. De quel respect peut être
environnée notre compagne au foyer, lorsque les serviteurs qu'elle
emploie, les enfants qu'elle a engendrés se trouvent, juridiquement,
à un niveau supérieur au sien, lorsque nous la forçons
systématiquement, en enlevant à son activité tout
aliment sérieux, et utile, à repaître son esprit de
futilités ? Lorsqu'en lançant la jeune fille sur cette mer
inconnue, pleine d'écueils et de dangers qu'est pour elle la vie
conjugale, nous lui lions les bras, nous lui bandons les yeux, de sorte
que, si son mari n'a pu été bon pilote, elle peut se réveiller
un jour au fond d'un abîme sans avoir ni mérité ni
prévu son sort
Qu'on le regrette ou non, l'heure est venue, pour
la. femme, où elle commence à discuter ses droits et ses
devoirs. Dans un pays où les alcooliques, les illettrés,
les inutiles, les estropiés du corps et de l'esprit sont citoyens,
elle s'est demandé pourquoi, privée, hors du mariage, des
droits politiques, elle est de plus privée, en vertu du mariage
même, de ses droits civils. Elle s'indigne d'une telle déchéance,
aussi funeste à ses intérêts qu'à son juste
orgueil. Ces pensées sont grosses de conséquences dangereuses,
car lorsqu'elle aura calculé les avantages de l'union qu' on lui
propose, et qu'elle n'en aura trouvé que de négatifs, elle
sera. fort tentée de fuir le mariage. En présence de la dépopulation
dont on se plaint, le moment semble mal choisi pour donner des primes au
célibat.
On prétend, pour excuser à l'égard
des femmes la sévérité de nos lois, que celles-ci
ne s'appliquent pas à la. lettre ; que les mœurs tempèrent,
par une pratique plus douce, ce que la législation a d'excessif;
on ajoute, en fin de compte, que les mœurs ont raison des lois. Mais les
lois à leur tour, réagissent sur les mœurs. Beaucoup d'hommes
sont portés à croire, surtout si leur intérêt
est en jeu, que leur conduite est justifiable quand les lois de leur pays
la justifient; et de bonne foi, ils considèrent souvent comme licite
tout ce qui n'est pas réprimé par le code pénal.
Nous admettons volontiers que certains mari, ne
consentent pas à se prévaloir contre leur femme de tous les
droits qu'ils tiennent de 1a loi. Mais cette constatation même n'est-elle
pas la. plus juste critique que l'on puisse faire de ces lois ?
Logiquement, le mariage devrait conférer
à la femme un surcroît d'autorité puisqu'il lui confère
un surcroît de devoirs et de responsabilités. Que, du moins,
elle puisse en contracter les liens sans abdiquer entièrement sa
volonté, sa personnalité, sa. propriété, ce
que l'être humain a de plus cher et de plus inviolable. Que sa dépendance
économique, si nous la laissons subsister encore, soit volontaire,
et non pu obligatoire. Nous établirons ainsi une phase de transition
entre l'état d'excessive contrainte où elle vit depuis des
siècles, et la liberté qu'elle revendique aujourd'hui à
juste titre. Nous laisserons celles qui ne se sentiront pas encore le courage
ou la. force d'agir seules la faculté de se choisir un tuteur. Celles
au contraire, qui préféreront l'indépendance pourront
administrer elles-mêmes leur fortune.
Cette étroite et injuste tutelle imposée
à la femme mariée est un héritage des siècles
de fer, comme un reste des âges de barbarie; c'est la " manus "des
premiers temples de Rome c'est le "mundium" du Germains, quelque peu atténué
par nos mœurs. - En quoi les bonnes mœurs peut-on se demander, en quoi
l'ordre public seront-ils atteints si la femme recouvre son autonomie?
C'est ce qu'il est impossible de démontrer autrement que par de
sophismes puérils ou des plaisanteries d'un goût douteux,
La condition de la femme au point de vue qui nous
occupe, a empiré depuis cent ans, c'est-à-dire depuis la
promulgation du coda civil. Cela est vrai au moins pour une grande partie
de la France, mais non pour tous les pays du Sud et de l'Ouest, les. "pays
de droit écrit ", qui avaient adopté la législation
de Justinien. Dans nos provinces méridionales était en vigueur,
avant la RévoIution , la régime dotal tel qu'il avait été
établi par l'empereur romain. Ce régime laissait à
la femme la disposition complète de ceux de ses biens personnels
qui n'étaient pas compris dans la dot. " le droit écrit,
dit le tribun Gillet (Exposé des motifs de la loi sur le contrat
de mariage, séance du 10 pluviose an XII), permettait à la
femme d'avoir des biens distincts de sa dot, qui, sous le titre de paraphernaux,
étaient entièrement hors de la dépendance du mari,
de telle sorte qu'elle pouvait seule et de son chef faire, relativement
à ces biens, toute espèce de dispositions. "
. "Abandonnons enfin les pays coutumiers dit le conseiller d'État
Berlier, passons du Nord au Midi, et visitons ces contrées de l'ancienne
France toujours heureuses et doublement éclairées par' le
soleil et par le Digene. Ici, les biens et les intérêts sont
rigoureusement séparés, la femme a son administration particulière
et ses revenus personnels; les fruits de sa dot payent la nourriture et
l'entretien qu'elle reçoit (L'orateur parle ici du droit romain,
sur lequel a été calqué ce régime.) Mais l'institution
des paraphernaux et l'autorité du mariage entièrement abrogée
dans les derniers temps de l'empire pour tout ce qui concernait la disposition
de ces biens n'offrirent plus, dans la loi même qui les établissait,
qu'une contradiction inexplicable entre le principe et la régIe;
et il est à regretter que le régime dotal dont nos pays de
droit écrit s'applaudissent ne leur ait pas été transmis
avec toute la sagesse et l'antique intégrité des lois romaines.
Notre respectable Domat s'en plaignait avec une sorte de sensibilité.
"
Actuellement, notre code civil rend les femmes victimes
de l'organisation du mariage. Combien de fois la fortune, seul objet de
la convoitise du mari, n'est-elle pas dissipée par l'époux
à l'insu de sa lemme, dans de fausses spéculations ou dans
le jeu et 1a débauche, souvent même absorbée d'avance
par des dettes antérieures à l'union ? Il nous semble que
le code civil, en unifiant la condition de toutes les femmes mariées
sur le modèle des provinces où: elle était la moins
avantageuse, a effectué non un progrès, mais un recul.
Les lemmes l'ont compris, dès le principe.
Elles sentirent immédiatement le coup porté à leurs
intérêts. Les annales de la. jurisprudence sont pleines de
procès innombrables qu'elles engagèrent, des luttes juridiques
qu'elles soutinrent sur tous les points douteux, alors que, le sens de
la nouvelle législation n'étant pas définitivement
fixé par la pratique, l'espoir d'une interprétation plus
favorable leur restait encore, puis, peu à peu, leur révolte
s'apaisa, leur chaîne se riva, elles courbèrent la tête.
Ce n'est que depuis peu qu'elles ont commencé à la relever.
Le député Michelin,
qui déposa, au cours de la dernière législature, un
projet analogue au nôtre, faisait valoir à l'appui l'opinion
de jurisconsultes tels que MM. Roudant et Paul Gide. La 16° commission
d'initiative parlementaire, qui prit le projet en considération,
se plut à mettre en relief un passage de M. Alexandre Dumas fils,
où le célèbre auteur réclame, avec une éloquence
incisive et spirituelle, l'égalité complète des sexes.
Il nous serait facile de multiplier les citations de ce genre, et de les
étayer des noms les plus illustres, tels que ceux de Condorcet,
Stuart Mill, Émile de Girardin, Accolas, etc., Nous n'aurions que
l'embarras du choix.
Mais nous pensons que toutes les autorités
de la science, de l'esprit et du génie auront moins de poids auprès
des législateurs français que l'exemple donné par
les autres pays. Chose étrange, et j'ajouterai presque lamentable:
la France, qui, si longtemps, porta le flambeau dont le genre humain s'éclaira,
l'emprunte maintenant aux nations voisines. Après avoir sonné
le réveil des peuples, elle attend d'eux, maintenant, le signal.
. Je rappellerai - non sans un sentiment d'humiliation - que presque
toutes les législations des pays étrangers ont traité
la femme plus favorablement qu'on a n'est traitée dans notre code.
En Suède, la loi du 11 décembre 1874
laisse à la femme l'administration de ses propres biens pendant
le mariage, et lui permet d'ester en justice en ce qui concerne ces biens
La loi danoise, du 7 mai 1880, donne aux femmes
mariées la capacité de disposer du produit de leur industrie
personnelle, malgré la communauté de biens qui constitue
le régime légal.
En Russie, il n'y a pas d'incapacité légale
pour la femme mariée.. En 1882, le Parlement anglais a voté
une loi qui devait émanciper la femme mariée d'une façon
complète. Aujourd'hui, la " femme mariée anglaise est capable
d'acquérir et tenir comme sa propriété séparée
tout bien réel et personnel, et d'en disposer par testament, ou
autrement de la même manière que si elle était non
mariée ". En Angleterre, désormais, le régime matrimonial
de droit commun c'est la séparation des biens sans l'autorité
maritale.
En Italie, le nouveau coda admet l'égalité
des droits privés pour les deux sexes, mais le principe d'égalité
y reçoit, comme chez nous, la restriction qui résulte de
la puissance maritale. Toutefois, le code italien présente avec
le notre plusieurs différences:
1° L'autorisation maritale n'est pas nécessaire
si le mari est mineur, interdit, absent, condamné à de certaines
peines, et il n'est pas nécessaire de recourir comme chez nous à
l'autorisation judiciaire. La femme a commencé d'être capable
au moment où le mari a cessé de l'être.
2° L'autorisation maritale cesse encore d'être
requise à dater de la séparation de corps. Si la séparation
a eu lieu par la faute de la femme, c'est la justice qui autorise; si c'est
par la. faute du mari, il n'est plus besoin d'aucune autorisation;
3° Le mari peut, par acte public, donner à
sa femme une autorisation générale;
4° Lorsqu'il y a opposition d'intérêt
entre les deux, la femme doit avoir l'autorisation de la justice.
Nous n'étonnerons personne en ajoutant que
la législation de tous les États de l'union américaine
est plus libérale que la notre, Mais dans un de ces États
existe une loi remarquable, que nous ne pouvons nous dispenser de signaler.
Elle permet à la femme mariée de disposer des objets mobiliers
de la maison sans le consentement du mari, tandis qu'elle ne permet pas
au mari d'en faire autant sans le consentement de la femme, attendu, dit
cette loi, " que le mari par sa. nature est disposé à porter
au dehors le produit des économies de la femme, tandis que la. femme,
au contraire, est disposée par sa. nature à la conservation
et à l'augmentation du bien-être intérieur, et que
si elle se résout à en aliéner les éléments
constituants, ce n'est que sous l'empire d'une nécessité
urgente et des pressants besoins de la famille, "
De telles considérations ne revèlent-elles
pas un sentiment profond et vrai, un respect sincère des réalités
sociales et des penchants créés chez les deux sexes ou par
la nature seule, ou par la. nature, la coutume et l'éducation combinées?
PROPOSITION DE LOI