La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE
A L'ARCHEVÊCHÉ DE RENNES
Rennes, le 6 février
La place Saint-Mélaine synthétise
et symbolise la parfaite union de l'État et de l'Église ;
à droite sont la préfecture, les archives, la Trésorerie
générale ; à gauche, leur faisant vis-à-vis,
l'archevêché et l'église Sainte-Mélaine dont
le dôme soutient une haute statue dorée de la vierge. ...
...
La fâcheuse influenza, qui cause des ravages
jusqu'à Rennes, va me priver de la joie d'être reçu
par le vénérable archevêque. J'en suis très
contrarié quand le hasard, qui souvent se charge admirablement de
dénouer les situations difficiles, me fait rencontrer un vénérable
personnage pour qui, d'après ce que m'ont affirmé des notabilités
rennaises à même d'être renseignées, le cardinal
n'a pas de secret. C'est un intime, peut-être le plus intime, mais
à sa demande je dois taire son nom.
-" Ne regrettez pas, dit-il, que la maladie de l'archevêque
l'ait empêché de vous recevoir ; il a horreur des interview,
et, assurément, il ne vous aurait rien dit ; votre confrère
Jean de Bonneton était allé à Rome, au moment du conclave,
dans l'espoir d'avoir une entrevue avec lui. Peine perdu ! Mgr Labouré
n'a jamais consenti à le recevoir, aussi votre confrère l'a-t-il
baptisé de ce surnom: Le grand silencieux. Vous n'auriez
pas été plus heureux ; il vaut cent fois mieux pour vous
m'avoir rencontré, et, puisque vous m'êtes recommandé
par XXX, je vais consentir à vous révéler l'état
d'âme de l'archevêque sur cette brûlante question de
la séparation de l'Église et de l'État.
"Tout d'abord je dois vous déclarer que dans
chacune de ses lettres pastorales comme dans aucun document, Mgr Labouré
n'a abordé ce sujet ; conformément à son caractère,
il se réserve.
"Mais je puis vous affirmer qu'il est résolument
partisan du maintien du Concordat, et cela, non pas autant dans l'intérêt
de l'Église que surtout dans l'intérêt de l'État
; en effet, dit-il, cette période de violence et de persécution
n'aura qu'un temps qui sera relativement court, la réaction tôt
ou tard se produira. Alors assurément, on sera obligé de
recourir à un nouveau Concordat ; s'il en est ainsi, on doit dès
aujourd'hui être convaincu que l'Église ne se montrera pas
aussi débonnaire qu'en 1804 et qu'elle n'accordera pas les mêmes
concessions que celles qui furent accordées à cette époque.
En ce cas, à quoi bon briser le Concordat existant ? C'est pourquoi
le cardinal, qui revient de Rome, sait mieux que personne que, si Sa Sainteté
est contrariée de voir la guerre faite en France à la religion,
du moins elle ne craint pas les résultats de la séparation.
De deux chose l'une, ou la séparation sera
faite de façon libérale et un "modus vivendi" s'établira
de lui-même entre les pouvoirs civils et les pouvoirs religieux,
ou la séparation sera inique et brutale, alors quelles en seront
les conséquences ? Une guerre de religion éclatera. Je suis
à même par exemple de vous donner la certitude que, si le
clergé depuis longtemps dans ce diocèse n'avait prêché
le calme, la chouannerie serait ressuscitée ; dans nos campagnes,
à chaque instant, les paysans obsédés viennent demander
au curé s'ils doivent saisir leur fusils et prendre campagne. Jusqu'ici,
nous avons pu contenir leur légitime courroux quand ils ont vu chasser
les religieux et les bonnes sœurs qui élevaient leurs enfants ;
le jour où, la séparation étant votée et promulguée,
on fermera l'Église au nom de la loi, et où le curé
sera sans abri, ah ! que nos gouvernants y réfléchissent
bien, ce jour là, la chouannerie reprendra ; ce sera la guerre d'embuscades
et d'incendies contre laquelle les canons à tir rapide et les mitrailleuses
sont impuissantes. Et, monsieur, si vous ne me croyez pas, allez demander
au préfet si mes dires sont inexacts et si les rapports qu'il reçoit
de ses maires ne corroborent pas mes affirmations. Vous pouvez contrôler.
Oui, dans ce diocèse, il n'y a pas que Mgr Labouré pour considérer
que la prise des édifices consacrés au culte par l'État
serait un véritable abus de pouvoir, disons le mot, un vol ; les
paysans sont également de cet avis et si l'on ose porter un main
sacrilège sur leurs églises, ce ne sera pas sans effusion
de sang. Voilà ce que je pense et ce que que sait le cardinal. S'il
refuse de parler sur la séparation de l'Église et de l'État,
c'est parce qu'il songe aux désastres, aux conflits que cette séparation
va peut-être amener, et il en souffre profondément ; il garde
le silence parce que les grandes douleurs sont muettes."
Telles sont les déclarations qui m'ont été
faites et qu'on peut considérer comme venant de la bouche de l'éminent
archevêque, bien que les tienne d'un tiers.
Avant de finir, un dernier mot : le pape Pie IX
aurait, dans un suprême conseil, donné dernièrement
à Rome aux cardinaux français des instructions formelles
sur l'attitude à prendre en présence de la séparation
de l'État et de l'Église, si elle est votée, mais
il aurait enjoint aux cardinaux, sous peine d'excommunication, de garder
le secret le plus absolu sur ce qui a été décidé.
J'ai recueilli ce précieux et dernier renseignement d'un prélat
romain.
Éric Besnard