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Le texte suivant est extrait du l'ouvrage de M. le Marquis de Noailles: Le Comte MOLE ; 1781- 1855 ; Sa vie - Ses mémoires; édité à Paris en 1922 par la Libraire Ancienne Édouard Champion. Il s'agit ici du chapitre V du tome premier. Les mémoires de M. Molé sont (légèrement) contradictoires dans le sens où il prétend, d'abord, que les deux Assemblées étaient prévues dès l'origine, alors qu'il écrit ensuite que l'idée d'un Sanhédrin n'a été proposé que dans le rapport relatif à l'Assemblée des notables, ce qui s'y vérifie. Si M. Molé a rédigé ses mémoires à la fin de sa vie, l'antijudaïsme
de son éducation chrétienne ne semble pas s'être énormément estompé
avec le temps. Ces deux points de vue, complétés par le récit de H. Graëtz permettent d'avoir une vue plus globale sur le le déroulement des événements. |
Vers cette époque, une affaire importante renvoyée à la section de
l'Intérieur au Conseil d'État rappela par le plus grand des hasards l'attention
de l'Empereur sur M. Molé. Le ministre de l'Intérieur et le grand Juge avaient
fait séparément un rapport à l'Empereur sur la triste situation des propriétaires
des départements formés par les anciennes province d'Alsace et de Lorraine.
Un grand nombre d'entre eux avaient été forcés d'emprunter aux juifs, très
nombreux dans ces contrées, à des taux plus qu'usuraires, et pour libérer
leurs personnes (la prison pour dettes, existait alors) d'hypothéquer leurs
immeubles. La presque totalité du sol, disaient les deux ministres, allait
passer aux mains des juifs. Le président de la section, "en distraction sans
doute", écrit M. Molé, me donna à examiner les volumineux dossiers annexés
aux deux rapports : "Vous devriez, me dit-il, faire quelques recherches
sur l'état des juifs, depuis la chute de Jérusalem jusqu'à ce jour, dans
le monde, et plus particulièrement en Europe et en France ".
Cette affaire le frappa; elle lui sembla une des plus considérables
dont il avait eu à s'occuper jusque là et l'intéressa prodigieusement. «Je
n'étais pas tout à fait neuf sur cette question, écrit-il, je savais et croyais
ce que la religion nous enseigne sur la malédiction dont ce peuple est frappé.
J'avais recherché plus d'une fois l'explication de leur étrange morale sur
l'usure qu'ils pratiquaient envers les chrétiens, enfin je m'étais demandé,
tout en poursuivant mes études sur cette matière, si les chrétiens et les
gouvernements chrétiens n'avaient pas aussi des devoirs envers ces gens-là,
et si le premier de ces devoirs n'était pas de chercher à les rendre plus
honnêtes, à défaut de pouvoir les convertir. Toutes ces questions, qui avaient
plus d'une fois occupé ma jeunesse, se présentaient à la fois à mon esprit,
et je me réjouissais de l'occasion qui venait s'offrir de les examiner de
nouveau et à un point de vue pratique. Je m'emparai donc avec joie de cette
masse de papiers qui m' était confiée , je les mis dans ma voiture, et,
dès le lendemain, j'en commençai le dépouillement."
II se rendit compte tout de suite que le mal dont se plaignaient les
Alsaciens et les Lorrains était réel, et que la gravité n'en était nullement
exagérée. Aucun des deux ministres n'en indiquait le remède. Napoléon avait
annoté leurs rapports simplement de quelques mots, indiquant qu'il ne reculerait
pas devant une mesure arbitraire, et n'hésiterait pas à réduire ou même
à annuler les hypothèques.
Pour répondre au désir de M. Regnault, M. Molé va chercher à la Bibliothèque
Impériale tous les livres qui lui paraissent susceptibles d'être consultés
et se met assidûment à l'œuvre. Il y travaille tout le jour, ne s'interrompant
que pour prendre ses repas, et une partie de la nuit. Il fait une compilation
fort étendue, " qui fut loin de valoir la peine qu'elle me coûta ", écrit-il.
Il remet son travail à M. Regnault en lui disant que s'il voulait réunir
la section, il lui exposerait son travail et les mesures à prendre pour
parer au mal constaté et en prévenir le retour. M. Regnault trouva téméraire
que M. Molé se permît d'avoir un avis, alors qu'il ne lui avait demandé
que d'examiner la question. " Je convoquerai la section, et je lirai auparavant
vos recherches sur l'état des juifs ", lui répondit-il sèchement.
Deux jours après il lui demande quelles étaient ,ses vues sur le remède,
et surtout sur les moyens à employer pour éviter le retour d'une situation
semblable.
" Les juifs, lui répondit M. Molé, expient leur crime, j'en suis convaincu.
Rien ne peut expliquer leur situation,même aux yeux de la raison, sans admettre
la malédiction dont ils ont été frappés. Mais je ne crois l'Assemblée législative,
imbu des principes de 89. Cet homme était M. Beugnot, et puisqu'il se
présente ici sous ma plume, je ne puis me refuser. à la tentation de tracer
son portrait.
" Qu'on se figure un, homme de six pieds environ, avec une tête énorme,
des cheveux ras poudrés, à la peau rugueuse et luisante, avec des traits
vus à la loupe. Ses gros yeux contenus à peine dans leur orbite auraient
quelque chose de sauvage et de menaçant, si leur agitation perpétuelle, leur
retraite instantanée devant d'autres yeux qui les fixaient n'avaient pleinement
rassuré, en révélant au spectateur le caractère le plus craintif, tranchons
le mot, le plus peureux. Son buste court, ses épaules arrondies étaient supportés
par de vraies échasses, c'est-à-dire par des cuisses et des jambes singulièrement
grêles, et tout ce long corps avait une flexibilité, une absence de tenue
et de soutien qui le faisait ressembler moins à un géant qu'à un arlequin.
"
M. Beugnot, dans son discours, représenta l'usure et toutes les pratiques
des juifs comme la conséquence fatale des rigueurs avilissantes que le préjugé
chrétien , avait fait peser sur eux. De temps à autre, Regnault regardait
M. Molé; il leva la séance après avoir nommé M. Beugnot rapporteur.
On était au mois d'avril ou de mai; l'Empereur habitait Saint-Cloud, et
y réunissait le Conseil, d'État. L'affaire des juifs était à l'ordre du jour,
l'Empereur donna la parole à M. Beugnot.
" Celui-ci, rouge et tremblant, raconte M. Molé,commença, ou plutôt
répéta le discours qu'il avait prononcé à la section de l'Intérieur, tout
en gardant plus de ménagements sur ce qu'il avait appelé le préjugé chrétien
et en y mêlant des formes plus oratoire et une philanthropie plus ardente
et surtout déclamatoire en faveur des juifs.
" Le visage de l'Empereur était curieux à observer. Il me fut démontré
tout d'abord que l'orateur n'était ni un esprit qu'il goûtait, ni un homme
dont il fît grand cas. Bientôt le sourire sardonique se plaça sur sa bouche;
clignant des yeux et haussant légèrement les épaules, il lui adressa, quand
il eut fini; quelques paroles nerveuses qui exprimaient son mépris, pour
ces fermes esprits qui accusaient le préjugé chrétien. Il affirma
la malédiction sous le poids de laquelle les juifs expiaient leur forfait,
et annonça l'intention de mettre un terme à leur usure et de racheter,
ce fut son expression, les malheureux propriétaires de l'Alsace tombés dans
leurs, mains. Beugnot, abasourdi, rougissait jusqu'au coup de sang, balbutiait,
quand Regnault, venant à son secours, dit à l'Empereur: " Sire, je vous assure
que les rapports de vos deux ministres ont été l'objet de l'examen le plus
approfondi de votre section de l'Intérieur, et de son savant rapporteur.
L'auditeur même, auquel j'avais donné l'affaire a préparer, a fait sur ma,
demande des, recherches sérieuses sur l'état des juifs. - Quel est-il? interrompit
Napoléon. - M. Molé. -Est-il là? " dit-il, en parcourant avec sa lorgnette
les embrasures des fenêtres où les auditeurs s'asseyaient. Je me levai au,
moment où sa, lorgnette me rencontrait: " Avez-vous là votre travail? me
dit-il. - Non, Sire, je l'ai remis à M. le président de la section de l'Intérieur".
Et s'adressant à M. Regnault : " Je veux que vous le donniez à Maret pour
qu'il renvoie demain au Moniteur. "
A ces mots, M. Molé se sentit," moins glorieux que confus", mais il
se rendit compte que l'Empereur ne s'arrêterait pas là à son égard, et chercha
à en tirer avantage pour la carrière qu'il avait embrassée.
Il alla le dimanche suivant à Saint-Cloud, et se mêla à la foule des
généraux et des hauts fonctionnaires, qui se rangeaient sur le passage de
l'Empereur allant à la messe. Napoléon l'aperçut et quand il revint de la
messe, un chambellan vint lui dire d'attendre après la réception que Sa
Majesté le fit appeler. Il attendit près de trois quarts d'heure, au bout
desquels le même chambellan vint lui dire d'entrer dans la galerie.
"L'Empereur y était seul. C'était la seconde fois que je me trouvais
en tête-à-tête avec lui; ce n'était plus celui qui venait de passer, il
n'y avait qu'un instant, marchant d'un pas rapide, escorté par des princes
étrangers, même des rois plus ou moins détrônés, enfin de grands dignitaires
ou fonctionnaires français, perdant haleine à le suivre. Seul à seul, il
ne songeait qu'à pénétrer celui qu'il voulait connaître, à le séduire ou
à l'étonner. Surtout il savait, mieux qu'on ne l'a jamais su, varier ses
formes, changer d'aspect, de regard, de physionomie, selon l'effet qu'il
voulait produire. Ne voir en lui qu'un acteur, serait un dénigrement plein
d'injustice, mais dire que ce surprenant esprit ne dédaignait rien de la
mise en scène et de ce grand jeu de l'acteur qui, de Roscius à Talma, a
prouvé sa puissance, ce serait seulement rester dans la vérité.
"Je m'aperçus tout de. suite qu'il voulait rassurer ma jeunesse, et
savoir jusqu'à quel point il pourrait s'en servir. Je voudrais pouvoir donner
l'idée de ce qu'était en pareil cas la simplicité de son accueil, sa crainte
évidente de troubler par sa présence celui qu'il voulait encourager à se montrer
ou du moins à se laisser voir. Il ne me regardait que par intervalles et
presque à la dérobée, afin que je ne me sentisse pas soumis à son observation.
"Vous avez examiné, me dit-il, ces affaires des juifs? C'est grave.
Je ne puis pas souffrir que tous les propriétaires d'Alsace et d'une partie
de la Lorraine soient spoliés par l'usure, eux et leurs enfants. Ce serait
une corne à mon front que de le tolérer davantage. Je dois la même protection
à tous les Français et je ne puis regarder comme des Français ces juifs
qui sucent le sang des véritables Français. Le moyen à employer est, je
le sais, très difficile. Les légistes m'opposent le respect des engagements
souscrits librement, quelles que soient les conséquences que ces engagements
entraînent. Mais, moi, je ne vois que le résultat pratique, et si je ne
faisais rien, ce résultat ici serait la spoliation d'une multitude de familles
par des usuriers rapaces et sans pitié. Ce peuple juif, dont l'existence
est si singulière, présente de grands problèmes à résoudre. Jusqu'à quel
point des gouvernements éclairés et chrétiens pourraient-ils le relever
quelque peu de son abaissement? Puisque vous avez fait des recherches sur
eux, vous devez savoir que le mal vient surtout de cette compilation indigeste
appelée le Talmud, et où se trouve, à côté de leurs véritables traditions
bibliques, la morale la plus corrompue dès qu'il s'agit de leurs rapports
avec les chrétiens? - Sire, interrompis-je, le Talmud, si je ne me trompe,
est en effet une diffuse et volumineuse collection des commentaires de la
loi fondamentale par des docteurs ou des rabbins de toutes les époques, et
si quelques-uns montrent quelques lumières et quelque érudition véritable,
un grand nombre est inspiré par la haine du christianisme, et on y trouve
les plus indignes raffinements sur l'art d'extorquer l'argent d'autrui et
de s'enrichir des dépouilles de tout ce qui n'est pas juif. " - Oui, reprit
l'Empereur, cela est vrai, mais aussi pourquoi le gouvernement qui surveille
l'enseignement publie, laisse-t-il en dehors de cette surveillance les écoles
des juifs? Ne pourrait-on pas soumettre leurs rabbins à des examens, s'assurer
qu'ils n'enseignent pas une morale que toutes les religions réprouvent et
qui entretient leurs coreligionnaires dans la haine des chrétiens, en un
mot épurer les rabbins dont on ferait, pour ainsi dire, un corps et une hiérarchie?
Je ne prétends pas, dit-il en finissant, dérober à la malédiction dont elle
est frappée cette race qui semble avoir été seule exceptée de la rédemption,
mais je voudrais la mettre hors d'état de propager le mal qui ravage l'Alsace,
et qu'un juif n'eût plus deux morales différentes, l'une dans ses rapports
avec ses frères, l'autre dans ses. rapports avec les chrétiens "
" Je me permis ici de répondre, que cette malédiction que l'Empereur
venait de rappeler, pourrait bien mettre un point d'arrêt à ses nobles vues
sur l'amendement des juifs, que, dans mon opinion cependant, il y avait quelque
chose à faire et quelque chose à obtenir. Alors il me fit le signe par lequel
il congédiait.
" A en croire quelques-uns de ses chambellans et surtout son grand-maître
des cérémonies, j'aurais dû faire une retraite à reculons et mêler de fréquentes
et profondes salutations à cette bizarre allure Mais à peine le signe de
tête était-il fait, qu'heureusement Napoléon tournait le dos et se précipitait
dans son cabinet."
Le 30 mai 1806 parut un décret, le Conseil d'État entendu, qui allait au secours des propriétaires
de l'Alsace, convoquait une assemblée des Juifs à laquelle des questions
devaient être adressées sur le plan morale et où s'annonçait l'intention
dépurer cette morale en la réformant.
Dans le courant du mois de mars suivant, un décret impérial vint modifier profondément l'organisation du Conseil d'Etat par la création de maîtres des requêtes.
...............
La première affaire qui se présenta fut celle relative aux juifs dont
il vient d'être parlé. Un décret daté de Saint-Cloud,
le 22 juillet 1806, instituait une commission de trois membres, chargés
de l'application du décret du 30 mai. Furent nommés M.M. Pasquier, Portalis et
Molé.
"L'opinion publique, écrit ce dernier, autant du moins qu'elle pouvait
se manifester, prit tellement le change sur les intentions de Napoléon et
sur la mission qu'il nous donna que je suis obligé d'entrer ici dans quelques
développements. Je crois superflu de rapporter article par article, les
décrets qui définissaient les fonctions que nous aurions à remplir auprès
des deux assemblées qui allaient se réunir. Les trois commissaires nommés
étaient moi, président, M. Portalis et M. Pasquier.
" Des deux assemblées, la première civile et politique, toute composée
de juifs français, devait examiner les .causes qui avaient amené les spoliations
exercées par leurs coreligionnaires en Alsace, rechercher dans le passé la
source de laquelle était sorti ce conseil donné aux juifs ou plutôt le commandement
qui leur était fait, au nom de leur religion, de faire l'usure avec les chrétiens
et de les dépouiller par manœuvres souterraines de leur patrimoine, enfin
l'assemblée devait indiquer les mesures, qui, dans son opinion, seraient
les plus propres non seulement à réprimer le mal, mais à redresser des idées
si fausses et tellement réprouvées par la morale et les lois de toutes les
nations.
" La seconde assemblée qui devait s'appeler Grand Sanhédrin toute formée
de rabbins appelés de tous les points du monde; devait extraire du Talmud
tout ce qui s'y trouvait sur l'usure, épurer cette fastidieuse et énorme
compilation, ou plutôt lui substituer un code de préceptes et de décisions
émanées de cette assemblée, et qui deviendrait la loi à laquelle les juifs
devraient se conformer, sous les peines qu'elle aurait déterminées. En même
temps les rabbins de France auraient reçu du gouvernement impérial une organisation
hiérarchique; ils eussent été obligés de dénoncer au préfet toute infraction
à la loi nouvelle, lorsque par leurs conseils et leur influence il n'auraient
pu les prévenir. Les rabbins auraient été salariés par l'État; l'État les
aurait nommés et soumis à des examens, et surtout se réservait la surveillance
des écoles juives et de l'enseignement qu'on y donnait à la jeunesse.
" Quant aux trois commissaires, ils devaient ouvrir en personne les
deux assemblées, puis surveiller, diriger, officieusement plus encore qu'officiellement,
leurs travaux, et lorsqu'elles les auraient achevés, les commissaires devaient
en mettre les résultats sous les yeux de l'Empereur, dans un rapport qu'ils
auraient terminé en proposant, sous forme de décret, toutes les mesures qu'ils
auraient jugées les meilleures et atteignant le mieux le but marqué par l'Empereur.
" Au surplus, mon dessein n'étant pas dans ces souvenirs d'écrire l'histoire
du temps, ni même des mémoires sur cette époque, je ne me suis étendu et
ne m'étendrai encore sur cette affaire des juifs, que pour y faire connaître
les vues de Napoléon, moins chimériques qu'on ne l'a cru, mais toujours gouvernementales
et tendant à faire rentrer dans l'ordre tout ce qui
s'en écartait. On trouvera soit dans les notes, soit à la suite de cet écrit, les instructions qu'il avait dictées et qu'il me
fit adresser par son ministre de l'Intérieur, M. de Champagny, ainsi que
les questions que nous devions communiquer à l'assemblée des juifs.
"Cette assemblée nomma, sur notre invitation, un comité de neuf membres
qu'elle choisit dans son sein pour préparer, de concert avec nous, ses travaux.
Elle avait nommé pour son président M. Furtado, appartenant à la catégorie
dite des Juifs portugais. Il était de Bordeaux et joignait à une belle figure
et aux meilleures manières un esprit cultivé; il connaissait infiniment
mieux les écrivains du XVIIIe siècle que le Talmud, et cherchait beaucoup
plus la vérité dans Voltaire que dans aucun écrivain juif ou chrétien. Je
dirai ici en passant que cette assemblée réunissait bon nombre d'hommes fort
distingués, quelques-uns même juifs de bonne foi. Il s'y rencontrait aussi
plusieurs rabbins, dont quelques-uns étaient hommes d'esprit et de savoir.
Je me rendais pour eux on ne peut plus accessible, et leur entretien était
pour moi aussi instructif que curieux.
" Ce que je racontai de ces rabbins à l'Empereur ne fit que le confirmer
dans l'idée d'agir sur eux, de leur donner une organisation hiérarchique,
et il ne tarda pas à convoquer le Grand Sanhédrin. C'était de tous les coins
du monde, y compris la Judée, que ces interprètes de la loi de Moïse étaient
invités à se rendre à Paris, pour y former une assemblée qui pût avoir une
autorité incontestée sur tous les débris épars du peuple hébreu. J'insiste
auprès de mes lecteurs pour qu'ils prennent connaissance des questions et
des instructions entièrement dictées par Napoléon. Elles lui prouveront,
si je ne me trompe, que Napoléon en améliorant l'état moral des juifs, et
en les préparant à la jouissance des droits civils et politiques, se proposait
de faire à leur égard le contraire de ce qu'avait fait la révocation de
l'édit de Nantes pour les protestants. Il voulut attirer en France cette
race dispersée, cachant sur tous les points du globe sa richesse mal acquise,
et il lui offrait la protection de nos lois sans autre condition que de
renoncer à de honteuses industries, et surtout à l'usure envers les chrétiens.
Ici, comme toujours, Napoléon n'était que politique. Je ne saurais affirmer
s'il croyait ou non à la réprobation ineffaçable du peuple juif, enseignée
par nos livres saints, mais ce que j'affirme, c'est qu'il eut grand soin
dans cette affaire de ne rien dire, de ne rien faire qui pût froisser la
fibre la plus intime et la plus délicate des vrais croyants, scrupule au
reste qu'il faut attribuer encore à sa politique uniquement.
" L'assemblée laïque (si j'ose me servir de ce mot) avait fait aux
douze questions de Napoléon les réponses les plus satisfaisantes. Sa composition
ne m'avait pas laissé douter un instant de ce résultat. Il s'agissait maintenant
de donner à ces réponses une autorité qui ne pût être contestée, d'en faire
des décisions doctrinales émanant de la réunion des docteurs de la loi;
enfin de s'assurer qu'aucun rabbin n'oserait les attaquer ou protester contre
elles. Déjà nous avions obtenu qu'une assemblée qui comptait dans son sein
l'élite des juifs de France flétrît et condamnât hautement, sans réserve
et sans restriction les habitudes honteuses, les pratiques criminelles sur
lesquelles le gouvernement avait appelé son attention, et qui avaient excité
les plaintes d'un si grand nombre de Français. Pendant le délai nécessaire
pour que les députés du Grand Sanhédrin arrivassent de toutes les parties
du globe, les commissaires travaillaient de temps en temps avec une commission
de neuf membres choisis par l'assemblée et dont nous avions provoqué la formation.
Nous n'avions avec elle qu'à nous défendre de sa trop grande facilité à transiger
sur tous les points les plus délicats des habitudes et même des croyances
de leurs coreligionnaires. Il faut le dire ici, la tête n'entraînait pas
le corps. Les juifs riches, cultivés, n'avaient plus du juif que le nom,
qu'ils gardaient et auquel ils répondaient par point d'honneur; c'étaient
des Français d'origine juive, et la plupart philosophes du XVIIIe siècle.
Ce n'était pas le moindre de nos embarras que de les mettre d'accord avec
les vrais juifs, surtout avec les rabbins qui se défiaient d'eux et les soupçonnaient
de vouloir les livrer.
" Qu'on me permette un retour fugitif sur moi-même. On a toujours certainement
sa même valeur intrinsèque, qu'on soit au premier rang ou au second, mais
il y a des natures qui n'ont tout leur jeu, toute leur aptitude qu'au premier,
sans vouloir plus pour cela; je n'entends par là, bien loin, le premier
de tous, mais j'entends le premier dès qu'on est plusieurs. J'ai toujours
cru que, sans être au-dessus ni même au niveau de beaucoup d'autres, je
savais mieux conduire que suivre, diriger que participer ou concourir. Napoléon
m'a constamment paru me juger ainsi. Entre les trois commissaires, il m'avait
mis sur la voie de prendre la première place; sans me nommer précisément
président de la commission, des trois, il l'avait personnifiée en moi, et
s'adressait toujours à elle dans ma personne. Sans lui demander aucune explication,
je l'avais compris. De mes deux collègues, l'un, Portalis, se consolait en
attribuant à mon nom la faveur dont je lui paraissais l'objet; le second,
plein d'ambition et d'estime de lui-même, attendait sans se plaindre qu'il
eût une occasion de se faire connaître au maître, et se voyait déjà conseiller
d'État.
" Deux personnages considérables avaient pris quelque ombrage de ma
position; c'étaient le président de la section de l'Intérieur, et le ministre
de ce département. Lorsque l'assemblée eut terminé ses travaux, je crus devoir
en rendre compte à l'Empereur dans un rapport à la suite duquel, parlant
au nom de la commission, je lui proposais la convocation du Grand Sanhédrin,
et traçais le programme de la tâche qu'il devait entreprendre. Je ne pouvais
prétendre à aucun travail direct avec l'Empereur, j'aurais même fait une
fausse démarche en lui demandant une audience particulière; heureusement
je m'aperçus à temps de la faute que j'allais commettre, je brûlai mon rapport.
Nous portâmes tous trois une exposition de nos travaux, avec les propositions
qui en étaient la suite, au ministre de l'Intérieur, pour qu'il les remit
à l'Empereur.
" Mais déjà Napoléon s'était détourné de cette affaire. Une des grandes
lacunes qui se soient rencontrées dans cet homme prodigieux, c'est le manque
de suite. Sa première impression, trop vive et outrée, amenait presque constamment
une réaction, je dirai même une déception; il ne trouvait plus que l'affaire
dont il s'était engoué pût lui rendre en avantages ou en renommée ce qu'il
en avait attendu. Dans cette question des juifs il avait produit son effet,
il s'était manifesté aux juifs de toute la terre; les trois quarts de son
but étaient atteints; le surplus, la portion pratique, il l'abandonnait
à ses commissaires, à son conseil d'État, à son ministre, se réservant de
les réformer et de les désavouer, s'ils s'écartaient de la route indiquée.
" D'ailleurs dans les instructions qu'il avait dictées, et dont j'ai
recommandé la lecture, il avait tracé aux deux assemblées, ainsi qu'à ses
trois commissaires, leur tâche dans des termes si précis et si formels,
qu'il ne leur restait en quelque sorte qu'à revêtir de certaines formes
les idées ou les dispositions qu'il avait indiquées.
" En résumé, les neuf déclarations du Grand Sanhédrin étaient calquées
et copiées sur les instructions qu'on a pu lire. Il en était de même du
projet de décret portant règlement sur le commerce des juifs, et qui les
soumettait, dans leurs transactions avec les chrétiens, à des conditions
qui préservaient à l'avenir ces derniers de l'indigne usure et des coupables
industries dont ils avaient eu tant à souffrir. "
Ce mot d'ordre sans régime, sans adjectif est vague. Chacun l'emploie pour désigner le système politique ou social qui lui convient. L'ordre pour Napoléon était l'harmonie des détails et leur concours proportionné dans l'organisation de l'ensemble. Le tout une fois. donné, chaque relation entre les choses et les personnes devait être calculée de manière à ce que l'ensemble, loin de rencontrer nulle part ni obstacle, ni résistance, pût rendre en protection à chaque détail, à chaque existence, à chaque intérêt, tout ce qu'il en recevrait lui-même de force, d'impulsion et de vie. L'ordre ainsi compris peut se retrouver théoriquement dans toutes les formes de gouvernement, monarchique unitaire, monarchique mixte, avec des pouvoirs qui se balancent et se contrôlent, enfin républicain, l'opportunité, l'appropriation de ces formes diverses de gouvernement aux mœurs, aux précédents, aux dispositions d'un peuple se jugent par la possibilité ou par l'impossibilité d'y introduire cet ordre, dont la première condition est la durée (Note du comte Molé)
Ces notes ont disparu, ainsi que les
instructions auxquelles le comte Molé fait allusion.