Assemblée nationale
25 novembre 1876
M. Boysset. M Granier de Cassagnac a fait, hier, l'historique
sommaire des rapports de l'Église avec l'État, en ce qui
concerne la question matérielle, la question purement financière
des intérêts. Je ferai, très rapidement aussi, la contre-partie
de cet historique en y ajoutant les rectifications que commande la vérité.
On vous a rappelé hier en excellents termes,
et en termes habiles, que avant 1789, il y avait une religion. d'État.
A cette époque, l'Église était chargée d'un
immense service public, - le service du culte, le service religieux, -
elle était aussi gardienne unique de notre état civil; elle
avait de plus l'enseignement. Elle avait donc une fonction complexe d'un
ordre supérieur. Aussi était-elle le premier ordre de l'État;
elle avait le pas sur la noblesse même.
A cette situation supérieure correspondaient
logiquement d'immenses domaines, une immense richesse, une situation financière
considérable.
Lorsque l'Assemblée constituante de 1789
eut à l'occuper des biens da clergé - dont je m'occuperai
tont à l'heure, - Talleyrand évaluait à deux milliards,
- et l'évaluation était très faible, - l'ensemble
des richesses immobilières du clergé. Ce n'était pas
deux milliards seulement, c'était trois milliards qui constituaient
la valeur totale des richesses immobilières qui étaient,
alors, entre les mains de l'Église. Et, en admettant comme exacts
les calculs de M. Granier de Cassagnac au point
de vue de la dépréciation des valeurs, en tenant pour
exactes les proportions qu'il a établies, ces trois milliards de
richesses immobilières représentent cinq à six milliards,
c'est-àdire la moitié au moins de la fortune immobilière
de la France.
A ces richesses immobilières,
il fallait ajouter encore des richesses mobilières d'une importance
incalculable. Le produit de ces richesses immobilières était
de 70 millions au moins, auxquels il fallait ajouter 80 millions de dîmes,
ce qui constituait un budget annuel basé sur les richesses immobilières
et sur des habitudes traditionnelles dont le clergé revendiquait
énergiquement le maintien, ce qui constituait, dis-je, un budget
d'environ 150 millions pouvait représenter 500 millions au moins
de notre monnaie.
Ainsi, messieurs, immenses services, immense puissance.
immenses richesses.
Vous savez aussi, messieurs, comment l'Assemblée
nationale de 1789, enfermée dans les inextricables embarras de finances
qui lui avaient été légués par la royauté
absolue, arriva à mettre la main sur les richesses possédées
par l'Église; alors intervint un acte qui a été examiné
et qualifié, et mal qualifié, hier. M. Granier de Cassagnac
a bien voulu reconnaître qu'il n'y avait pas eu spoliation, mais
il a cru pouvoir affirmer qu'il y avait eu contrat.
Non, non, point de contrat entre l'Église
et la Nation représentée par l'Assemblée constituante!
C'est une erreur complète, j'en demande pardon à l'honorable
M. Granier de Cassagnac. L'histoire est là; les débats mémorables
qui intervinrent alors sont présents à toutes les mémoires:
Mirabeau, Talleyrand, l'abbé Maury, l'abbé de Montesquiou
prirent aux débats une part très active, très passionnée,
très insistante.
Mirabeau démontra que les biens qui avaient
été si longtemps dans les mains du clergé et qu'il
tenait de dotations royales ou princières, ou particulières,
étaient simplement un dépôt, base de produits et de
ressources à l'aide desquelles le clergé pouvait subvenir
à ces immenses services que j'ai rappelés tout à l'heure,
(Très
bien: à gauche.) et que, dès lors, ces biens possédés
à titre purement précaire pouvaient toujours revenir à
l'État, que l'État seul en était propriétaire...
(Très bien! très bien! à gauche), que cette propriété
il entendait la maintenir, que ce n'était pas un droit nouveau,
que c'était la consécration d'une situation traditionnelle,
constitutionnelle en quelque sorte,, qu'il fallait le déclarer,
le constater, et en déduire, suivant les situations, toutes les
conséquences. Voici les paroles même de Mirabeau ; voici le
résumé des considérations exposées par Mirabeau
à la séance du 2 novembre :
" Vous allez décider une grande question.
La nation et l'Europe sont attentives. Nous nous sommes arrêtés
jusqu'à présent à de frivoles, à de puériles
objections. C'est moi qui ait eu l'honneur de vous proposer de déclarer
que la nation est propriétaire des biens du clergé. (Très
bien! à gauche.) Ce n'est point un droit que j'ai voulu faire
acquérir à ta nation; j'ai voulu constater seulement celui
qu'elle a, qu'elle a toujours en, qu'elle ana toujours,
" ... S'il faut en croire quelques membres du clergé,
le principe que je propose est une erreur. Le clergé est propriétaire,
et la religion, la morale et l'État seront ébranlés
si l'on touche à ses immenses richesses. "
Et Mirabeau continuait :" C'est pour la nation entière,
ne vous y trompes pas, que le clergé a recueilli ses richesse.;
c'est pour la nation que la loi à permis au clergé de recevoir
des donations; puisque, sans ces libéralités, la société
aurait été forcée elle-même de donner au clergé
des retenus dont ces propriétés, acquises de son consentement.
n'ont été que le remplacement momentané. Et c'est
pour cela que les biens de l'Église n'ont jamais eu le caractère
de propriétés particulières. " (Très bien
! très bien! à gauche.)
Mirabeau assimilait ensuite ces biens immeubles
de l'Église aux biens composant le domaine de la couronne, qui ne
sont en réalité, disait-il, que du biens nationaux, dont
le roi à tout au plus l'usufruit (Très bien! à
gauche. )
" Les biens du clergé, comme le domaine de
Ia couronne sont une grande richesse nationale. Les ecclésiastiques
n'en sont ni les maîtres ni les usufruitiers; leur produit est destiné
à un service public.
"Rien de commun entre ces sortes de biens et les
propriétés individuelles. "
C'est à la suite de ces grands débats
que l'Assemblée, à la forte majorité rappelée
hier par l'honorable M Granier de Cassagnac, vota la mainmise de la nation
sur les domaines immobiliers qui avaient été perdant de longs
siècles entre les mains de l'Église.
Dès lors, tout le système, qui vous
a été exposé hier tombe. Non, je le répète,
ce n'était pas un contrat. L'Église, au contraire, par l'organe
de CazaIès et de Maury, protesta violemment, âprement, contre
ce qu'elle qualifiait hautement de spoliation. On invoqua les traditions,
l'autorité de saint Ambroise et de saint Augustin pour affirmer
la ferme et plénière propriété de l'Église,
et l'Assemblée nationale, peu touchée de ces protestations
et de ces revendications, déclara, avec Mirabeau, que ces biens
étaient biens nationaux, qu'ils n'avaient jamais perdu, qu'ils ne
pouvaient perdre cette qualité en aucun temps et sous aucun
prétexte. (Nouvelle approbation à gauche.)
Seulement, l'Assemblée constituante, considérant
comme n'ayant pas cessé d'être un service public le service
de la religion catholique, déclara que, dès lors, il y avait
lieu de substituer au mode de rémunération adopté
jusqu'alors à ce service public une rémunération d'une
nouvelle nature se produisant sous une autre forme: la rémunération
budgétaire. L'Assemblée constituante la substitua aux ressources
anciennes provenant des biens du clergé Elle l'établit dans
la plénitude de son autorité et de son droit.
Ainsi point de contrat, mais une méthode
nouvelle de rétribution pour un service qui continuait à
apparaître comme service public. Plus tard, la Constitution de l'an
III déclara que l'État ne reconnaissait aucun culte, qu'il
n'en salariait aucun. que tout culte était libre, que la sécurité
et la tranquillité publiques limitaient leurs droits respectifs.
Puis. arrive le Consulat, Ce n'est certes pas par
l'effet de sa foi religieuse que le premier consul entra en pourparlers
avec le Saint- Siège; on sait assez que ce fut sous l'influence
unique de vues ambitieuses. (Très bien! à gauche. )
M. Vernhes C'était un instrument de son règne !
M. Charles Boysset. Le Concordat intervint. Il rétablit
à titre de service public, à titre de religion d'État,
la religion catholique.
Apparaît ensuite le régime de 1815,
qui confirme et qui aggrave cette situation, à tel point que le
dimanche devient obligatoire par la loi de 1814, que la peine de mort est
édictée en 1825 contre quiconque touche aux vases sacrés
ou aux saintes hosties.
Enfin, nous arrivons à 1830.
A partir de 1a Charte de 1830, qui abolissait la
religion d'État, proclamait la liberté des cultes, une modification
profonde se produit Liberté complète de religion ou, en termes
plus généraux, de doctrine,
Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que
dès lors la religion catholique perd irrévocablement ce caractère
de domination, ce caractère d'universalité nécessaire,
juridique, obligatoire, dont elle s'était prévalue dans les
siècles précédents, et qui avait eu, pour conséquence
forcée, logique, fatale: au quatorzième siècle
la création de l'inquisition, au seizième siècle
la Saints Barthélemy, au dix-septième siècle la révocation
de l'Edit de Nantes. (Vive a approbation à gauche.) Le culte
israélite ou l'un des cultes protestants succédait- il à
cette domination, ainsi perdue par l'Église catholique? Non, personne
ne pourra le soutenir un seul instant. Aucun autre culte n'était
substitué au culte catholique en tant que domination. A partir de
cette époque, liberté complète, absence complète
de prédominance.
Cessation do toute domination d un culte sur l'autre;
plus de religion dominante, plus de religion dominée.
A partir de ce moment où est donc le service
public?
Si aujourd'hui nous traversons par la. pensée
notre société française, la société
légale, la société officielle, que trouvons-nous?
Nous rencontrons bien des catholiques, des israélites, des protestants
de la confession d'Augsbourg, des protestants de la confession de Genève;
mais, à coté, mais au delà de ces quatre cultes privilégiés,
nous trouvons vingt sectes protestantes absolument distinctes et dissidentes.
Nous trouvons le déisrne avec ses mille formes individuelles. Nous
trouvons le scepticisme et l'indifférence. Nous trouvons la grande
école scientifique qui n'accorde son hommage et sa foi qu'à
l'expérimentation, à la démonstration, Et, enfin,
la négation dans ses plus audacieuses formules. Et, toutes ces doctrines,
elles ne sont pas seulement tolérées, mais, dans l'état
de notre droit public, chacun leur doit à toutes sans exception,
le respect et la déférence. (Vive approbation à
gauche.)
C'est là une situation indéniable.
Dès lors, où est la doctrine privilégiée?
où est le service public ? Si vous avez autant de doctrines que
d'hommes, où est le service public, intéressant la société
tout entière et chacun des citoyens ?
M. Granier de Cassagnac a donné hier des
exemples de services publics. Le service public, c'est l'armée,
par exemple. L'armée est une école de discipline intérieure,
salutaire par excellence: l'armée défend notre sol, elle
protège nos frontières, Quel est le citoyen qui en France
ne soit pas intéressé à ce service , précieux
et tutélaire ? Pas un seul! Il y a là un intérêt
général, un intérêt universel, indéniable.
Si nous considérons l'administration, nous trouvons qu'il y a des
nécessités de gérance intéressant tous les
citoyens, sans exception. Service public, inscrit justement au budget,
avec allocation convenable.
On a a cité encore la magistrature. Certes,
il est nécessaire qu'au nom d'une loi unique les contestations qui
peuvent s'élever entre les citoyens reçoivent une solution
pratique, régulière, aussi équitable que possible,
par les décisions de fonctionnaires légalement institués.
Ici encore l'intérêt de tous se trouve manifestement en jeu.
Il est nécessaire et utile à tous que cette magistrature
recherche, saisisse et châtie les méfaits qui peuvent se produire
parmi nous. L'intérêt est manifestement universel. Il y a
service public et indemnité correspondante.
Mais quand il s'agit de doctrines, où est
la service, je le demande avec insistance ? Est-ce que le salaire que vous
attribuez aux catholiques ne blesse pas les protestants d'Augsbourg ou
de Genève ? Est-ce que la. subvention des juifs ou des protestants
n'irrite pas les catholiques ? Est-ce que les déistes, les hommes
de science et les hommes de négation peuvent accepter comme légitime,
comme justifiée la rémunération allouée aux
catholiques, aux. juifs, aux protestants. (Très bien à
gauche.)
En vérité, ces considérations
sont triviales à force d'être vraies!
Vous subventionnez donc aujourd'hui quatre doctrines
privilégiées, quatre doctrines inconciliables entre elles,
qui se détestent ou qui tout au moins se heurtent et se blessent
mutuellement. Vous les salariez toutes quatre et vous nous obligez, nous
qui avons le droit de n'appartenir à aucune de ces doctrines, et
qui, en réalité, leur demeurons absolument étrangers,
vous nous contraignez à contribuer à la dépense sous
ce faux prétexte, sous cette fiction mensongère que c'est
là un service public ! (Assentiment à gauche.)
La solution, elle est simple. Le service public
disparaissant, il reste un service particulier que chaque citoyen peut
se procurer à sa convenance et rémunérer personnellement
dans telles proportions qu'il aura déterminées. Nous sommes
des hommes de liberté ; nous n'entendons ni persécuter ni
même gêner personne; nous voulons le respect des Consciences
et pour les autres et pour nous-mêmes. C'est à ce titre que
nous demandons de rayer du budget général ce qui concerne
le payement de ce service doctrinal ou théologique purement personnel
et nullement social, absolument comparable au service scientifique, au
service esthétique, au service industriel que chacun de nous peut
se procurer à ses dépens, la liberté pour tous encore
une fois, mais point cie service public. puisqu'il. y a ici une série
de services purement individuels qui doivent être indivIduellement
rémunérés. (Très bien !)
Que vous preniez certaines précautions de
prudence, de justice, d'équité, que vous admettiez, à
votre budget, même telles ou telles pensions au profit de ceux qui
ont ce qu'on appelle des droits acquis, ce mot dont on a tant abusé!
- que vous dotiez à titre purement individuel, soit viager, soit
temporaire, un certain nombre de ceux qui sont aujourd'hui investis de
fonctions ecclésiastiques, rien de mieux, je ne m'y oppose pas pour
ce qui me concerne; il y a des nécessités de transition que
je reconnais et que je proclame: mais plus de service public, universel,
intéressant tous les citoyens; donc, plus d'allocation budgétaire
pour cause de service public. (Marques d'approbation.)
Telles sont, messieurs, les considérations
que je vous prie de peser dans vos consciences, et qui, j'en suis sûr,
paraîtront à beaucoup d'entre vous tellement frappantes et
saisissantes, qu'ils les regarderont comme devant tôt ou tard produire
leurs fruits, car il est possible que la Chambre, en face d'une mesure
de cette importance, éprouve des hésItations et désire
des atermoiements; mais il est certain pour moi que tôt ou tard,
quand le moment sera venu - et ce moment ne peut tarder, vous arriverez
à la seule solution possible. logique, efficace en face des difficultés
qui nous obsèdent
M. Barodet. Elle s'est aggravée!
M. Charles Boysset. Oui, elle s'est modifiée; elle s'est modifiée avec aggravation, comme on le dit très justement au pied de la tribune. Tout le monde le voit, le sent, le sait. Et, en effet, tandis que 1a société civile continuait à progresser du côté de l'émancipation universelle, du coté de la liberté de science et de conscience, tandis que le régime démocratique se fondait définitivement parmi nous, qu'arrivait-il d'autre part? Il se produisait forcément une dissidence de plus en plus accentuée entre la société et l'Église. Cela était fatal encore une fois. Les évêques de France, dont quelques uns avaient été, il y a quinze ou vingt ans, signalés comme atteints de mollesse ou comme enclins à la résistance à l'endroit de l'autocratie pontificale et qui, pour cc fait, avaient été réprimandés avec véhémence par le Saint-Siège, - je ne fais ici que répéter ce que disait il y a quelques mois l'honorable M. Keller avec sa. sincérité, avec sa hauteur de pensée et de parole, et M. de Mun 1'a redit après lui, et tous deux sans doute sont prêts à le redire - les évêques de France se sont serrés autour du Saint-Siège pontifical; autour des évêques se sont serrés tous les membres du clergé par une discipline rigide.. Autour de l'Église ainsi rangée autour du trône pontifical , tous les fidèles se sont également réunis et groupés. Et, aujourd'hui, vous avez une masse compacte, homogène, étroitement unie dont je vous félicite, car vous avez vos doctrines, et je crois à la sincérité des hommes; je laisse ici tout ce qu'il peut se produire de misères, d'intrigues, de convoitises, d'ambitions personnelles et matérielles au milieu de tout cela, je ne veux considérer que les passions sérieuses, les convictions sincères et les vues désintéressées. Je crois, je veux croire à la sincérité des hommes .
Eh bien, ce que je trouve, c'est qu'aujourd'hui
le parti catholique est étroitement constitué, que les évêques,
le clergé, les fidèles sont unis intimement et que
de plus, autour de ce parti puissant, et à raison
même de cette puissance. il a pour son malheur
rallié autour de lui comme auxiliaires véhéments
tous les partis mécontents et hors d'usage, les débris
de l'Empire par exemple, aujourd'hui devenus orthodoxes,
à la grande surprise du monde et peut-être apportera-t-on
à cette tribune dans un instant certaines révélations
inattendues el intéressantes.
Ainsi, autour du parti catholique animé de
passions sincères et supérieur auquel j'envoie mon salut
et mon hommage, se sont serrés une foule de débris et d'épaves
politiques qui espèrent, à l'aide de celle grande assochation,
à l'aide de cette puissance, reconquérir leur situation politique,
irrévocablement perdue, (Très bien ! très bien
!)
Ainsi la situation de 1865, alors que M. Rouland
mettait à l'index et incriminait avec véhémence ce
qu'il appelait nettement, énergiquement le parti ultramontain, ne
s'est modifié qu'en un seul, celui de l'aggravation. Les dissidences
sont de plus en plus profondes; la division s'est accentuée, elle
est devenue si visible et si profonde, que de toutes parts on signale les
conflits, le désordre et le trouble qu'elle engendre.
Je lis dans le très beau livre de M. Keller
sur l'Encyclique cette phrase significative:
" L'heure est venue de comparer les doctrines catholiques
avec les idées modernes: il faut choisir entre ces deux drapeaux,
et l'Encyclique nous y invite avec une saisissante opportunité.
"
Voilà où nous en sommes arrivés,
messieurs; il faut choisir, entre quoi? Entre le Syllabus et les
principes de la société moderne, c'est-à-dire encore
une fois l'émancipation définitive, 1a liberté de
science et de conscience, car j'oublie encore ceci, c'est que depuis 1865,
depuis le jour où M. le sénateur Rouland laissait entendre
ces déclarations véhémentes, ces accusations,
cette sorte de réquisitoire contre le parti ultramontain, deux faits
se sont produits : le Syllabus qui s'est publié, qui s'est
répandu, qui s'est affirmé, :avec une opiniâtre énergie,
et que les catholiques ont proclamé comme la loi suprême des
consciences, et les décisions d'un conseil œcuménique, proclamant
au monde l'infaillibilité du souverain pontife.
Messieurs, je ne méconnais point le rôle
qu'a pu jouer l'Église dans d'autres temps. Au risque de me séparer
de quelques-un de mes amis qui professent une opinion contraire, je n'ai
jamais dénié ce rôle considérable; mais aujourd'hui
les temps ont changés, les services sont loin de nous. Mais l'Église
et ses fidèles, qui affirment comme éternelle et divine la
doctrine catholique, ne peuvent, en vérité, que maintenir
leur attitude impérieuse. Les évêques ne peuvent que
répondre aux injonctions de l'autorité temporelle : Nous
savons ce que nous avons à dire ou à taire, nous ne vous
reconnaissons pas le droit de nous ouvrir ou de nous fermer les lèvres
; nous relevons d'un souverain infaillible; lorsqu'il nous transmet ses
décisions, ses lois suprêmes, la loi humaine ne saurait nous
affecter ou nous atteindre : il nous faut transmettre aux nations les décrets
d'en haut.
Ainsi parlent les évêques, au nom du
parti catholique. Or, à cette heure, le code suprême du VatIcan,
c'est le Syllabus, c'est-à-dire la négation de la société
moderne et du régime que la France s'est donné. Comment éviter
les discordances? Oui, il y a rébellion, il y a dissidence
ardente, passionnée, obstinée et, je le répète,
résistance et rébellion logiquement nécessaires. Il
y a quelques jours, M. le garde des sceaux, que je regrette de ne pas voir
à son banc.
M. le ministre de l'intérieur. Il est au Sénat, où il est allé voter.
M. Charles Boysset. M. le garde des sceaux s'exprimait
avec sa vigueur habituelle sur la nécessité impérieuse
de l'application de la loi:
" Quel est le devoir du Gouvernement, je le demande
à tous ceux qui m'écoutent ? n'est-ce pas de faire
observer les lois existantes? Mon honorable collègue
M. le ministre de l'intérieur le disait tout à l'heure à
la tribune, et je le répète après lui :
"C'est notre devoir rigoureux, c'est notre devoir nécessaire
; tant qu'elles existent. nous devons en demander l'observation,
l'observation impartiale. "
On a donc tort de dire que nous devrions considérer
comme non avenues toutes les lois qui ont été faites
sous un autre régime; nous devons les considérer comme existantes.
Aussi les défendrons-nous tant qu'elles n'auront. pas été
abolies; aussi en demanderons-nous l'application, et, quant à la
magistrature, elle fera son devoir en les appliquant,."
Et il terminait par ces mots :
" Quant à présent, ce que je voulais
dire à la Chambre, c'est qu'il y a des lois, que ces lois, existent,
que nous les maintiendrons, que nous les ferons observer; et, en second
lieu, que nous les faisons observer à l'égard de tout le
monde, (Interruption sur certains bancs à gauche.} Je le
répète, à l'égard de tout te monde! Et, pour
nous, ministres de la loi, il n'y a pas de parti ni dans cette Chambre,
ni en dehors ; quiconque viole la loi doit être poursuivi, (Très
bien! très bien !) "
C'est là un ferme langage. Mais les faits?
Est-il certain que 1a loi soit observée et
respectée? N'est-elle pas au contraire gravement méconnue
de la part de l'Église ?
Tous nous savons que la loi est méconnue
et bafouée. Un. exemple seulement, messieurs, parmi les plus graves.
,
Que dit l'article 24 des articles organiques? "
Ceux qui seront choisis pour l'enseignement dans les séminaires
souscriront la déclaration faite par le clergé de France
en 1682 et publiée par un édit de la même année.
Ils se soumettront à y enseigner la doctrine qui y est contenue,
et les évêques adresseront une expédition en forme
de tette soumission au conseiller d'État chargé des affaires
concernant les cultes."
Est-ce que ces dispositions sont exécutées
? Lorsqu'on interroge à cet égard M. le garde des sceaux
ou M. le ministre de l'instruction publique, sur ce qui se passe dans les
séminaires, où une surveillance permanente devait être
légalement exercée, l'honorable garde des sceaux et l'honorable
ministre de l'instruction publique sont obligés de confesser que
les séminaires leur sont fermés à double tour, et
qu'il ne peuvent en aucune manière y faire pénétrer
leur surveillance.
La déclaration de 1682 est-elle enseignée
? Qui le soutiendrait ? Chacun sait le contraire. Et cette déclaration
de 1682, messieurs, ce n'est ni une décision de théologie,
ni une manifestation insignifiante et secondaire à faire appliquer
parmi nous ; non, c'est un document d'ordre supérieur, c'est une
loi d'État, consacrant l'indépendance du pouvoir temporel
en face du pouvoir spirituel, contenant défense au pontife romain
de s'ingérer dans les affaires de l'État.
Lorsque cette déclaration de 1682 est parue,
sous le règne de Louis XIV, trois ans avant la révocation
de l'Edit de Nantes, elle fut enregistrée comme loi d'État.
Louis XIV rendit un édit formel, dûment enregistré
par le parlement, aux termes duquel la déclaration des évêques
d e France devait être rigoureusement enseignée, non seulement
dans les établissements catholiques, mais dans l'université
même, alors aux mains de l'Église. Il y avait obligation impérieuse
de souscrire, à cet égard, des soumissions formelles ;il
y avait surveillance rigoureuse exercée avec cette âpreté
qui n'appartient qu'aux despotes.
Quelques années après le Concordat
de 1801, un autre despote, Napoléon 1er, reprit pour son compte
personnel l'édit de Louis XIV. Il le fit publier comme loi d'État
; de telle sorte, que la déclaration de 1682 a reçu deux
ou trois consécrations de premier ordre et de haute importance.
Consultez le Bulletin des lois, en effet, vous y trouverez, à
la date du 25 février 1812, l'édit de Louis XIV adopté
par l'empire.
"..........."
Ainsi, messieurs, c'est sur le Concordat qu'est
fondé l'allocation budgétaire du culte catholique. Au Concordat
se rattachent étroitement les articles organiques ; ils sont comme
le Concordat lui-même, une loi de l'État ; ils ont la même
valeur légale ; ils ont été l'objet d'un seul et même
rapport; ils ont été votés en même temps par
le corps législatif ; leur force légale ne peut être
sérieusement contestées, pas plus, en vérité,
que celui du code civil lui-même. (Très bien! très
bien ! à gauche.)
Eh bien, ce Concordat et ses articles organiques
qui en seront une dépendance nécessaire et où se trouve
prescrit l'obligation d'enseigner la déclaration d e1682, loi de
l'empire, aujourd'hui encore existante, tout cela reste inexécutées
en dépit des déclarations si fermes de M. le garde des sceaux.
Le parti catholique, le parti de l'Église, à laquelle cependant
sont continuées les subventions budgétaires, se rit de la
loi. (Très bien ! à gauche.)
Combien d'autres violations flagrantes de la loi
ne pourrais-je point citer à cette tribune !
..............................
Et c'est dans ces conditions, messieurs, que vous
subventionnez, que vous voulez continuer à subventionner un service
qui, je crois vous l'avoir démontré, n'est point un service
public, qui n'est plus qu'un service de doctrines individuelles, particulières,
privées ! C'est dans ces conditions que vous voulez accorder des
subsides considérables à une association puissante qui a
pour chef un souverain infaillible, dont les Syllabus constitue le décret
suprême et qui, comme couronnement de cette œuvre, proclama impossible
toute réconciliation entre lui et la civilisation moderne ! C'est
à cette société puissante, à cette Église
hautaine et dissidente que vous faites des conditions particulièrement
privilégiées ! C'est à cette Église violatrice
des lois que vous donnez des subventions et des privilèges !
C'est à cette Église que vous accordez
je ne sait quelles faveurs continuelles ! c'est pour elle que vous ouvrez
complaisamment 40 000 chaires dans lesquelles on prêche le Syllabus,
c'est à dire la guerre à la société moderne,
à la société républicaine qui vit de liberté
; c'est à elle que vous ouvrez 40 000 chaires pour y prêcher
toutes les idées contraires aux principes indiscutables de notre
société présente, à tous les éléments
sociaux que nous avons conquis : liberté de cultes, liberté
de conscience, liberté de presse, suffrage universel, mariage civil,
etc. . Laissez-moi vous dire qu'à mes yeux c'est de la démence.
En droit comme en fait, vous ne pouvez maintenir
cet état de choses. Si vous ne le réformez aujourd'hui même
- car peut-être vos délibérations actuelles s'y refuseront,
- j'ose déclarer que , nécessairement, cette solution est
prochaine ; ce sera l'œuvre de cette Chambre ou de celle tout au moins
qui lui succédera.
C'est la solution unique. Nous la réclamons
hautement au nom du droit, au nom de la justice, de la logique et de la
liberté. . (Très bien! très bien ! et applaudissements
à gauche.)
............
M. le prince Jérôme-Napoléon Bonaparte.
Messieurs, j'ai demandé la parole et je monte à cette tribune
pour remplir un devoir, celui de signaler les empiétements successifs,
que je considère comme un grand danger pour mon pays, du parti clérical.
(Mouvements
divers)
......................
26 novembre 1876
.......................
M. Dufaure. garde
des sceaux, ministre de la justice et des cultes, président
du conseil. Messieurs, la discussion générale
du budget des cultes a continué, et je ne m'en plains pas. A l'occasion
de l'article 1er, elle est même devenue plus générale,
plus complète, plus étendue, plus élevée qu'elle
ne l'avait été au commencement de nos débats. Il ne
faut pas se dissimuler l'importance de 1a proposition que l'honorable M.
Boysset et ses amis ont présentée comme un amendement. Cet
amendement, on l'a dit, on l'avoue, n'est pas la suppression
d'un article du budget; il est le retranchement de tout le budget, et avec
le retranchement du budget la réalisation de celle formule: la séparation
de l' Église et de l'État.
L'honorable M. Bardoux a fait entrevoir, dans des
termes que je ne saurais assez louer, les conséquences immédiates
de ce que l'on demande à la tribune. La séparation de l'Église
et de l' État, quoi que l'honorable préopinant puisse dire
du dévouement que mettra tout le monde catholique à venir
au secours des 50,000 ecclésiastiques que l'on prive de ce qui les
fait vivre, quoi qu'il dise, il ne faut pas nous le dissimuler, c'est la
déclaration que les prêtres vénérables qui ont
donné à leurs concitoyens depuis longues années le
secours de leurs paroles, de leurs conseils, de leurs consolations, seront
immédiatement renvoyés de leurs presbytères... -
voix à gauche. Non! non! on n'a pas
dit cela.
M. le garde des sceaux. ... que ces modestes églises
de village, comme nos vieilles cathédrales, seront immédiatement
délaissées, abandonnées.
voix à gauche. Non! non! (Très
bien! très- bien! à droite et au centre.)
voix ci droite. C'est leur but !
Plusieurs membres à gauche. Pourquoi?
M. le garde des sceaux. On me demande pourquoi '? Et ceux qui
me le demandent réclament la suppression de tous les chapitres du
budget, dans lesquels se trouvent les crédits nécessaires
pour entretenir et réparer les églises et les cathédrales!
Leur demande même répond à la question qu'ils prenaient
la peine de m'adresser.
Ainsi, messieurs, je le disais, j'avais le droit
de le dire: c'est la conséquence immédiate de votre proposition;
vous voudriez la dérober aux regards, vous ne le pouvez pas.
Oui, modestes églises de villages, belles
cathédrales de nos villes, tout sera livré aux ravages
du temps, personne ne viendra plus les défendre. (Dénégation
sur plusieurs bancs gaucho.)
M. Barodet. Il n'y a donc plus de catholiques en France ? .
M. le garde des sceaux. Je suis étonné que mes collègues veuillent prolonger l'ironie que M. Talandier avait commencée...
M. Talandier. Je n'ai pas parlé ironiquement.
M, le garde des sceaux. Ils ne connaissent pas la France, ils
ne savent pas que dans chaque commune, même dans la plus pauvre il
y a une église que la. piété dé nos pères
a construite; ils ne savent pas que cette église quand on réunirait
les subventions de tous les habitants de la. commune, jamais on ne parviendrait
à la faire entretenir. Ils n'ont fait aucune attention à
cela; ils sont au milieu de Paris, au milieu des richesses de la capitale
; ils savent bien qu'on peut y faire de grandes quêtes, de grandes
collectes; ,cela est vrai mais croyez-vous que, dans nos campagnes, il
en soit ainsi?
Messieurs. vous vivez. dans, un monde qui est étroit,
qui est exclusif, qui vous empêche dc connaître le pays. (Marques
d'approbation à droite et au centre,) ,
Plusieurs membres à gauche. Nous le
connaissons !
..................................................................
Maintenant, on ne s'en préoccupe
pas, mais on arrive à se dire: Pourquoi cette réunion, cette
cohésion de l'Église et de l'État? Pourquoi ne pas
les séparer ? Pourquoi salarier une Église catholique, une
Église protestante, une Église de la confession d' Augsbourg
et même une Église israélite ? Pourquoi?
Je voudrais bien savoir à quelle époque
on a osé, dans un pays, se séparer de la ,religion au point
où on veut le faire ?
Je n'en connais qu'un exemple; et, sans vouloir
blesser personne, - je déclare que je suis monté à
la tribune avec le dessein de parler avec un calme profond, et si parfois
je paraissais manquer à mon engagement, ce se raient les interruptions
qui m'y conduiraient, - sans vouloir absolument blesser aucun de nos honorables
collègues, je dis qu'une fois il y a eu une autorité, bien
précaire, hier usurpée, mais enfin il y a eu une autorité
qui a déclaré 1a séparation de l'Église et
de l'État, et, vous allez le voir, par les motifs que l'on invoque
aujourd'hui à la tribune.
En effet, je trouve dans le Journal officiel de
la Commune .. (Exclamations sur plusieurs bancs à gauche.)
A droite. Très bien! très bien!
M. Georges Perin. Il faut qu'une thèse soit bien mauvaise pour qu'on soit réduit, pour la défendre, à de pareils moyens oratoires !
M le président. Veuillez donc ne pas interrompre, messieurs !
M. le garde des sceaux. Voulez-vous me permettre de lire, monsieur
Perin?
" La Commune de Paris,
" Considérant que le premier des principes de la République
française est la liberté ;
" Considérant que la liberté de conscience est la première
liberté;
" Considérant que le budget des cultes est contraire à
ce principe, puisqu'il impose les citoyens contre leur propre foi. "
M. Talandier. C'est très logique!
M. le garde des sceaux. M. Talandier trouve cela. très logique.
M le comte do Douville-Maillefeu. Sans doute, et c'est vrai !
M. le président. Veuillez donc ne pas interrompre, monsieur de Douville-Maillefeu; vous avez demandé la. parole; vous répondrez.
M. le garde des sceaux. Je continue :
" Considérant, en fait, que le clergé
a été le complice des crimes de la monarchie contre la liberté,
" Décrète:
" Art. 1er.- L'Église est séparée
de l'État,
" Art. 2. - Le budget des cultes est supprimé.
" Art. 3. - Les biens dits de mainmorte appartenant
aux congrégations religieuses, meubles ou immeubles, sont déclarés
propriétés nationales. (Ah! ah! à droite.- Voilà
! voilà !)
"Art. 4. -Une enquête sera. faite immédiatement
sur ces biens, pour en constater la nature et les mettre à la disposition
de la nation. " (Bruit à gauche.)
Messieurs, vous avez, remarqué parmi les
considérants dont je viens de vous donner lecture celui que développait
tout à l'heure l'honorable M. Talandier en commençant son
discours et que M. Boysset présentait hier.
Un membre à gauche. Parfaitement !
M. le garde des sceaux. Parfaitement ! dites-vous ? Laissez-moi y répondre.
A droite. Très bien! - Parlez ! parlez !
M. le garde des sceaux. On a dit: C'est une tyrannie que de m'obliger,
moi, citoyen, à salarier un culte dans lequel je n'al aucune foi,
qui me parait non-seulement inutile, mais dangereux..
On n'a pas vu, je crois, à quelles conséquences
on arrive avec un argument do cette nature. Il est étrange
de le voir présenter au moment où nous délibérons
sur cette grande loi de l'État qui a pour objet de réunir,
d'après les principes de la justice la plus sévère,
toutes les ressources qu'on peut trouver dans les forces contributives
du pays afin de les employer à l'usage de tous les services publics.
(Très
bien ! très bien !) .
Il ne s'agit pas de savoir si un des services publics
pour lesquels nous votons le budget est utile à tont le monde; il
s'agit de savoir s'il a une utilité nationale et locale suffisante...
A droite. C'est cela! c'est évident !
M. do Baudry-d'Asson. (Très bien! très bien !)
M le garde des sceaux. ... pour que l'État vienne pourvoir
à sa dépense. Mais avec le système qu'ont présenté
nos deux honorables collègues, M. Boysset et M. Talandier, il n'y
a plus de budget ! Vous n'aurez qu'à décomposer, je ne dis
pas tous, mais une bonne partie des articles du budget, vous trouverez
à tout moment quelqu'un qui vous dira: Mais cet article du budget
ne m'intéresse pas; c'est une tyrannie que de me demander de payer,
de salarier ce service qui m'est étranger ! (Réclamations
à gauche. - Marques d'assentiment au centre et à droite.).
Demandez à ce pauvre cultivateur, dont le
fils abordera à peine le seuil de l'école primaire, demandez-lui
pourquoi il est appelé à payer les frais de toutes les facultés,
de toutes les universités, de l'école supérieure,
des écoles secondaires; jamais son fils ne appelé à
participer aux bienfaits de l'instruction à divers degrés
distribuée par ces établissements, et cependant il contribue
à leur entretien.
M. Laroche-Joubert. Il a même contribué à édifier et continue à subventionner 1e nouvel Opéra qu'il ne verra jamais !
M. le garde des sceaux. Et remarquez, messieurs, que ce que nous
disons de ces différentes conditions sociales il faudra le dire
des différentes régions de la France; il faudra le dire des
industries diverses auxquelles nos populations se livrent. (C'est vrai
- Très bien!)
J'ai voulu répondre à cette objection.
non pas qu'elle soit, à mon avis, très sérieuse, mais
elle a été formulée avec tant d'assurance dans le
discours très logique que prononçait , hier, l'honorable,
M. Boysset, et aujourd'hui avec tant de chaleur l'honorable M. Talandier,
qu'il m'a été impossible de ne pas m'y arrêter
un moment pour montrer qu'un argument de cette nature,
qu' une prétention semblable sépare, isole, rend étranger
l'un à l'autre chacun des intérêts de ce pays;
on crée ainsi l'égoïsme le plus profond, quand
supprime tout ce qu'il y a de grand, à voir tous les
citoyens d'un pays concourir à ce qui peut être utile à
chacune de ses parties.
(Très bien! très bien!)
Est-il vrai que les services rendus par les ministres
des religions ne sont utiles qu'à un petit nombre de personnes
? Vous le prétendez. Mais nous sommes membres d'une religion à
laquelle appartient la. grande majorité de la nation et une majorité
considérable.
Vous abusez de ce que quelques catholiques ne sont
pas très fervents... (Rires ironiques à gauche.)
Vous êtes bien gais aujourd'hui, messieurs;
moi, je parle sérieusement.
A droite et sur plusieurs bancs au centre,
Très bien! très bien! - Parlez!
M. le garde des sceaux, Je le répète : vous vivez
dans un monde qui ne connaît ni les choses ni les hommes. Vous m'interrompez
par des mots sans portée et vous m'empêchez de continuer mon
raisonnement,
J'y reviens.
Je disais à la Chambre que ce ne sont pas
des services médiocres que rendent à la. nation les clergés
des religions reconnues. C'est au clergé catholique que vous vous
adressez spécialement et, alors, je réponds: Comment! dans
les 40 000 communes de France, il y a un modeste ecclésiastique
qui est à la disposition de ses concitoyens de tout rang, de toute
fortune, de tout âge; on a besoin de lui en toutes circonstances;
on l'appelle au chevet d'un malade, il y est immédiatement le jour
et la nuit; on a un 'enfant à baptiser, il le baptise ; il bénit
les mariages ; il prépare les enfants à la première
communion; il enseigne à tous les lois de la morale la plus pure
et la plus élevée qui ait jamais été connue
dans le monde, (Vifs applaudissements à droite.) Il enseigne
cette morale au profit de ceux mêmes qui n'aiment pas la religion,
comme au profit des fidèles... (Nouveaux applaudissements à
droite), car tous profitent de la morale de chacun, et on vient nous
dire que cet homme est inutile et qu'on rémunère en lui un
service auquel l'État ne devrait rien!
Je repousse absolument une prétention
pareille; je ne connais pas, quant à moi, de service plus élevé,
ni plus utile, ni qui mérite mieux protection. Je dis la protection
de l'État: car, messieurs, c'est là tout ce que nous prétendons
pour lui.
Mais la protection de l'État, c'est là
ce qui lui a été assuré, ce qui a été
assuré aux trois cultes reconnus par le Concordat et les articles
organiques. Relisez les expressions par lesquelles l'illustre Portalis
caractérisait la nature de ce contrat. Il disait "Nous ne créons
pas de religion d'État. nous ne créons pas de religion dominante;
cela n'existe plus parmi nous; mais l'État accorde protection à
tous les cultes qu'il reconnaît, et, en échange, les ministres
de ces cultes dont il garantit la discipline, les fonctions, l'existence,
doivent respecter scrupuleusement les lois de leur pays. "
Voix diverses à gauche. Eh bien, qu'ils
les respectent! - C'est ce que nous leur demandons! - Mais c'est ce qu'ils
ne font pas !
M. le garde des sceaux. Messieurs, je vous rappelle les termes
du contrat; je ne peux pas, en même temps, vous montrer qu'il est
observé : attendez!
a gauche. Ah ! ah !
M. le garde des sceaux. Comment! vous imaginez-vous que je puis tout dire il la fois ?
M. le président. Messieurs, veuillez laisser parler M. le ministre.
M. Deschanel. Monsieur 1e président, nous applaudissions la citation.
M. le président. Laissez parler l'orateur que vous interrompez à chaque instant
M. le garde des sceaux. Eh bien, messieurs, c'est là le
contrat: d'un côté, protection du Gouvernement pour les cultes
qu'il reconnaît, pour leur discipline, leur doctrine, pour leurs
ministres, et, d'un autre côté, engagement des ministres de
ces cultes à respecter toujours et en tout temps les lois de l'État.
Il y a donc en un contrat; il a été très nettement
réglé, et, permettez-moi de vous citer textuellement, - cela
en vaut la peine,- les conditions que chacune des parties s'est en gagée
à observer:
Voici les articles 12, 13 et 14 du Concordat
" Tontes les églises métropolitaines,
cathédrales, paroissiales et autres non aliénées,
nécessaires au culte, seront mises à la disposition des évêques
"Art. 13. - Sa Sainteté pour le bien de la
paix et l'heureux: rétablissement de la religion catholique, déclare
que ni elle ni ses successeurs ne troubleront en aucune manière
les acquéreurs des biens ecclésiastiques aliénés
et, qu'en conséquence, la propriété de ces mêmes
biens, les droits et revenus y attachés demeureront incommutables
entre leurs mains ou celles de leurs ayants cause. "
" Art. 14. - Le Gouvernement assurera un traitement
convenable aux: évêques et aux curés dont les diocèses
seront compris dans la circonscription nouvelle."
Jamais, messieurs, contrat plus solennel et, en
même temps, plus clair, n'a été passé et ne
demande davantage à être respecté.
L'honorable M. Boysset a ajouté cependant:
Mais ce contrat n'a pas été observé par toutes les
parties; il y a certains articles qu'on a omis d'exécuter.
Messieurs, il est nécessaire de dire quelques
mots à la Chambre sur ce point, car c'est une partie importante
du discours de l'honorable M, Boysset.
Il y a un article du Concordat qui concerne
le serment des évêques; je dois vous en donner lecture; vous
verrez en quels termes le serment des évêques était
exigé.
" Je jure et promets à Dieu, sur les saints
Évangiles, de garder obéissance, et fidélité
au gouvernement établi par la Constitution de la République
française. Je promets aussi, de n'avoir aucune intelligence, de
n'assister à aucun conseil, de n'entrer dans aucune ligue, soit
au dedans, soit au dehors, qui: soit contraire à la tranquillité
publique; que si, dans mon diocèse ou ailleurs, j'apprends qu'iI
se trame quelque chose de préjudiciable à l'État,
je le ferai savoir au Gouvernement." (Très bien' très
bien! fur divers bancs à gauche,)
Eh bien, qu'avez-vous à interrompre,!
M. Boysset. Personne n'interrompt! Je demande la parole.
M. le garde des sceaux. Demandez la parole et n'interrompez pas !
M. le président. Veuillez faire silence, messieurs.
M. Boysset. Personne n'a interrompu; c'est une manière de provoquer les interruptions, voilà. tout!.....
M. le garde des sceaux. Vous venez de voir les derniers mots
du serment :"Si, dans mon diocèse ou ailleurs, j'apprends qu'il
se trame quelque chose au préjudice de l'État, je le ferai
savoir au Gouvernement. "
Un écrivain de l'époque, qui a été
depuis dans les Assemblées législatives, M. Bignon, disait
" que l'empereur avait voulu se constituer par là une gendarmerie
sacrée. " (Sourires.)
Le serment a été prêté
sous l'Empire; il a été modifié depuis, en ce sens
que l'on a retranché la clause offensante qui le termine , et puis
il a été prêté jusqu'en 1870, lors 'de l'établissement
du Gouvernement de la défense nationale.
A cette époque, un décret de ce Gouvernement
abolit pour tout le monde en France le serment.
..............
Que restait-il à dire à M. Talendier
et à M. Boysset ?
N'ai-je pas répondu à tout ce que
leur ai entendu dire ? je voudrais cependant répondre à quelques
objections qui ont été faites
..............
Et alors, que reste-t-il? Il reste des mots,
encore des mots: la puissance cléricale est menaçante, elle
est à nos portes! Je vous demande à quel caractère
vous la reconnaissez ? (Exclamations sur quelques bancs à gauche.
- Interruption prolongée.)
Voulez-vous me permettre, messieurs, de vous dire
toute ma pensée sur ce point., ( Oui ! oui! à gauche.)
Oh je vous la. ferai connaître bien sincèrement. (Sourires
à droite.)
Quand je lis les publications que nous devons à
nos évêques, quand je les étudie, et quand je les compare
avec les publications dont elles ont été précédées,
permettez-mois de dire que je n'y trouve que des principes absolument conformes
aux nôtres.
...................
M. le garde des sceaux. J'ai demandé à mes procureurs
généraux de faire ouvrir des informations sur les faits principaux
qui m'avaient été signalés ; mais il est arrivé
là, messieurs, ce qui arrive bien souvent : les témoins qui
avaient été si prompts à répandre les bruits,
appelés devant le juge d'instruction ou devant le procureur de la
République, ne se sont plus souvenus de tous les faits qu'ils avaient
racontés. (Rires et applaudissement à droite.)
Laissez-moi vous dire tout ce que je puis
vous affirmer sur ce point. L'ecclésiastique qui, dans sa chaire,
soutient une lutte électorale ou prononce des paroles offensantes
contre quelqu'un, manque essentiellement à ses devoirs et est soumis
à la seule sanction que la loi m'accorde, c'està-dire à
l'appel comme d'abus. (Très bien.) Il a été
pratiqué de tout temps, il le serait encore aujourd'hui. Mais avant
de porter l'appel comme d'abus au conseil d'État, il faut avoir
la preuve des faits sur lesquels il reposerait. (Marques d'assentiment.)
Un membre à gauche. Si l'on ne consulte
que les complices ! (Bruits.)
.................
On nous a dit: au point de vue de l'extérieur,
quel sort faites-vous à la. France? Elle est seule ou presque seule
nation catholique en Europe- Il lui faut alors renoncer il toute alliance.
Voyez son a venir.
J'entends, je l'avoue, avec quelque peine représenter
notre pays comme s'il était complètement isolé, comme
s'il était dépourvu de toute sympathie.
Et puis, à quoi attribue-t-on cet isolement?
Les uns nous disent: C'est la République
! Tant que la France sera en République, elle n'aura aucun allié
dans le monde. Vous pouvez en être sûrs! (Sourires sur divers
bancs.)
Les autres, - et ils viennent un peu du même
côté, - nous disent: Tant que la France sera catholique,
elle ne trouvera aucun allié dans le monde...
A gauche. Non pas catholique, mais cléricale,
cléricale !
M. le garde des sceaux. Oh! vous approuvez cela! (Mais non!.
mais non!)
Expliquez-vous donc, ou plutôt n'interrompez
pas, car je puis me méprendre sur le sens de vos interruptions.
Eh bien, messieurs, il résulte de celle double
déclaration, - elle est bien claire, j'en vois la conséquence,
- c'est que tant que la France n'abjurera pas la foi CAtholique...
voix diverses à gauche. On n'a pas
dit cola! - Il n'est pas question de cela !
M. le garde des sceaux. ..... tant que la France n'abjurera pas
la foi catholique, tant qu'elle n'abjurera. pas la foi républicaine,
elle ne sara rien dans la monde.
Ne voyez-vous pas où cela vous conduit,
vous qui approuvez de telles objections?
Messieurs, je vous prie d'être une nation
qui s'appartienne, et de ne pas demander au monde quelles doivent être
vos opinions et votre constitution, sous le rapport de la foi religieuse
comme sous le rapport da la foi poitique. (Marques nombreuses d'assentiment.)
A gauche. Ici nous sommes d'accord !
.......................
M. Charles Boysset. Messieurs, ......, J'attendais, je l'avoue,
une discussion solide, une de ces réfutations vigoureuses, comme
M. le garde des sceaux à coutume de les produire......., j'attendais
que les grandes questions de liberté de conscience fussent abordées
à cette tribune. (Exclamations à droite.) .......
il n'en à pas été dit un seul mot et je m'étonne
d'avoir rencontré dans le dis-cours de M. le garde des sceaux, au
lieu de ces considérations d'ordre supérieur, je ne sais
quelles assimilations blessantes pour les auteurs de la proposition. Pourquoi
la Commune a-t-elle été mêlée à tout
cela? Pourquoi ces rapprochements étranges qui visent obliquement
un certain nombre de collègues (Applaudissements à gauche.)
Messieurs, il y a là un procédé
que je recommande à l'attention de la Chambre. Non, il n'était
pas bon, il n'est pas bon que la Commune, il n'est pas bon que les effroyables
événements qui ont ensanglanté l'histoire, il y a
cinq années à peine, soient mêlés aux propositions
et aux actes des membres de cette Chambre. (Nouveaux applaudissements
à gauche.)
Ce sont là des diversions habiles,
sans doute, et je comprends le besoin de ces diversions, car la thèse
défendue par M. le garde des sceaux était, selon moi, une
thèse difficile, une thèse impossible à soutenir,
par les raisons de droit, de liberté, de justice. (Très
bien ! très bien! à gauche)
On nous accuse d'inventer, d'arborer, d'agiter,
le fantôme du cléricalisme ! M. le garde des sceaux prenant
vivement, ardemment, puissamment la cause du clergé, la cause de
l'Église catholique, est venu lire il cette tribune je ne sais quel
mandement de M. l'évêque de Paris, mandement qui date de 1848.
Ah ! messieurs, entre 1848 et l'heure présente,
il faut placer non- seulement trente années, mais une longue série
d'événements dont il faut tenir compte et qui ont fait de
l'Église catholique, ainsi que je le disais hier, un adversaire
de la société moderne, un adversaire du régime républicain,
un adversaire de la. liberté. (Très bien ! à gauche.
- Réclamations l droite.)
On vient déclarer avec assurance, - et c'est
à M. le garde des sceaux que je m'adresse, - on déclare que
la loi n'a jamais été violée. Mais à la chancellerie,
à l'heure où je parle - je le sais et je l'affirme - des
plaintes ont été adressées contre des prédications
véhémentes, contre des philippiques enflammées mettant
à l'index nos institutions, nos lois, cette Chambre même;
j'en appelle au témoignage de ceux de mes collègues qui savent
ce qui se passe et qui connaissent les faits.
Voix diverses à gauche. Oui ! oui
! - T'ous les dimanches!
A droite. Les preuves? les preuves ?
.....................................................
Est-ce quo le Syllabus n'existe pas? Est-il
ignoré da M. le garde des sceaux? En dépit des exclamations
qui peuvent partir du banc des ministres, non-seulemont le Syllabus
existe, mais il y a des commentaires du Syllabus, et il y en a partout;
ils se répandent à profusion non-seulement dans le monde
des fidèles, mais dans les écoles même ou se distribue
l'enseignement élémentaire.
Voici un dignitaire de l'Église, M. Gaume,
évêque in partibus, à ce qu'on m'annonce; il
a publié un Petit catéchisme du Syllabus,
dont je vous demande la permission de vous lire quelques extraits.
A gauche, Lisez! lisez!
M, Charles Boysset. Dès l'avant-propos, On peut voir quels
sont les sentiments, les ardeurs, les passions, qui animent aujourd'hui
l'Église.
" La soumission au Syllabus est un de voir
de conscience pour tous les chrétiens. sans exception. . . . " -
à commencer par M. le garde des sceaux. ( Rires à gauche.)
.
"Tous, par conséquent, doivent connaître
le Syllabus et le connaître si bien qu'il soit pour chacun, prêtre
ou simple fidèle. habitant des villes ou habitant des campagnes,
un oracle invariable. Ainsi l'exige non-seulement l'obéissance à
l'Église. mais encore la nécessité d'éviter
les pièges tendus sous nos pas, c'est-à-dire les erreurs
qui circulent autour de nous, nombreuses comme les atomes de l'air, et
non moins contraires aux. intérêts temporels des peuples que
funestes au salut des âmes. "
....................................
M 1e garde des sceaux veut le
maintien du. budget. des cultes dans son intégralité plénière.
Deux raisons sont invoqués par lui. La première, c'est que
c'est là un service public, non point universel, non point obligatoire,
il n'a pu aller jusque-là. mais un service public, utile et nécessaire.
Et, procédant par voie d'assimilation ; il s'écrie: Prenez
garde ! Où
vous engageriez-vous si par aventure, il vous arrivait de supprimer,
ou même de diminuer, d'amoindrir les ressources du. budget des cultes
? Par la 'logique même des choses, vous seriez amenés
à faire disparaître successivement la totalité des
chapitres de notre budget national, car vous n'y rencontrez pas un chapitre
qui soit absolument utile à tous, sauf exception.
Et M. le garde des sceaux, poursuivant son raisonnement,
ajoute: "Lorsque nous avons crée, lorsque nous créons encore,
lorsque nous subventionnons des établissements d'enseignement secondaire
ou supérieur, ne voyez-vous pas que le pauvre cultivateur qui, à
la sueur de son front, trace son sillon dans la campagne, n'en aura jamais
le bénéfice?
J'en demande pardon à M. le garde des sceaux,
mais il n'est pas possible que son esprit éminent, que sa raison
si ferme et si sûre aient pu se laisser prendre à des
raisonnements de cette inanité. (Murmures à droite. -
Très bien! sur quelques bancs à gauche.)
Lorsque nous créons des établissements
d'enseignement secondaire ou supérieur, ne voyez-vous pas et chacun
ne comprend-il pas clairement que ces établissements sont ouverts
à tous, et, que le fils du plus grossier manœuvre, le fils du plus
humble paysan peut y accéder et y recevoir la vie intellectuelle
supérieure qui est distribuée dans ces établissements
précieux?
Dès lors, au point de vue puissantiel, si
je puis ainsi dire, est-ce que ces établissements n'appartiennent
pas à tous? Est ce qu'un seul citoyen peut se désintéresser
de la création de ces foyers de lumière? est-ce qu'un seut
peut être tenté de soutenir qu'ils lui sont inutiles? Est-ce
que vous n'apercevez pas que dans ces instituts supérieurs, dans
ces séminaires de la science, que la lumière et la force
sont données à pleines mains, et qu'elles rejaillissent directement
ou indirectement, sur le pays tout entier, sans que le bénéfice
soit détourné d'un seul? .
On n'a pas fourni un seul argument, je le répète,.
pas un seul argument solide - Non, ce n'est point ainsi que la question
doit être posée. La question? c'est celle de savoir si, dans
un culte quelconque, parmi les quatre cultes que vous subventionnez par
privilège, il s'en trouve un qui ait ce caractère de généralité
et d'universalité juridique nécessaire, obligatoire, qui
intéresse tous les citoyens sans exception.
Je défie quiconque de le soutenir, et M.
le garde des sceaux. lui-même, ne l'a pas tenté. Qu'il y ait
quelque utilité dans telle ou telle doctrine, dans telle ou telle
philosophie, c'est là une appréciation individuelle pouvant
être contestée par une appréciation individuelle différente.
A moins que vous n'arriviez à abolir d'un trait de plume cette immense
et précieuse conquête de la liberté de conscience ,
qui forme une partie de notre patrimoine social depuis 1789, cela n'est
pas possible.
....................................................................................................
Sénat
13 décembre 1876
M. le marquis do Franclieu. Messieurs l'Église libre dans
un État libre, telle est la grande question soulevée avec
une irritation fiévreuse à la tribune et dans la presse,
au début de la discussion du budget des cuItes dans la Chambre des
députés.
Les arguments pour ou contre le sont présentés
en foule de part et d'autre; mais la lumière ne s'est produite
pour personne, parce que, volontairement ou non, on a confondu la liberté
de l'Église et de l'État avec la séparation de l'Église
et de l'État; deux ordres d'idées et de faits tellement différents
l'un de l'autre, que le premier est la proclamation d'une vérité
primordiale, tandis que l'autre est la négation même des conditions
d'existence les plus essentielles à toute société
pour pouvoir se soutenir et prospérer dans le temps.
Quelques considérations s'adressant au plus
simple bon sens peuvent suffire, je le crois du moins, à convaincre
quiconque peut encore rentrer en soi-même. Je vais avoir l'honneur
d'essayer de vous les exposer si vous voulez bien m'accorder un moment
d'attention. (Parlez ! parlez ! à gauche.) Je n'en abuserai
pas pendant longtemps.
Qu'est-ce que l'Église libre dans un État
libre? Et tout d'abord, qu'est-ce que l'Église? qu'est-ce que l'État?
(Ah! ah! sur les mêmes bancs.)
La solution de ces trois questions est d'autant
plus indispensable, qu' il est impossible de s'entendre sur les conclusions
auxquelles il nous faut arriver, si nous ne sommes pas préalablement
d'accord sur les expressions dont nous nous servons.
Qu'est-ce donc que l'Église?
Tout vous répond, depuis dix-neuf siècles,
que l'Église est la société des fidèles, réunis
dans une même foi, sous la direction d'un sacerdoce éclairé
et maintenu dans l'unité par une autorité infaillible, dont
la mission reste la même depuis le premier jour et le prolongera
jusqu'à la fin des temps; par un miracle dont il dépend de
chacun de constater la réalité et les effets.
Jésus-Christ a dit à ses apôtres...
(Ah ! ah ! à gauche. -Bruit à droite): Mon royaume n'est
pas de ce monde; allez et enseignez ; et à Pierre en particulier:
Tu confirmeras tes frères dans la vérité; ce que tu
lieras sera lié, ce que ta délieras sera délié.
Tout cela est simple, clair et formel; il en résulte
nécessairement pour le sacerdoce le devoir de ne s'adresser qu'au
for intérieur de l'homme, de convaincre sa raison et de l'amener
volontairement à Dieu; pour le chrétien, le droit d'être
incessamment en rapport avec le sacerdoce, de peser la parole et de recourir
à son pouvoir de lier et de délier.
Ainsi, le devoir absolu du prêtre d'enseigner
et le droit imprescriptible du chrétien de le confirmer dans sa
foi, se réunissent pour délimiter une sphère d'action
dans laquelle l'Église doit jouir d'une indépendance complète.
D'autre part, ce qu'on appelle l'État est
le le pouvoir administratif et coercitif d'une association plus ou moins
considérable, déterminée par une force des choses
invariable, c'est à dire en vertu d'une loi naturelle ou providentielle
ayant pour raison d'être et pour but de faire naître l'homme,
de le développer à l'aide de toutes les forces résultant
de la collectivité et de lui garantir l'usage de son libre arbitre
et des facultés dont il est doué, à la condition de
ne porter aucune atteinte au libre arbitre ni aux droits de ses semblables.
Si ces deux définitions sont l'expression
même des vérités que la révélation divine
nous enseigne et que l'expérience de tous les temps confirme tous
les jours davantage, il est impossible de ne pas reconnaître que
le domaine de l'État ne comprend que la. partie extérieure
de l'homme, et que, pour ce qui la rapporte à les fins éternelles,
celui-ci ne doit dépendre que de sa conscience propre pour ce que
l'Église lui propose de croire et de prendre pour règle de
conduite.
La question posée en ces termes serait bien
simple et il y a longtemps qu'elle aurait été résolue
sans appel, si, à côté du principe de la liberté
de l'Église, on ne se trouvait pas incessamment en face de toutes
les difficultés de l'application.
Il ne suffit pas de dire à l'Église
qu'elle est libre pour qu'elle le soit ; il faut encore que les lois
dépendantes de l'initiative des pouvoirs politiques lui garantissent
l'usage de cette liberté, et qu'elle soit en possession des institutions
à l'aide desquelles elle puisse se faire entendre partout.
En droit, l'Église doit être absolument
libre ; par le fait, elle a toujours dépendu, dans des proportions
variables, du libre arbitre des peuples ; parce que nulle part encore on
n'a voulu admettre et reconnaître sincèrement que le for intérieur
de l'homme, qu'il le veuille ou non, appartient exclusivement à
Dieu, son créateur.
Sans doute, sauf dans quelques rares moments d'oblitération
complète, pendant lesquels un peuple ou une partie de ceux qui le
composent arrivent jusqu'à nier Dieu; sans doute, toujours et partout
les gouvernements ont déclaré, ainsi que le faisait dernièrement
un ministre des cultes (Sénat, 2 décembre 1876) à
cette tribune, qu'il n'y avait pas de société qui pût
subsister en dehors de la reconnaissance d'un être supérieur,
et de l'accomplissement des devoirs dont l'homme ne peut s'affranchir sans
devenir la victime de sa révolte.
C'est déjà beaucoup qu'une pareille
profession de foi dont l'universalité accuse irrésistiblement
la nécessité; mais ce n'est pas tout, Il faut encore, sous
peine de tomber dans des contradictions de nature à tout confondre
et à tout détruire, vouloir les conséquences naturelles
d'un fait qui s'impose et contre lequel tout est vain, puisqu'en s'y refusant
on arrive invariablement au néant. Il faut donc, dès le moment
où un peuple ne peut se passer d'une religion professée ouvertement,
qu'il y ait un
culte et des ministres de ce culte.
La question n'a jamais été posée
autrement; mais comment a-t-elle été généralement
résolue? Excepté en France, jusqu'à la fin du siècle
dernier, et encore dans une certaine mesure, depuis Luther, sachant parfaitement
que, s'ils peuvent exercer une influence directe sur les actes extérieurs
de l'homme, par la loi ou par la force, il leur est impossible d'agir sur
la raison, la conscience et la volonté individuelles sans parler
au nom de Dieu, presque tous les gouvernants voulurent, dans un espoir
d'une domination sans limites, réduire le clergé à
l'état de fonctionnaires spéciaux, préposés
à la direction des âmes sous l'inspiration des pouvoirs temporels.
C'était violer le libre arbitre imprescriptible
de l'homme et se heurter contre la première et la plus essentielle
des conditions dans lesquelles Dieu a voulu nous placer en nous envoyant
sur la terre.
Je n'ai pas à vous faire ici l'historique
de tous les maux qu'une pareille aberration a déversé sur
l'humanité tout entière. Vous savez aussi bien, et peut-être
mieux que moi, ce qui a résulté de troubles, de guerre civiles
et autres, de spoliations, de ruines et de sang versé, à
la suite de la révolte contre l'Église, d'un moine qui voulait
satisfaire et justifier sas convoitises et ses passions.
ici et là, on a vu des princes régnants
devenir pontifes de leurs sujets, et ailleurs, devant la résistance
de quelques uns de ces princes de la terre, des peuples ont conduit leurs
souverains à l'échafaud et sont arrivés, peu à
peu, à la négation de toutes les vérités, en
dehors desquelles les nations et les hommes se ravalent au-dessous de la
brute la plus immonde.
Nous ne pouvons plus le nier aujourd'hui ; les échos
nombreux et retentissants de la presse, sinon certaines discussions officielles
dans lesquelles on cherche à rassurer les timorés, tout nous
démontre que les hommes qui se prétendent l'expression de
la volonté nationale veulent nous condamner à ce dernier
degré de l'avilissement.
Heureusement les apparences ne sont pas d'accord
avec la réalité. En dépit de tout ce qu'on dit et
des infamies que les journaux colportent dans le monde entier, jamais notre
pays n'a été aussi sérieusement ni aussi sincèrement
catholique qu'il ne l'est en ce moment. Je l'affirme en face de tous les
détracteurs de l'Église, et je puis vous promettre, messieurs,
à vous qui êtes le dernier espoir de notre pays, que si, tout
à l'heure, vous rétablissez au budget des cultes les allocations
supprimées en haine de notre sainte religion, vous verrez l'opinion
publique des honnêtes gens, 1a seule durable et féconde, vous
applaudir et vous remercier.
On a pu jusqu'à présent calomnier
l'Église et l'accuser de prétendre à une suprématie
universelle, au temporel comme au spirituel. C'est un mensonge auquel il
n'est plus possible de se laisser prendre maintenant que la révolution
se montre ouvertement ce qu'elle est et qu'elle ne dissimule plus le but
qu'elle veut atteindre.
La preuve de ce que j'avance est partout ; l'Église,
fidèle à sa mission formulée par ces deux mots, que
j'ai déjà indiqués: " Allez et enseignez, " n'a et
ne saurait avoir d'antre volonté que de projeter partout sa divine
lumière, en laissant à l'homme et aux nations, sous leur
responsabilité propre, la complète liberté d'en profiter
ou non.
Je vais, si vous voulez bien me le permettre, messieurs,
appeler ici à mon aide un document devant lequel toute personne
de bonne foi doit s'incliner avec respect et se rendre.
Un sénateur. A la question ! Au budget!
M. le marquis de Franclieu. Je parle de la liberté de l'Église, de la liberté de l'État, des rapports entre l'Église et l'État. Je suis à la question, car cette question a été constamment traitée.
A gauche. Parlez ! parlez!
M. le marquis de Franclieu. Peu de temps avant la réunion
du dernier concile, alors que tous les esprits se préoccupaient
si vivement de l'infaillibilité du pape dont on se préparait
à définir le dogme, un ministre de l'Empire, catholique libéral,
adressa
au cardinal Antonelli un mémorandum, véritable acte d'accusation
contre les prétendus empiétements de la puissance ecclésiastique,
dans lequel il signalait, avec une crainte affectée, les dangers
que le concile allait faire courir à la société moderne.
Le secrétaire d'État de Pie IX s'empressa
de répondre par une note diplomatique, certainement approuvé
par le pape, où, avec une impitoyable logique, il réduisait
à néant les décevantes arguties du ministre français,
en exposant rapidement la nature des rapports qui existent entre l'Église
et la société civile.
Une voix à droite. Et le budget ?
Plusieurs sénateurs à gauche.
Parlez ! parlez!
M. le marquis de Franclieu. C'est précisément ce
que j'avais l'honneur de vous exposer au commencement, et du moment que
nous avons ici l'avis de l'Église, il me semble qu'on peut l'écouter.
Voici cette note que je livre à vos méditations
:
"L'Église n'a jamais entendu et n'entend
point exercer un pouvoir direct et absolu sur les droits politiques de
l'État. Elle a reçu de Dieu la sublime mission de conduire
les hommes, soit individuellement, soit réunis en société,
à une fin surnaturelle. Elle a donc, par là même, le
pouvoir et le devoir de juger de la moralité et de la justice de
tous les actes, soit intérieurs soit extérieurs dans leur
rapport ave les lois naturelles et divine. Ors, comme toute action. qu'elle
soit ordonnée par un pouvoir suprême ou qu'elle émane
de la liberté de l'individu, ne peut être exempte de ce caractère
de morale et de justice; ainsi advient-il que le jugement de l'Église,
bien qu'il porte directement , sur la moralité des actes, s'étend
indirectement sur toutes les choses aux quelle cette moralité vient
se joindre. Mais ce n'est point là s'immiscer directement, dans
les affaires politiques, qui, d'après l'ordre établi de Dieu
et d'après l'enseignement de l'Église elle-même, sont
du ressort du pouvoir temporel, dans dépendance aucune d'une autre
autorité. La subordination du pouvoir civil au pouvoir religieux
s'entend aussi de la prééminence du sacerdoce sur l'empire,
eu égard à la supériorité de la fin de l'un,
comparée à celle de l'autre. Ainsi, l'autorité de
l'empire dépend de celle du sacerdoce, comme les choses humaines
dépendent des choses divines, les choses temporelles des choses
spirituelles.
"Si la félicité temporelle, qui est
la fin de la puissance, est subordonnée à la béatitude
éternelle, qui est la fin spirituelle du sacerdoce, ne s'ensuit-il
pas qu'à considérer le but en vue duquel Dieu les a établis,
un pouvoir est subordonné à l'autre comme sont aussi subordonnées
leur puissance et la fin qu'ils poursuivent ?
"Il résulte de ces principes que si l'infaillibilité
de l'Église embrasse - mais non pas dans le sens indiqué
de la dépêche française - tout ce qui est nécessaire
à la conservation de l'intégrité de la foi, nul préjudice
n'en dérive ni pour la science, ni pour l'histoire, ni pour la politique.
La prérogative de l'infaillibilité n'est pas un fait inconnu
dans le monde catholique ; le suprême magistère
de l'Église a dicté de tous temps des règles de foi,
sans que l'ordre intérieur des États en ait été
atteint et sans que les princes aient eu à s'en alarmer. Ceux-ci
mêmes, appréciant avec sagesse l'influence de ces règles
au point de vue du bon ordre de la société civile, se firent
souvent eux-mêmes les vengeurs et les défenseurs des doctrines
définies, et en procurèrent, grâce au concours de la
puissance royale, la pleine et respectueuse observance.
"Ne suit-il pas encore de là que si l'Église
a été instituée par son divin fondateur comme une
vraie et parfaite société, distincte et indépendante
du pouvoir civil, investie d'une pleine et triple autorité législative,
judiciaire et coercitive, il en dérive aucune confusion dans la
marche de la société humaine et dans l'exercice des droits
des deux pouvoirs ? La compétence de l'un et de l'autre sont clairement
distinctes et déterminées par la fin respective qu'ils poursuivent.
En vertu de son autorité, l'Église ne s'ingère point
d'une manière directe et absolue dans les principes constitutifs
des gouvernements, dans les formes de divers régimes civils, dans
les droits politiques des citoyens, dans leurs devoirs à l'égard
de l'État et dans les autres matières indiquées par
la note de M. le ministre. Mais nulle société ne peut subsister
sans un principe suprême, régulateur de la moralité
de ses actes et de ses lois.
"Telle est la sublime mission que Dieu a confiée
à l'Église en vue de la félicité des peuples,
et sans que l'accomplissement de ce ministère entrave la libre et
prompte action des gouvernements. C'est l'Église, en effet, qui
lorsqu'elle leur inculque ce principe de rendre à Dieu ce qui appartient
à Dieu et à César ce qui appartient à césar,
impose en même temps à ses fils l'obligation d'obéir
en conscience à l'autorité des princes. Mais ceux-ci doivent
bien aussi reconnaître que s'il s'édicte quelque part des
lois opposées aux principes de l'éternelle justice, obéir,
ce ne serait plus rendre ce qui appartient à César, mais
dérober à Dieu ce qui appartient à Dieu."
Vous comprendrez fa-cilement, messieurs. que
je n'ai rien à ajouter à cette monition que j'ai l'honneur
et le bonheur de vous faire connaître ou de rappeler à ceux
d'entre vous qui l'ont oubliée après l'avoir reçue.
Ce serait en infirmer l'autorité.
Je me contenterai, en descendant de cette tribune,
d'en faire ressortir la signification indiscutable pour quiconque croit
en Dieu.
Bien loin de vouloir la séparation de l'Église
et de l'État, il faut que l'Église libre et l'État
libre se prêtent un mutuel concours pour le plus grand bonheur de
l'homme dans ce monde et dans l'autre. Nous ne pouvons donc pas enlever
à l'Église des moyens d'action dont elle ne saurait se passer,
et qui ne sont pas même, de bien loin, la représentation de
ce dont la Révolution l'a spoliée, (Très bien !
sur plusieurs bancs,)