L'Action du 30 avril 1903
La disparition
de
L'enseignement congréganiste !
Partisan déterminé de la constitution
en service public de l'enseignement à tous se degrés, je
constate avec plaisir que les événements et les congrégations
travaillent pour notre cause. Le monopole de l'enseignement sera la conséquence
nécessaire, fatale, de tous les efforts où s'épuise,
quand elle ne se résigne pas, la solution de toutes les situations,
où se ridiculise, quand elle n'est pas complice, l'administration
de l'Instruction publique.
J'ai pour les inspecteurs d'Académie, pour
les inspecteurs primaires, accomplissant en conscience leurs fonctions,
une commisération profonde. Quel métier font ces pauvres
gens !
Dans toutes les formes légales, et avec combien
de difficultés, une école congréganiste a été
enfin ferlée. Après maints référés,
arrêts, contre-arrêts, oppositions, appels et contre-appels,
les bonnes Soeurs ont, sous l'escorte de pieux avocats, évacué
leur couvent et gagné quelque maison hospitalières. Dès
le lendemain, l'inspecteur d'Académie reçoit une déclaration
d'ouverture d'école libre, dans le local encore sous scellés,
au nom de dame X ... ou Y ..., munie de tous les parchemins nécessaires.
***
L'école s'ouvre. L'inspecteur procède
à son inspection : les locaux lui offrent des aspects dès
longtemps familiers, les mêmes tables, les mêmes cartes murales,
les mêmes crucifix, les mêmes autels de la Vierge. Et, oh !
surprise ! l'inspecteur croit aussi reconnaître les visages : l'adjointe
Marie Durand est la ménechme de Soeur Anaïs; la directrice
Antoinette Martin rappelle trait pour trait la mère Jésus-Marie.
Les bonnes Soeurs n'ont épuisé les
juridictions, les délais d'appel et d'opposition que pour donner
à leurs cheveux le temps de croître, à la couturière
le loisir de tailler un boléro laïque dans la bure congréganiste.
L'habit ne fait pas le moine, mais il le défait. Et, dans toute
la France, inspecteurs primaires et d'Académie scrutent l'identité
de pseudo-laïques, se demandent, angoissés, à quels
signes reconnaître une religieuse défroquée, et si,
en soulevant un peu ce jupon, ils ne trouveront pas sous lui, dissimulée,
une robe monastique.
Quand l'administration a sa conviction établie,
quand son flair a découvert dans la laïque d'aujourd'hui la
religieuse d'hier, elle ferme l'école, ou plutôt tente de
la fermer. Après cela, tout le monde reprend le chemin du palais
de justice. Il y a un mois, institutrices congréganistes, Mmes X
... et Y ... avaient appelé la magistrature à la rescousse
des droits des congrégations et, de la justice de paix à
la Cour de Cassation, mis en branle toute la machine judiciaire.
Aujourd'hui, Mmes X ... et Y ... recommencent les
mêmes cérémonies au nom des droits des laïques
qu'elles sont devenues. Elles demandent aux tribunaux de constater et de
consacrer l'authenticité de leur métamorphose. Elles, religieuses
? Oui, il y a un mois ; mais aujourd'hui, laïques, bonnes laïques
: elles ne savent même plus ce qu'est devenue leur congrégation.
A travers son bandeau, la Justice examine gravement les titres de transformation,
les certificats des Supérieures qui ne connaissent plus leurs filles,
les brefs des Évêques qui constatent et bénissent le
divorce des Épouses de Jésus.
Et en attendant que la Cour de Cassation, le Conseil
d'État, voire le Tribunal des Conflits se soient prononcés
en dernier ressort .... les écoles congréganistes continuent
à fonctionner !
***
Je soutien que tout cela est profondément ridicule,
qu'administration et magistrature tiennent en ces affaires le rôle
du commissaire benêt, rossé par Polichinelle, et que pour
ceux dont le respect à l'endroit des institutions, piliers de la
société, n'est pas fanatique, le spectacle serait réjouissant
si la question de l'enseignement public n'était en jeu.
Il est, désormais, que l'enseignement d'esprit
congréganiste survivra aux congrégations, et c'est même
à partir de la suppression légale des congrégations,
que se posera nettement le problème du monopole de l'enseignement.
S'imaginer que la dispersion des congrégations
supprimerait l'enseignement antisocial et antivéridique de l'Église,
c'est bien mal la connaître. L'Église s'adaptera aux nouvelles
conditions de la lutte contre la société civile. En ce moment,
elle essaie du moyen le plus grossier : la laïcisation légale
de son personnel enseignant. Elle ne s'illusionne pas sur la valeur du
procédé, mais elle sait la République si débonnaire,
la Magistrature si subtile, qu'elle ne risque rien à la tentative.
Tout au moins gagnera-t-elle du temps.
Si les congréganistes d'hier sont mis dans
l'impossibilité d'enseigner, soyez sans crainte, l'Église
saura les remplacer par d'autres, sans que nous ayons rien perdu, elle
rien gagné, au change. La Congrégation agissant ouvertement,
mais solennellement, a fait son temps ; une autre institution lui succédera.
La Congrégation était le moyen adéquat, jusqu'ici,
aux conditions de la lutte, la forme la plus utile de l'action ecclésiastique
adaptée à la nécessité des temps. Elle ne rend
plus de service ? ...Rassurez-vous, elle sera modifiée, transformée,
modelée sur la législation nouvelle. Entre les professeurs
des écoles cléricales apparaissait, aux yeux du pouvoir civil,
le lien commun : le Congrégation ; le lien sera plus ténu,
moins visible, il ne sera pas moins fort. Les sociétés de
Saint-Vincent-de-Paul, quoique laïques, sont solidement affiliées,
aussi disciplinées, aussi soumises à une congrégation
unique que les congrégations religieuses.
Pourquoi refusez-vous d'accepter la laïcisation
des congréganistes ? Pourquoi refusez-vous à ces néo-laïques
le droit d'enseigner que nul ne conteste aux laïques véritables
?
Parce que vous estimez que la laïcisation est
fictive, que le lien congréganiste persiste en fait, malgré
sa rupture officielle. Or, pourquoi croyez-vous à la permanence
de ce lien ? Uniquement parce qu'il a existé à un moment
donné, et non parce qu'il vous est manifeste actuellement. C'est
avouer que vous êtes impuissants à le découvrir, impuissants
à le démontrer, quoique convaincus de son existence.
Et si la Congrégation, au lieu de vous présenter
ses anciens frères et ses anciennes sœurs, vous offre des sujets
discrètement et récemment affiliés, vous n'aurez aucun
moyen de vous y reconnaître, vous serez joués; la Congrégation
fonctionnera plus dangereusement qu'avant, parce que plus dissimulée.
Vous voulez des laïques ? Vous les aurez, dûment
diplômés et maquillés ; sous le couvert de la liberté
de l'enseignement, l'Église aura une fois de plus berné cet
incorrigible Sganarelle qu'est le parti républicain français.
Le costume de l'instituteur nous est indifférent,
son esprit est tout. Si vous voulez, pour notre pays, un enseignement de
vérité, il ne suffit pas e changer de vêtement, il
faut modifier l'esprit des maîtres, il faut supprimer l'esprit de
l'Église dans l'éducation publique, et, pour y réussir,
il n'est qu'un procédé : mettre à la charge de l'État,
à titre de service public, tous les établissements d'enseignement.
L'enseignement libre n'est pas plus admissible que la magistrature,
les postes, l'armée ou la marine libre. Elle serait jolie,
la Justice, si, à côté des tribunaux d'État,
fonctionnaient, pour satisfaire le caprice de quelques justiciables, des
tribunaux ecclésiastiques ! Il ne peut exister plusieurs justices
dans un pays, parce qu'il n'y a qu'une législation. Il ne peut exister
plusieurs enseignements si la diversité porte sur autre chose que
sur les méthodes, parce que la Vérité n'est pas diverses.
La suppression de la liberté d'enseigner est l'unique moyen d'assurer
la dispensation d'un enseignement de vérité. Bien plus, le
monopole est la seule méthode loyale à l'égard des
adversaires.
***
Je me demande comment ceux qui défendent la liberté
de l'enseignement, et refusent à la fois de reconnaître la
laïcisation des congréganistes, s'entendent avec leurs principes.
De quel droit contestent-ils la réalité d'une laïcisation
affirmée par l'intéressé ? A quel signe reconnaît-on
la laïcisation, la bonne, celle qui ne se reteint pas en vieillissant
? Le caractère de frères ou de religieuse est-il indélébile,
ineffaçable comme le péché originel ? La soutane de
l'ignorantin est-elle aussi inébranlablement adhérente que
la tunique du Centaure ? Le prêtre séculier peut se défroquer,
le frère ne le peut pas ? Après combien de temps se perd
le caractère congréganiste ? Disparaît-il dès
que la tonsure est regarnie ? Faut-il le mariage ? La loi ne reconnaît
pas les vœux perpétuels, pouvez-vous proclamer l'indéfinie
persistance de ces vœux ?
Suivant que vous aurez résolu, dans un sens
ou dans l'autre, ces questions saugrenues, vous permettrez ou vous interdirez
l'usage de la sacro-sainte liberté de l'enseignement, de cette liberté
que M. Chaumlé ne veut à aucun prix toucher. Une législation
qui permet de telles fantaisies, qui abandonne à l'arbitraire pur
l'usage de ce qu'elle proclame un droit, est une législation condamnée,
et qui place constamment ceux qui l'interprètent, entre le ridicule
et l'odieux. Nous sommes impuissants à nous défendre contre
les congrégations que nous connaissons cependant bien, dont l'action
est publique, évidente ; combien sera plus grand notre impuissance
devant la métamorphose future de la Congrégation, métamorphose
n'ayant qu'un but : exploiter au profit de l'Église la funeste liberté
de l'enseignement.
Il faut rendre toit cela inutile en proclamant que
l'État a seul l'office de dispenser l'enseignement. Nous avons assez
de cette guerre de guérillas ridicule contre les moines et les religieuses
! la question des rapports de l'Église et de l'État ne sera
réglée que par la séparation ; la question des congrégations
enseignantes ne sera réglée que par l'institution du Monopole
National de l'Enseignement.
Victor Augagneur
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