Le Siècle daté du 31 mars
1905 -
A la Une : Guillaume II à Tanger
La Séparation et les Églises NOTRE ENQUÊTE
A L'ÉVÊCHÉ ANGLICAN DE LONDRES
Londres, le 20 mars
Le mouvement séparatiste qui s'accentue en
France a-t-il franchi les frontières ?La question de la séparation
des Églises et de l'État a-t-elle un retentissement à
l'étranger ? Tels étaient les deux points d'interrogation
que notre directeur me posait dernièrement. Pour y répondre,
j'ai franchi le détroit et je suis allé chez nos voisins
d'Outre-Manche leur demander s'ils avaient une opinion sur ces matières.
En débarquant à Londres, mon premier
souci a été de savoir si je pourrais être reçu
par l'évêque de la métropole. Tous ceux auprès
de qui je me renseignais sur l'accueil qui me serait fait au palais épiscopal
me répondaient invariablement que j'allais me heurter à une
porte hermétiquement close et que je n'obtiendrais jamais l'audience
sollicitée.
- Nous ne sommes pas en France, me disait-on avec
un sourire plein de sous-entendus, et mieux vous abstenir que de courir
à un échec certain. Vous ne savez donc pas que l'évêque
de Londres est un personnage considérable, qui touche 10 000 livres
sterling (250 000 francs) d'appointements fixes, sans compter les petits
profits ; que les plus hautes notabilités du monde politique et
diplomatique ne craignent point de lui céder le pas dans nos cérémonies
officielles ; croyez-nous, renoncez à votre projet.
Malgré ces conseils quelque peu décourageant,
j'ai voulu persister dans ma résolution et, ayant hélé
un cab, je me suis fait conduire 32, Saint-James Square, au vieil et somptueux
hôtel qu'habite le très révérend A. J. Winnington
Ingram, lord évêque de Londres.
...
.... le grand personnage vient à moi, me tend la main. C'est
l'évêque ! Très aimablement, il me déclare que,
sachant que je suis venu exprès de Paris pour le voir, il n'a point
voulu ne point me recevoir. Nous passons dans le cabinet de travail, aussi
luxueux que le salon; j'expose le but de ma visite.
- Monsieur, me dit le très révérend
A. J. Winnington Ingram, chaque jour, des journalistes anglais viennent
me trouver pour me demander de leur donner mon opinion sur les événements
politiques de l'Angleterre ; je refuse toujours de leur répondre,
car, dans ma situation, je n'ai pas à avoir d'opinion sur les choses
de la politique. Or je crois que la séparation des Églises
et de l'État en France est, au premier chef, une chose politique.
Si je ne donne pas mon avis sur les choses de mon pays, comment voulez-vous
que j'ose le formuler sur les choses des pays étrangers ? Je ne
me démentirai pas aujourd'hui, et je vous réponds que jamais,
jamais, je ne vous donnerai mon avis. Les hommes dans ma situation
n'ont pas à avoir d'opinion politique, et, s'ils en ont une, ils
doivent la garder pour eux : les événements se déroulent
devant leurs yeux immobiles. C'est tout ce que je puis vous dire.
Ayant ainsi parlé, le très révérend
évêque se leva, me prit les mains très affectueusement
et me reconduisit à la porte de son cabinet.
J'ai tenu à relater cet interview, car, dans
son laconisme, il a son éloquence : c'est un enseignement et une
leçon donnée indirectement aux évêques catholiques.
Il était impossible de dire avec plus de finesse aux prélats
de l'église catholique, apostolique et romaine :
- Nous, évêques anglicans de l'église
d'État d'Angleterre, non seulement nous nous abstenons de mêler
notre voix aux querelles ou même aux incidents politiques et temporels
du pays extérieur, mais en ce qui concerne la politique intérieure
de l'Angleterre, nous observons une scrupuleuse réserve. Nous
ne parlons jamais, nous regardons les événements se dérouler
et nous conservons l'immobilité du soldat. faites comme nous,
imitez-nous.
C'est du moins l'impression que j'ai cru deviner
à travers les paroles et le fin sourire de mon très puissant
interlocuteur.
L'entrevue avec l'évêque de Londres
m'ayant semblé insuffisante pour donner à nos lecteurs une
idée de l'opinion des Anglais sur la séparation des Églises
et de l'État, je me suis rabattu sur d'autres personnalités,
parmi lesquelles je puis citer au premier rang sir Thomas Barkley, un des
promoteurs de l'entente cordiale, Sydney Robjolins esquire, président
de la société pour la libération, sir Harrison, sir
Levy et plusieurs membres du Club national libéral, qui ont bien
voulu répondre aux questions que je leur posais.
De toutes ces conversations, l'idée qui se
dégage est celle-ci : La séparation des Églises et
de l'État semble aux Anglais une chose fort naturelle, d'autant
plus naturelle que, dans le royaume de la Grande-Bretagne, il y a une religion
d'État, celle de l'église d'Angleterre et d'Écossé,
toutes les autres associations cultuelles, et elles sont nombreuses, sont
indépendantes et vivent sous un régime de liberté
et d'individualisme qui permet de dire qu'en Angleterre si, théoriquement,
il y a une religion d'État, en fait, la séparation existe.
Ce qui n'empêche pas les Anglais d'avoir créé une ligue
pour arriver à la séparation définitive des religions
et de l'État. Inutile d'ajouter que cette ligue suit avec un intérêt
passionné les phases diverses de la marche de la séparation
en France, et Sydney Robjolins, esq. qui en est le président, attache
la plus haute importance au vote et à la promulgation de la loi
qui établira la séparation, pensant, non sans raison, que
cette loi fera avancer la question dans son pays.
Mais si tous les Anglais sont unanimes à
dire que la séparation est une chose normale, inhérente à
la marche du progrès et dont on aurait tort de s'étonner,
ils sont tous d'accord pour désapprouver la méthode qu'on
a employée jusqu'ici pour y parvenir ; la façon de procéder
de M. Combes leur semble particulièrement autoritaire et vexatoire.
- Vos moyens, me disait sir Thomas Barkley, sont
brutaux et indignes d'une grande nation. On aurait pu arriver au même
résultat avec moins de nervosité, moins de brusquerie et
plus d'équité. Dans l'affaire des congrégations, on
a, à nos yeux d'Anglais, agi avec trop de précipitation,
sans ménagements et en heurtant parfois la justice ; dans l'affaire
de la séparation, on aurait dit qu'au début on allait agir
avec les mêmes procédés ; heureusement le ministère
a changé, et les hommes qui sont maintenant à la tête
des affaires de la France me paraissent plus pondérés et
plus aptes à mener à bien une réforme qui s'impose,
mais qui doit être conduite avec prudence. Avant la méthode
était mauvaise, voilà mon avis.
Et l'opinion formulée en ces termes par sir
Thomas Barkley m'a été répétée par tous
ceux avec qui j'ai eu l'honneur de converser.
En résumé, en Angleterre on approuve
la séparation mais on critique la façon dont les hommes politiques
ont engagé et poursuivi cette importante réforme.
Éric
Besnard
Fin
L'enquête s'est terminée avec
le début des débats au Parlement sur la loi de séparation
des Églises et de l'État. le journal en rendra quotidiennement
compte.