19 février 1931

    PROPOSITION DE LOI portant modification aux conditions d'application de la loi de séparation dans les colonies de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Réunion, au au point de vue des allocations à servir aux ministres des cultes n'ayant pas droit à pension sur le Trésor, présentée par MM. Auguste Brunet, Gratien Candace, Alcide Delmont, Lucien Gasparin, Eug. Graëve, députés. - (Renvoyée à la Commission de l'Algérie, des colonies et des protectorats),

EXPOSE DES MOTIFS

    Messieurs, fidèles au principe de la laïcité de l'État et de l'école qui demeure à nos yeux "la garantie pour tous de la liberté de conscience", nous ne pouvons, toutefois, ne pas nous montrer émus de certaines conséquences de l'application aux colonies - dans nos vieilles colonies - de la loi de Séparation.
    La loi du 9 décembre 1905 a laissé à des règlements d'administration publique le soin de déterminer les conditions dans lesquelles ladite loi serait mise en vigueur dans nos territoires d'outre-mer, et l'article 16 du règlement d'administration publique du 6 février 1911 établit - en ce qui concerne la Martinique, la Guadeloupe et la Réunion ­ une série de discriminations touchant les droits à "pension annuelle et viagère" ou à " allocation" des ministres des cultes (qui pouvaient prétendre jusque-là à une retraite au titre des lois des 18 avril 1831 et 5 août 1879) , mettant d'office à la charge des budgets locaux, contrairement à la justice, les pensions et allocations de ceux d'entre eux qui ne réunissaient pas, au moment de l'entrée en application du nouveau régime, le minimum de services effectifs exigés pour l'admission à la retraite: nouvel exemple de ces procédures d'autorité que nous avons si souvent dénoncées et que la Chambre a condamnées (1).
    Quoi qu'il en soit, le taux maximum de la pension "annuelle ou viagère" à servir par les colonies aux intéressés a été fixé, par le même texte d'avant guerre, à 1.800 francs, sans qu'aucune autorité ait la faculté de procéder aux rajustements que la dévalorisation de la monnaie a rendus nécessaires aussi bien dans les colonies que dans la métropole. En bonne logique, d'ailleurs, c'est à l'État, qui a perçu le montant des retenues pour pensions, que devrait incomber, dans le silence des textes, cette charge supplémentaire. Les Intéressés se sont adressés au Conseil d'État pour obtenir une augmentation des allocations qui leur étalent accordées, par analogie avec les améliorations successivement accordées aux retraités de l'État. La haute juridiction administrative a renvoyé les requérants à se pourvoir auprès des gouverneurs. C'est la doctrine que M. R. Poincaré, alors Président du Conseil et Ministre des Finances, a fixée dans la lettre suivante :
                                        " Paris, le 9 juin 1927.
                    " Monsieur le député (2),
    " Vous avez bien voulu appeler mon attention sur les anciens membres du clergé colonial, titulaires de secours viagers servis par les budgets locaux de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Réunion, qui sollicitent le relèvement desdits secours.
    "J'ai l'honneur de vous faire connaître que les ecclésiastiques en cause, placés, au début de leur carrière, au point de vue de la pension, sous le régime des lois des 18 avril 1931 et 5 août 1879, n'ont pu obtenir une pension de l'État parce que , au 1er juillet 1911, date de l'application aux colonies de la loi sur la séparation des Églises et de l'État, ils ne réunissaient pas les conditions prévues (ancienneté ou invalidité) pour être admis à faire valoir leurs droits à une pension de retraite sur le Trésor public (art. 16, § 1er, du décret du 6 février 1911).
    "C'est par application des paragraphes 3 et 4 dudit article qu'il leur a été attribué un secours annuel et viager sur les fonds du budget local de la colonie où ils étaient en service.
    "Il résulte de cet état de chose, d'une part, que les intéressés ne peuvent bénéficier des dispositions applicables aux titulaires de pensions inscrites au Trésor public; d'autre part, que, conformément à la jurisprudence du conseil d'État sur la matière et à l'opinion de M. le ministre des colonies, à qui j'ai cru devoir faire part de votre communication, les gouverneurs des colonies dont les budgets locaux ont a leur charge les secours considérés ont seuls qualité pour examiner la situation des titulaires de ces secours.
        "Agréez, monsieur le député, l'assurance de ma haute considération.
        "le président du conseil, ministre des finances. - Signé : R. POINCARE"

    Mais les colonies répondent - et avec force, nous apparait-il - que l'État n'a pas le droit de se décharger de ses responsabilités sur les budgets locaux, lesquels sont, d'ailleurs, protégés contre les empiétements de l'espèce par l'article 127b, de la loi de finances du 13 juillet 1911 disposant "qu'en dehors des dépenses inscrites dans un budget général ou local, nulle dépense ne peut être mise à la charge de ce budget si ce n'est en vertu d'une loi."
    Il nous a paru que, sans trancher la question de principe qui se trouve ainsi posée, sans ajouter à la liste des dépenses obligatoires des budgets locaux, et  sans porter atteinte à la loi de séparation, il était possible de recourir à une solution d'attente, à la fois pratique et modeste, qui tienne compte des intérêts légitimes des ayants droit.
    Il existe soit aux Antilles, soit à la Réunion, des localités éloignées des centres, perdues dans les mornes, d'accès difficile, où les populations ne peuvent se livrer qu'aux cultures vivrières, sous la menace permanente des cyclones, des inondations ou du volcan.
    Les prêtres qui vivaient au milieu de ces populations laborieuses et pauvres - et qui on vu leur traitement supprimé depuis la loi du 9 décembre 1905 - ont considéré comme un honneur de rester fidèles à leurs paroisses, renonçant même à rentrer en France, quelquefois après vingt et trente années de séjour.
    Avec autant d'abnégation, d'autres prêtres, sur la côte paludéenne, tout en continuant de remplir les devoirs de leur ministère dans des conditions devenues précaires, - et qu'aggrave encore la crise économique générale à laquelle  n'ont pas échappé les colonies, - contribuent bénévolement à l'organisation et au fonctionnement   des institutions sociales dans nos vieux pays.
    Nous avons été maintes fois saisis, par les municipalités, de cet état de choses. Elles nous ont montré ces "desservants" se faisant leurs auxiliaires, ceux des officiers de l'état civil, ceux du médecin, prodiguant leur dévouement dans les circonstances multiples de la vie sociale, à travers les difficultés inhérentes à l'orographie tourmenté et au climat de nos îles.
    Nous nous sommes donc demandé s'il ne serait pas possible - et s'il ne serait pas équitable -, liant ainsi les rajustements envisagés à l'idée d'utilité sociale, d'autoriser les conseils généraux des anciennes   colonies à prévoir à leur budget, dans le cadre de l'autonomie financière que leur a conférée la loi du 13 avril 1900, des crédits spéciaux destinés à rémunérer les services rendus à ces divers titres par les ministres des cultes dont les pensions n'ont pas été révisées ou dont les allocations se révèlent aujourd'hui insuffisantes pour leur permettre de vivre avec dignité. Toutefois, une telle solution, en régime de Séparation, exige la sanction d'une disposition Inégale.
     Il appartiendra, d'autre part, au Ministre des Colonies, sur les fonds de secours mis il sa disposition soit par le Parlement, soit par les colonies, d'attribuer aux prêtres coloniaux retirés en France et non pensionnés sur le Trésor, le complément de pension viagère auquel l'application   du coefficient normal leur donnerait le droit de prétendre. A ces fins, les intéressés seraient invités il établir une demande de secours examinée dans la forme réglementaire et renouvelable chaque année.
    En conséquence, nous avons l'honneur dc proposer à la Chambre le vote de la disposition suivante :

PROPOSITION DE LOI

    Article unique. -  Les conseils généraux des colonies où la loi de Séparation a été rendue applicable - Martinique, Guadeloupe, Réunion, sont autorisés à prévoir chaque année à leur budget, sur la proposition de l'administration, des crédits spéciaux destinés à rémunérer les services des ministres des cultes n'ayant pas droit à la pension sur le Trésor, qui prêtent leurs concours aux municipalités dans l'œuvre d'organisation sociale de leurs communes.


(1) En exécution du règlement du 6 février 1911, les ecclésiastiques en service dans ces colonies sc sont ainsi trouvés rangés dans une des trois catégories ci-dessous:
A. - Prêtres réunissant en 1911 les conditions exigées à cet égard par les lois des 18 avril 1831 et 5 août 1879 : les bénéficiaires ont obtenu, suivant le cas, des pensions d'ancienneté ou d'invalidité conformément à ces textes législatifs. Les traitements qui ont servi de base aux révisions sont ceux du clergé d'Alsace-Lorraine (décret d'assimilation du 11 décembre 1925) ; la question, en ce qui les touche, peut être considérée comme définitivement réglée.
B. - Prêtres réunissant en 1911 plus de quinze années de services à l'État: ceux-ci ont obtenu des secours viagers imputables sur le budget de leur colonie de service.
C. - Prêtres réunissant moins de quinze années de services à l'État: ces derniers se sont vu attribuer une allocation temporaire dégressive par annuités.


(2) Lettre à M. Auguste Brunet