Chambre des Députés, 21 novembre 1893
Réponse de Jean Jaurès à la déclaration du Président Charles Dupuy
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    Et puis, vous avez fait des lois d'instruction. Dès lors, comment voulez-vous qu'à l'émancipation politique ne vienne pas s'ajouter, pour les travailleurs, l'émancipation sociale, quand vous avez décrété et préparé vous-mêmes leur émancipation intellectuelle ? Car vous n'avez pas voulu seulement que l'instruction fut universelle et obligatoire ; vous avez voulu aussi qu'elle fut laïque, et vous avez bien fait.
    Vous n'avez pas, comme vous en accusent souvent des adversaires passionnés, ruiné les croyances chrétiennes, et ce n'était pas votre objet. Vous vous proposiez simplement d'instituer dans vos écoles une éducation rationnelle. Ce n'est pas vous qui avez ruiné les croyances d'autrefois; elles ont été ruinées bien avant vous, bien avant nous, par les développements de la critique, par la conception positive et naturaliste du monde, par la connaissance et la pratique d'autres civilisations, d'autres religions, dans l'horizon humain élargi. Ce n'est pas vous qui avez rompu les liens vivants du christianisme et de la conscience moderne; ils étaient rompus avant vous. Mais ce que vous avez fait, en décrétant l'instruction purement rationnelle, ce que vous avez proclamé, c'est que la seule raison suffisait à tous les hommes pour la conduite de la vie.
    Par là-même, vous avez mis en harmonie l'éducation populaire avec les résultats de la pensée moderne; vous avez définitivement arraché le peuple à la tutelle de l'Église et du dogme: vous avez rompu non pas ces liens vivants dont je parlais tout à l'heure, mais les liens de passivité, d'habitude, de tradition et de routine qui subsistaient encore.
    Mais qu'avez.-vous fait par là? Ah ! je le sais bien, ce n'était qu'une habitude et non pas une croyance qui survivait encore en un grand nombre d'esprits; mais cette habitude était, pour quelques-uns tout au moins, un calmant et un consolant. Eh bien! vous, vous avez interrompu la vieille chanson qui berçait la misère humaine et la misère humaine s'est réveillée avec des cris, elle s'est dressée devant vous, et elle réclame aujourd'hui sa place, sa large place au soleil du monde naturel, le seul que vous n'ayez point pâli!
     De même que la terre perd, par le rayonnement nocturne, une partie de la chaleur que le jour y a accumulée, une part de l'énergie populaire se ,dissipait par le rayonnement religieux dans le vide sans fond de l'espace.
    Or, vous avez arrêté ce rayonnement religieux, et vous avez ainsi concentré dans les revendications immédiates, dans les revendications sociales, tout le feu de la pensée, toute l'ardeur du désir; c'est vous qui avez élevé la température révolutionnaire du prolétariat, et, si vous vous épouvantez aujourd'hui, c'est devant votre oeuvre !
    Ainsi il se trouve, messieurs, que le mouvement socialiste est sorti tout à la fois de l'institution républicaine, de l'éducation laïque que vous avez décrétée, et des lois syndicales que vous avez faites; et en même temps il résulte de plus en plus des conditions économiques qui se développent dans ce pays ,depuis cinquante ans.
    Le socialisme sortait de la République; vous ne pouvez détruire la République, mais vous y introduisez ses ennemis d'hier en gouvernants et en maîtres, pour en chasser plus sûrement les militants qui l'ont faite et qui ont versé leur sang pour elle.
    Vous ne pouvez pas détruire ouvertement, officiellement votre œuvre de laïcité, mais vous mettez votre République sous le patronage de la papauté. Oui, c'est la politique de Léon XIII qui vous dirige!
    C'est du Vatican que vous prenez, ou que votre politique prend son mot d'ordre, et, ne pouvant détruire les lois de laïcité, vous y introduisez le plus possible d'esprit clérical.
    Et je suis en droit de conclure que le socialisme est à ce point un mouvement profond et nécessaire, qu'il sort si évidemment, si puissamment, de toutes les institutions républicaines, laïques, démocratiques, que, pour combattre le socialisme, vous allez
être condamnés dans tous les ordres, dans l'ordre politique, dans l'ordre fiscal et dans l'ordre syndical, à une œuvre de réaction!
    Eh bien! faites-la, essayez-la! Et pendant que vous userez ce qui peut vous rester de force et de prestige à lutter contre le peuple en marche, dans les intervalles que nous laisseront vos persécutions impuissantes, nous apporterons les projets de réforme que vous n'avez pas apportés; et puisque vous désertez la politique républicaine, c'est nous, socialistes, qui la ferons ici!
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