(Session ord. —Séance du
12 février 1900.)
PROJET DE LOI
ayant pour but de compléter les dispositions du code
pénal relatives a la répression des troubles
apportés à l'ordre public par les ministres des cultes,
présenté au nom de M. Émile Loubet,
Président de là République française,
par M. Waldeck-Rousseau, président du conseil, ministre de
l'intérieur et des cultes,
et par M. Monis, garde des sceaux, ministre de la justice
,
EXPOSÉ DES MOTIFS
Messieurs, la loi a stipulé an profit des
ministres des cultes reconnu de nombreux privilèges.
Par contre, elle a justement considéré
que le droit de critique et de censure qui appartient aux autres
citoyens ne pouvait leur être reconnu sans les plus graves
péril pour l'ordre public.
La loi n'a pas voulu que les ministres des cultes
auxquels l'État confère une fonction, un traitement, et
qui sont soumis a sa surveillance et à sa discipline, puissent
tourner contre lui les avantages qu'ils en ont reçus.
La société civile a le devoir de
maintenir avec fermeté ce principe, aussi longtemps du moins
qu'elle continuera d'assurer aux ministres des églises les
avantages et les immunités qu'elle leur accorde.
L'expérience a montré que les
dispositions prises par le législateur de 1810 sont devenues
vaines et sont trop aisément éludées par de
nouveaux moyens.
A cet égard, l'examen de l'article 204 du
code pénal provoque deux remarques.
I. — La peine qu'il édicte pour punir
la critique ou la censure du Gouvernement ou des actes de
l'autorité, faites au moyen d'écrits pastoraux est celle
du bannissement.
La sévérité de cette
disposition a eu pour résultat d'en écarter toute
application. Plus de modération dans la peine ne fera que lui
donner plus d'efficacité.
II. —L'article 204 est applicable à "tout
écrit contenant des instructions pastorales en quelque forme que
ce soit". Ces expressions doivent s'entendre des mandements, lettres
pastorales, catéchismes ou autres écrits de ce
genre. Mais, de nos jours, des évêques ont publié
et fait publier dans les journaux des écrits ou lettres
signés de leur nom épiscopal qui, sans avoir la forme
classique des mandements, sans revêtir la forme de l'esprit
pastoral, n'en sont pas moins délictueux parce qu'ils
émanent, en réalité, d'un ministre du culte
agissant en sa qualité et qui, bien que s'écartant pour
les écrire de ses fonctions religieuses sainement entendues,
leur emprunte cependant l'autorité dont il se
prévaut. De pareils actes, s'ils ne sont pas accomplis
dans l'exercice du ministère pastoral, le sont certainement
à l'occasion de ce ministère. S'ils ne procèdent
pas de l'exercice légitime de la fonction, ils constituent
l'abus le plus certain, lequel assurément ne saurait leur
conférer aucune indemnité.
PROJET DE LOI
Article unique : - La section
3 du livre III, titre 1er, est ainsi modifiée :
"Des troubles apportés à l'ordre
public par les ministres des cultes."
§3. — Des critiques, censures ou provocations
dirigées contre l'autorité publique.
Art. 204.
— Tout écrit contenant des instructions pastorales, en quelque
forme que ce soit, et dans lequel un ministre du culte se sera
ingéré de critiquer ou de censurer le Gouvernement, soit
tout acte de l'autorité publique, sera puni d'un emprisonnement
de trois mois a deux ans.
Toute critique ou censure dirigée
publiquement par les ministres du culte, sous quelque forme que ce
soit, contre les actes de l'autorité publique, sera punie d'une
peine de quinze jours a six mois d'emprisonnement.
Art. 205. —
Si l'écrit mentionné au paragraphe 1er de l'article
précédent contient une provocation directe à la
désobéissance aux lois ou autres actes de
l'autorité publique, ou s'il tend à soulever ou armer une
partie des citoyens les uns contre les autres, le ministre qui l'aura
publié sera puni de la détention.
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(Session ord. — Séance du
5 avril 1900.)
RAPPORT
fait au nom de la commission (1) chargée d'examiner le projet de
loi ayant pour but de compléter les dispositions du code
pénal
relatives a la répression des troubles apportés à
l'ordre public par les ministres des cultes,
par M. Constant Dulau, député.
Messieurs, le projet de loi soumis aux
délibérations de la Chambre et que j'ai l'honneur du
rapporter devant vous a été inspiré au
Gouvernement par les incidents auxquels ont donné lieu la
poursuite et la condamnation des assomptionnistes pour infraction
à l'article 291 du code pénal contre les associations
illicites.
Dès avant le jugement, le 12 janvier, M.
Gouthe-Soulard, archevêque d'Aix, avait publié, en
réponse aux vœux de nouvel an des assomptionnistes , une
lettre où il s'exprimait ainsi : « Vous des catholiques et
très Français; c'est impardonnable, on ne vous pardonnera
pas. Mais, en avant quand même! Dieu et les braves gens sont
avec vous. » Le jour de la première audience, il adressait
au R. P. Picard, supérieur de la congrégation, le
télégramme suivant, livré à la
publicité par la Croix du 23 janvier :
"L'Évangile ce jour est pour vous. Ne craignez rien au
prétoire. Défendez vous contre le mépris qui vous
envahira. Que votre charité soit plus forte."
Après la condamnation, cinq membres de
l'épiscopat français, les évêques de Tulle,
de Versailles, de Valence, de Viviers et de Montpellier ont cru devoir
manifester leurs sympathies au R. P. Picard et aux assomptionnistes,
leur adresser des félicitations ou des condoléances, en
un mot élever une protestation contre la décision des
magistrats ou contre la poursuite ordonnée par le Gouvernement.
Destinées ou non à la
publicité, les lettres adressées au directeur de la Croix ont été
insérées dans ce journal et sont parvenues ainsi à
la connaissance du public et du Gouvernement. Il nous a paru
intéressant de les classer dans un premier groupe de
pièces annexes, car elles sont la cause première du
conflit entre le ministre des cultes et les évêques.
Le Gouvernement était-il
désarmé en face de ces manifestations?
Il avait à sa disposition, d'une part, le
droit d'appel comme d'abus devant le conseil d'État, d'autre
part, le droit de supprimer les traitements. C'est à cette
dernière mesure qu'il s'est arrêté.
En effet, par lettre du 30 Janvier, le ministre de
cultes faisait savoir aux intéressés qu'il supprimait
leur indemnité concordataire et que cette décision serait
portée, par les soins du ministre des affaires
étrangères, à la connaissance du
Saint-Siège.
En réponse à cette communication, les
évêques ont fait parvenir au ministre des cultes des
lettres de protestation contre la mesure dont ils venaient d'être
l'objet. Les journaux ont publié ces lettres, à
l'exception de trois d'entre elles écrites par les
évêques de Versailles, de Viviers et de Montpellier. Nous
les avons réunies dans un deuxième groupe do
pièces annexes.
Sans rechercher dès à présent
si ces manifestations rendues publiques par la presse tombent sous
l'application de nos lois, ou devraient y tomber, nous les
considérons comme regrettables et de nature à troubler la
bonne harmonie des rapports entre le pouvoir civil et l'autorité
religieuse. Aux termes, notamment, de l'article 1er de la convention du
20 messidor an IX et du décret du 15 février 1810,
l'Église et ses ministres n'ont reçu de puissance
que sur les choses spirituelles, et non sur les choses temporelles et
civiles. Or, les représentants de l'Église tenus à
une
réserve d'autant plus grande que la démarcation entre les
intérêts spirituels et les intérêts temporels
et civils est plus difficile à établir, qu'il est plus
délicat de discerner où finit pour eux le droit où
où commence l'abus d'autorité, quand ils ont
dépouillé le caractère de ministres du culte pour
se réclamer de la liberté dévolue au citoyen
français.
Le projet de loi déposé par le
Gouvernement parait avoir eu principalement pour objet de
répondre au sentiment général de
réprobation causé par le ton injurieux et agressif des
lettres de M. Gouthe-Soulard, archevêque d'Aix. Mais, par une
étrange contradiction, ainsi que nous le démontrerons par
la suite, le texte proposé ne vise pas le cas de ce
prélat, car il ne réprime que les critiques et les
censures formulées sur un ton modéré.
Le projet de loi modifie l'article 204 du code
pénal.
En premier lieu, il substitue la peine de
l'emprisonnement à la peine du bannissement et enlève
ainsi au jury la connaissance de l'infraction pour la
déférer à la police correctionnelle.
En 1832, lors de la révision du code
pénal, la question se noua déjà. La peine du
bannissement parut devoir être conservée parce qu'elle
était l'ordre politique et qu'il sembla juste de ne pas infliger
la même peine aux évêques et aux ministres du culte.
Émanant des évêques la critique et la censure
étaient plus graves : elles entraînaient un trouble plus
grand pour l'ordre public, elles devaient être punies d'une peine
plus haute. Ces raisons font demeurées aussi fortes. D'autre
part, la décision du jury, seul compétent pour prononcer
la peine de bannissement, donne à la sentence rendue une
autorité particulière.
En second lieu, le projet de loi du Gouvernement
créé un second paragraphe à l'article 204, pour
punir de quinze jours à six mois d'emprisonnement « toute
critique ou censure dirigée publiquement par les ministres du
culte, sous quelque forme que ce soit, contre les actes de
l'autorité publique ».
Lorsque, en 1801, le premier consul concéda
officiellement à l'Église catholique le droit d'exercer
librement et publiquement son culte, il n'eut garde d'oublier ces
garanties qu'il était en droit d'exiger d'elle vis-à-vis
de l'État. Il en fit poser le principe par ses fondés de
pouvoir dans l'article 1er de la convention du 26 messidor an IX, ainsi
conçu : « La religion catholique, apostolique et romaine
sera librement exercée en France; son culte sera public, en se
conformant aux règlements de police que le Gouvernement jugera
nécessaires pour la tranquillité publique. »
Et, dans la loi du 18 germinal an X. relative
à « l'organisation des cultes ». le titre 1er est
consacré "au régime de l'église catholique dans
ses rapports généraux avec les droits et la police de
l'État". L'article 6 érige le conseil d'État en
juridiction disciplinaire dans tout loi cas "abus d'autorité
part des supérieurs et autres personnes ecclésiastiques",
et détermine les cas dans lesquels il y a abus.
Mais bientôt, le premier consul estima
insuffisant le pouvoir disciplinaire dévolu au conseil
d'État. Il eut recours aux sanctions pénales pour
atteindre les membres du clergé qui abuseraient des moyens
d'action mit à leur disposition pour le culte et
troubleraient l'ordre public.
Les représentants de l'Église se
trouvaient investis d'une autorité et d'une puissance
incomparables, celles qui s'exercent dans le domaine de la conscience
et dont la foi est le puissant levier; les évêques avaient
comme
moyen d'action sur les fidèles de leur diocèse les
lettres pastorales, les ministres du culte les discours en chaire;
s'adressant aux croyants les lettres et les discours contiennent plus
que des exhortations, de véritables instructions
impératives parfois sous sanction spirituelle. Contre des
écarts particulièrement dangereux il y avait des
précautions spéciales à prendre, aussi par
l'article 20l, le code pénal atteignit-il les
ministres du culte qui prononceraient, dans
l'exercice de leur ministère, et en assemblée
publique des discours contenant la critique ou la censure du
Gouvernement, d'une loi, d'une ordonnance, ou de tout autre acte de
l'autorité; par l'article 204, il frappa les
évêques
coupables d'avoir publié un écrit contenant des
instructions pastorales en quelque forme que ce soit et de s'être
ingérés de critiquer ou censurer le Gouvernement,
ou tout acte de l'autorité publique.
Dès lors, la distinction était
nettement établie
: d'une part, les actes des ministres du culte
commis dans l'exercice de leurs fonction et les rendant justiciables,
suivant les cas, soit des juridictions ordinaires pour critique
ou censure des actes do l'autorité par lettre pastorale ou en
chaire, soit du conseil d'État fonctionnant comme tribunal de
discipline ; et, d'autre part, les actes accomplis par eux dans la vie
quotidienne et en vertu du droit de libre critique dont tous les
citoyens sont investis.
"Il est clair, dit Blanche dans ses
études pratiques du code
pénal, que si, lors des cas prévus par le code, les
ministres du culte commettent quelque infraction punissable, par la
voie de la presse ou par tout autre moyen de publication, la loi
commune les régira, comme elle régit les autres citoyens."
En 1861, sous l'inspiration du gouvernement
impérial, une
brochure fut répandue qui contenait des critiques fort vives a
l'endroit de l'attitude du clergé au moment de la guerre
d'Italie. L'émotion fut considérable dans le monde
catholique et motiva des répliques. Tandis que M.
Dupanloup, évêque d'Orléans, répondait par
la voie de la presse, l'évêque de Poitiers fit la critique
de la brochure et du Gouvernement par un mandement dans qui fut
publié dans son diocèse. Le ministre des cultes, usant de
son droit, déféra l'évêque de Poitiers
à la
juridiction disciplinaire du conseil d'État, et s'abstint de
toute poursuite pénale ou disciplinaire à l'endroit de
l'évêque d'Orléans.
M. Suin, conseiller d'État s'exprima en ces
termes dans son rapport sur cette affaire :
"Est-ce à dire que nous refusions aux
évêques le droit d'examiner les intérêts de
la France, de les discuter et de publier leurs opinions? Citoyens d'un
grand
empire, ils ont, comme les autres citoyens, le droit de prendre part
à nos débats.
« M. l'évêque de Poitiers pouvait
répondre à
la brochure qui l'a blessé et la contredire par une autre
brochure ; mais alors il l'aurait fait à ses risques et
périls, il en aurait encouru la responsabilité; usant
d'un droit commun, il se serait placé sous l'empire du droit
commun, il aurait suivi l'exemple de l'évêque
d'Orléans, qui s'est adressé directement à
l'écrivain qu'il voulait combattre, et sa brochure,
malgré sa vivacité, n'a été l'objet
d'aucune poursuite. » (Blanche et Dutruc, Code pénal, t.
IV, n° 13, p. 40 ; voir aussi Blanche, t. IV, n° 7, p. 31.)
Par arrêt du 30 mars 1861, le conseil
d'État approuva
cette façon de voir, déclara qu'il y avait eu abus
d'autorité de la part de l'évêque do Poitiers et
supprima son mandement. (Dalloz, 1861, t. IV, p. 48.)
Cette jurisprudence ne s'est point modifiée,
et nous la
retrouvons dans un grand nombre d'arrêts du conseil
d'État, notamment dans un arrêt du 16 mai 1879 où
elle se formule d'un» façon fort nette.
"Considérant, dit l'arrêt, que...
"... si les évêques ont le droit
de soumettre au chef de l'État leurs observations sur
les choses
temporelles qui leur paraissent toucher aux intérêts
religieux, et s'ils peuvent, comme citoyens, les présenter par
voie d'affiche aux pouvoirs législatifs, ou les publier dans des
écrits privés, ce n'est pas sous la forme de lettres
pastorales qu'ils peuvent exercer ce droit, puisque ces lettres ne
doivent avoir pour objet que d'instruire les
fidèles de leurs devoirs religieux... "
A la vérité, messieurs, devant votre
commission. M. le
président du conseil a fait ressortir que le Gouvernement
s'était trouvé désarmé
en présence des critiques violentes et des injures dont les
actes avaient été l'objet dans la presse de la part de
l'archevêque d'Aix et de ses collègues, et que le
législateur de 1810 avait omis de s'occuper des troubles
apportés à l'ordre public par la voie de la presse, cette
dernière, à ce moment, n'existant pas. Que le trouble
provenant de la presse, procédé moderne de
publicité, était autrement grave que celui pouvant
résulter de discours en chaire ou de lettres pastorales, et que,
par conséquent, il importait de rechercher une répression
efficace et nouvelle.
Certes, l'observation mérite d'être
retenue.
Assurément, sous le Consulat, et pour des raisons diverses, le
Gouvernement n avait rien à redouter d'une presse asservie, et
d'ailleurs peu répandue. Mais, dès 1819, le facteur
nouveau
signalé par M. le président du conseil est entré
en
ligne, et, depuis lors, il a toujours fallu compter avec lui.
Nier maintenant l'influence de la presse sur
l'opinion serait
nier l'évidence. Mais l'action exercée par la presse sur
le public n'est pas de même nature que l'action exercée
sur les âmes des fidèles par les évêques au
moyen de leurs mandements, par les ministres du culte au moyen de leurs
instructions en chaire. Autre chose est le domaine de la
polémique, autre chose le domaine do la foi.
L'évêque ou le
prêtre qui a recours à la presse, qui se fait journaliste,
se soumet par la même aux responsabilités morales et
pécuniaires de la profession. Résigné d'avance
à voir sa thèse réfutée et combattue, il ne
s'effraye pas de la contradiction, mais plutôt la provoque. Il
écrit pour le public anonyme, pour des lecteurs de religions
diverses, pour des croyants et des libres penseurs, pour tout
le monde.
Tout ou contraire, quand il s'adresse aux
fidèles sur lesquels
il a une autorité officiellement consacrée, par une
lettre pastorale, un mandement, un prône, une conférence
ou instruction religieuse, une simple observation en chaire ou à
l'église, l'évêque ou le prêtre donne,
à proprement parler, des ordres et doit être obéi.
Il n'est exposé ni à une
réponse ni a une
contradiction, et tel qui se lèverait dans l'édifice du
culte pour formuler une critique ou une protestation, encourrait des
poursuites pénales.
Là était le danger, l'abus possible
d'autorité, le
délit. Là est intervenu le code pénal.
C'est la thèse soutenue avec force par
Chauveau et
Faustin-Hélie, dans leur Théorie
du code pénal
(F.-II, t. 111, p. 68-69).
"La loi du 17 mal 1819, écrivent-ils, a
posé des
régies générales pour la répression des
délits commis par voie de publication; le code pénal n'a
fait que tracer, au contraire, quelques régies
particulières pour la répression de certains
délits commis par une voie spéciale de communication et
par une seule classe do personnes."
Et plut loin :
"Il est nécessaire pour motiver les
poursuites, que le discours ait
été prononcé par un ministre du culte dans
l'exercice de son ministère et en assemblée publique: ce
sont la des éléments essentiels du délit. Si les
paroles répréhensibles n'ont pas été
proférées devant l'assemblée des fidèles et
lorsque le ministre exerçait son sacerdoce, elles peuvent
être incriminées encore en vertu des lois communes ;
elles ne pouraient l'être en vertu des dispositions
spéciales du code. C'est le sectaire fanatique, c'est le
prédicateur séditieux que la loi a voulu atteindre; quand
il est descendu de sa chaire, quand il ne catéchise plus, le
prêtre n'est plus qu'un citoyen, soumis pour ses paroles, aux
règles de responsabilité communes à tous les
citoyens."
Une circulaire de la chancellerie sur l'application
de la loi sur la
presse formule, le 9 novembre 1881, la môme opinion (Duvergier,
1881, p. 312 en note et 324).
Il est donc permis de conclure qu'il est dans la
logique, la
réalité et la nécessité des choses de
considérer les lettres pastorales, les mandements et les
instructions ou discours dans les édifices du culte comme les
seuls véhicules des délits spéciaux, «wi
generis, prévus et réprimés' par le/ code
pénal et de regarder toutes les au-
autres manifestations des évêques ou des ministres du
culte
comme relevant du droit commun.
Les raisons de cette distinction sont aussi fortes
à l'heure actuelle
qu'en 1810, on 1819, en 1832, en 1881. Lors de la discussion au
Sénat de la loi sur la presse de 1881, M. Ninard, membre de la
commission s'exprimait en ces termes: " Nous n'avons point
touché aux articles 101 et suivants du code
pénal. Ce sont là des délits spéciaux,
intéressant une certaine catégorie de fonctionnaires, et,
par conséquent, constitutifs de ce qu'on appelle en droit
pénal des abus d'autorité, ils sont maintenus."
D'ailleurs, messieurs, tout on proclamant la
nécessité de
ne point laisser impunies les censures ou critiques se produisant par
la voie de la presse, M. le président du conseil n'a fait aucune
difficulté devant votre commission, pour reconnaître que
sous la République il s'en était
précédemment produit un seul exemple : la lettre de M.
Gouthe-Soulard à M. Fallières, alors garde
des sceaux.
Il a ajouté que, dans le cas où le
Parlement adopterait le
nouveau texte de l'article 204 proposé par le Gouvernement, les
censures ou critiques affectant un caractère outrageant,
diffamatoire ou injurieux tomberaient, comme devant, sous l'application
de la loi du 19 juillet 1881 sur la presse et seraient
déférées au Jury.
Cette thèse de droit, d'ailleurs, n'est pas
contestable. En
effet, quand le ministère public se trouve en présence
d'un fait
constituant une infraction pénale passible à la fois
de poursuites correctionnelles et de poursuites devant le jury,
la juridiction la plus haute—la cour d'assises
dans notre cas, — détermine la compétence
pour le tout.
D'où il découle à
l'évidence que si le
texte de l'article 204 proposé par le Gouvernement eût
été dans notre législation au moment de la
publication des lettres
de M. Goutlio-Moulard, il ne lui eût pas
été applicable, le caractère injurieux et
diffamatoire de ces lettres les faisant tomber sous
l'application de la loi de 1881 sur la presse.
Or, si los lettres de l'archevêque d'Aix ont
produit quelque
émoi dans l'opinion publique, si elles ont été la
cause déterminante du dépôt du projet de loi, par
quelle étrange contradiction le texte qui nous est
proposé ne les atteint-ils point? C'est que, dans le cas
actuel, le Gouvernement devait proposer une modification à la
loi sur la presse si tant est qu'il estime indispensable de faire juger
par les tribunaux correctionnels les délits d'opinion commis par
les ministres du culte.
Se borner à remanier le texte de l'article
201 du code
pénal sera toujours une œuvre vaine, car il sera facile à
tout évêque, à tout ministre du culte, en donnant
à ses
critiques ou à ses censures le caractère diffamatoire ou
injurieux qui les fait tomber sous l'application de la loi sur la
presse, de se soustraire à la juridiction correctionnelle pour
aller devant le Jury.
Cependant, le projet do loi du Gouvernement
crée aux ministres
de tous les cultes, aux desservants des communes, aux
prêtres rétribués et non rétribués,
à
tout le clergé séculier reconnu par le Concordat, une
situation tout exceptionnelle et offrant, an point de vue de
l'interprétation, les plus grands
dangers. "La critique ou censure dirigée publiquement contre les
actes de
l'autorité", tels sont les termes du projet dans leur inexorable
généralité. Mais que devient donc alors
pour le prêtre le droit de libre critique inséparable de
la qualité de citoyen ?
Certes! le caractère dont il est investi, les
privilèges
dont il jouit, ses rapports avec l'État dont il est parfois le
salarié, ne lui laissent pas la même liberté
d'allures qu'aux autres citoyens. Il est tenu à plus de
réserve, mais c'est uniquement le sentiment des
convenances qui lui impose dans ses rapports journaliers avec les
autres citoyens une mesure et une circonspection toutes
particulières.
"Sans doute, dit M. Paul Bert dans l'exposé
des motifs
d'une proposition de loi sur les cultes
déposée par lui
en 1882, l'ecclésiastique restera maître de ses
opinions
politiques, comme il reste maître de ses croyances religieuses.
La
République ne lui demande ni serment d'obéissance ni
déclaration de fidélité. Elle ne fait violence
à la conscience de personne. Comme citoyen, en dehors de son
église, l'ecclésiastique est libre. Il peut
émettre ses
idées en toute sécurité. S'il est tenu, à
quelque réserve à cause de son double caractère de
prêtre et de salarié du Gouvernement, c'est là un
simple
devoir de convenance et non d'une obligation légale. Mais comme
curé, desservant ou vicaire attitré d'une paroisse, ou
d'une chaire qui lui a été remise pour un objet
particulier, il ne peut les appliquer à un autre objet
sans trahir en en quelque sorte son mandat,
et sans courir les plus lourdes responsabilités."
Et M. Paul Bert se préoccupait alors
(1882) de
remédier à l'insuffisance des sanctions
disciplinaires appliquées aux ministres du culte on demandant
aux Chambre le droit pour le Gouvernement de supprimer
pendant un an la traitement des ecclésiastiques condamnés
à des peines de droit commun ou ayant fait l'objet d'une
déclaration d'abus devant le conseil d'État.
Depuis ce temps et tandis quo la procédure de
l'appel comme d
abus devenait de plus en plus rare, une jurisprudence du conseil
d'état reconnaissait au Gouvernement le droit à la
suppression pure et simple des traitements ecclésiastiques sans
exiger une condamnation pénale ou une déclaration d'abus
préalable.
C'est en vertu do cette jurisprudence que le
ministre des cultes a
supprimé les traitements de l'archevêque d'Aix et des
évêques de Versailles, de Montpellier, de Viviers, de
Valence, et do Tulle.
Cette peine disciplinaire est-elle encore
insuffisante et l'attitude
générale du clergé, ainsi que des
nécessités politiques impérieuses, en rendant
indispensables de nouvelles sanctions pénales,
justifient-elles le projet de loi du Gouvernement ? Certes! nous
avons exprimé notre sentiment
à l'endroit des manifestations des membres de l'épiscopat
: nous les désapprouvons.
Mais, sans remonter bien haut dans notre histoire,
nous
trouvons des actes d'indiscipline et de révolte autrement plus
grave de la part du
clergé. Nous ne citerons que les les
incidents provoqués en 1861 par la guerre d'Italie , et, sous la
République,
par l'exécution des décrets et par l'adoption des lois
scolaires. Cependant, dans ces périodes
agitée où le clergé sortait avec passion de cette
neutralité politique qu'il est de son devoir et de son
intérêt d'observer, le Gouvernement n'a point
sollicité
des armes nouvelles.
Si réellement, dans les circonstances
où nous sommes,
l'ordre public est insuffisamment protégé, c'est
à une modification de la loi sur la presse qu'il y a lieu de
recourir en vue d'une plus efficace répression. Mais alors on
pourra être entraîné fort loin dans cette voie et il
sera permis de se demander si le chef de l'État, la magistrature
et l'armée sont aussi utilement garantis contre les offenses et
les outrages.
Le Gouvernement, d'ailleurs, a déclaré
n'être
nullement disposé a entrer dans cette voie.
C'est dans ces conditions, messieurs, que votre
commission a
estimé qu'il n'y avait point lieu de passer a la discussion des
articles.
' (1) Cette commission est composée de MM.
Renault-Morlière,
président; Jouart, secrétaire ; Paul Gouzy, Lerolle,
Chambige, Dulau, Lebaudy, Victor Gay, Delpech-Cantaloup, Lepez,
Viviani.
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