Séance  du 17 mai 1905
PROPOSITION DE LOI
ayant pour objet la suppression de l'incapacité légale de la femme mariée
et, par suite, l'abrogation des articles 216, 217, 218, 219, 221,224 el 225 du code civil
présentée par M. Charles Beauquier, député. -
(Renvoyée à la commission de la réforme judiciaire et de la législation civile et criminelle.)

EXPOSE DES MOTIFS

    Messieurs, des jurisconsultes. des philosophes, des écrivains éminents se sont appliqués d'un commun accord, à faire ressortir la situation humiliée et injuste que nos lois ont faite à la femme mariée.
    Quel que soit le régime matrimonial qu'elle adopte, elle ne peut ne ester en justice, ni dis poser de ses biens personnels. En lui donnant  le choix entre plusieurs systèmes, le code ne lui donne, à vrai dire, que le choix entre plusieurs maux. Chacun de ses pas doit être guidé par son mari, ou. à défaut de celui-ci, par le tribunal.
    Célibataire, elle est civilement tout aussi capable que l'homme; mariée, elle redevient mineure eût-elle des cheveux blancs.
    El c'est précisément au moment où elle assume les devoirs les plus graves, les plus importants pour notre pays et notre race, en même temps que les plus dangereux pour elle- même, au moment où elle devient procréatrice d'enfants, éducatrice d'hommes, que nous lui infligeons cette espèce de dégradation civique.
    Nous n'avons certainement pas assez réfléchi ni à la portée morale d'une telle mesure, ni aux conséquences matérielles qu'elle peut entraîner. De quel respect peut être environnée notre compagne au foyer, lorsque les serviteurs qu'elle emploie, les enfants qu'elle a engendrés se trouvent, juridiquement, à un niveau supérieur au sien, lorsque nous la forçons systématiquement, en enlevant à son activité tout aliment sérieux, et utile, à repaître son esprit de futilités ? Lorsqu'en lançant la jeune fille sur cette mer inconnue, pleine d'écueils et de dangers qu'est pour elle la vie conjugale, nous lui lions les bras, nous lui bandons les yeux, de sorte que, si son mari n'a pu été bon pilote, elle peut se réveiller un jour au fond d'un abîme sans avoir ni mérité ni prévu son sort
    Qu'on le regrette ou non, l'heure est venue, pour la. femme, où elle commence à discuter ses droits et ses devoirs. Dans un pays où les alcooliques, les illettrés, les inutiles, les estropiés du corps et de l'esprit sont citoyens, elle s'est demandé pourquoi, privée, hors du mariage, des droits politiques, elle est de plus privée, en vertu du mariage même, de ses droits civils. Elle s'indigne d'une telle déchéance, aussi funeste à ses intérêts qu'à son juste orgueil. Ces pensées sont grosses de conséquences dangereuses, car lorsqu'elle aura calculé les avantages de l'union qu' on lui propose, et qu'elle n'en aura trouvé que de négatifs, elle sera. fort tentée de fuir le mariage. En présence de la dépopulation dont on se plaint, le moment semble mal choisi pour donner des primes au célibat.
    On prétend, pour excuser à l'égard des femmes la sévérité de nos lois, que celles-ci ne s'appliquent pas à la. lettre ; que les mœurs tempèrent, par une pratique plus douce, ce que la législation a d'excessif; on ajoute, en fin de compte, que les mœurs ont raison des lois. Mais les lois à leur tour, réagissent sur les mœurs. Beaucoup d'hommes sont portés à croire, surtout si leur intérêt est en jeu, que leur conduite est justifiable quand les lois de leur pays la justifient; et de bonne foi, ils considèrent souvent comme licite tout ce qui n'est pas réprimé par le code pénal.
    Nous admettons volontiers que certains mari, ne consentent pas à se prévaloir contre leur femme de tous les droits qu'ils tiennent de 1a loi. Mais cette constatation même n'est-elle pas la. plus juste critique que l'on puisse faire de ces lois ?
    Logiquement, le mariage devrait conférer à la femme un surcroît d'autorité puisqu'il lui confère un surcroît de devoirs et de responsabilités. Que, du moins, elle puisse en contracter les liens sans abdiquer entièrement sa volonté, sa personnalité, sa. propriété, ce que l'être humain a de plus cher et de plus inviolable. Que sa dépendance économique, si nous la laissons subsister encore, soit volontaire, et non pu obligatoire. Nous établirons ainsi une phase de transition entre l'état d'excessive contrainte où elle vit depuis des siècles, et la liberté qu'elle revendique aujourd'hui à juste titre. Nous laisserons celles qui ne se sentiront pas encore le courage ou la. force d'agir seules la faculté de se choisir un tuteur. Celles au contraire, qui préféreront l'indépendance pourront administrer elles-mêmes leur fortune.
    Cette étroite et injuste tutelle imposée à la femme mariée est un héritage des siècles de fer, comme un reste des âges de barbarie; c'est la " manus "des premiers temples de Rome c'est le "mundium" du Germains, quelque peu atténué par nos mœurs. - En quoi les bonnes mœurs peut-on se demander, en quoi l'ordre public seront-ils atteints si la femme recouvre son autonomie? C'est ce qu'il est impossible de démontrer autrement que par de sophismes puérils ou des plaisanteries d'un goût douteux,
    La condition de la femme au point de vue qui nous occupe, a empiré depuis cent ans, c'est-à-dire depuis la promulgation du coda civil. Cela est vrai au moins pour une grande partie de la France, mais non pour tous les pays du Sud et de l'Ouest, les. "pays de droit écrit ", qui avaient adopté la législation de Justinien. Dans nos provinces méridionales était en vigueur, avant la RévoIution , la régime dotal tel qu'il avait été établi par l'empereur romain. Ce régime laissait à la femme la disposition complète de ceux de ses biens personnels qui n'étaient pas compris dans la dot. " le droit écrit, dit le tribun Gillet (Exposé des motifs de la loi sur le contrat de mariage, séance du 10 pluviose an XII), permettait à la femme d'avoir des biens distincts de sa dot, qui, sous le titre de paraphernaux, étaient entièrement hors de la dépendance du mari, de telle sorte qu'elle pouvait seule et de son chef faire, relativement à ces biens, toute espèce de dispositions. "
. "Abandonnons enfin les pays coutumiers dit le conseiller d'État Berlier, passons du Nord au Midi, et visitons ces contrées de l'ancienne France toujours heureuses et doublement éclairées par' le soleil et par le Digene. Ici, les biens et les intérêts sont rigoureusement séparés, la femme a son administration particulière et ses revenus personnels; les fruits de sa dot payent la nourriture et l'entretien qu'elle reçoit (L'orateur parle ici du droit romain, sur lequel a été calqué ce régime.) Mais l'institution des paraphernaux et l'autorité du mariage entièrement abrogée dans les derniers temps de l'empire pour tout ce qui concernait la disposition de ces biens n'offrirent plus, dans la loi même qui les établissait, qu'une contradiction inexplicable entre le principe et la régIe; et il est à regretter que le régime dotal dont nos pays de droit écrit s'applaudissent ne leur ait pas été transmis avec toute la sagesse et l'antique intégrité des lois romaines. Notre respectable Domat s'en plaignait avec une sorte de sensibilité. "
    Actuellement, notre code civil rend les femmes victimes de l'organisation du mariage. Combien de fois la fortune, seul objet de la convoitise du mari, n'est-elle pas dissipée par l'époux à l'insu de sa lemme, dans de fausses spéculations ou dans le jeu et 1a débauche, souvent même absorbée d'avance par des dettes antérieures à l'union ? Il nous semble que le code civil, en unifiant la condition de toutes les femmes mariées sur le modèle des provinces où: elle était la moins avantageuse, a effectué non un progrès, mais un recul.
    Les lemmes l'ont compris, dès le principe. Elles sentirent immédiatement le coup porté à leurs intérêts. Les annales de la. jurisprudence sont pleines de procès innombrables qu'elles engagèrent, des luttes juridiques qu'elles soutinrent sur tous les points douteux, alors que, le sens de la nouvelle législation n'étant pas définitivement fixé par la pratique, l'espoir d'une interprétation plus favorable leur restait encore, puis, peu à peu, leur révolte s'apaisa, leur chaîne se riva, elles courbèrent la tête. Ce n'est que depuis peu qu'elles ont commencé à la relever.
    Le député Michelin, qui déposa, au cours de la dernière législature, un projet analogue au nôtre, faisait valoir à l'appui l'opinion de jurisconsultes tels que MM. Roudant et Paul Gide. La 16° commission d'initiative parlementaire, qui prit le projet en considération, se plut à mettre en relief un passage de M. Alexandre Dumas fils, où le célèbre auteur réclame, avec une éloquence incisive et spirituelle, l'égalité complète des sexes. Il nous serait facile de multiplier les citations de ce genre, et de les étayer des noms les plus illustres, tels que ceux de Condorcet, Stuart Mill, Émile de Girardin, Accolas, etc., Nous n'aurions que l'embarras du choix.
    Mais nous pensons que toutes les autorités de la science, de l'esprit et du génie auront moins de poids auprès des législateurs français que l'exemple donné par les autres pays. Chose étrange, et j'ajouterai presque lamentable: la France, qui, si longtemps, porta le flambeau dont le genre humain s'éclaira, l'emprunte maintenant aux nations voisines. Après avoir sonné le réveil des peuples, elle attend d'eux, maintenant, le signal.
. Je rappellerai - non sans un sentiment d'humiliation - que presque toutes les législations des pays étrangers ont traité la femme plus favorablement qu'on a n'est traitée dans notre code.
    En Suède, la loi du 11 décembre 1874 laisse à la femme l'administration de ses propres biens pendant le mariage, et lui permet d'ester en justice en ce qui concerne ces biens
    La loi danoise, du 7 mai 1880, donne aux femmes mariées la capacité de disposer du produit de leur industrie personnelle, malgré la communauté de biens qui constitue le régime légal.
    En Russie, il n'y a pas d'incapacité légale pour la femme mariée.. En 1882, le Parlement anglais a voté une loi qui devait émanciper la femme mariée d'une façon complète. Aujourd'hui, la " femme mariée anglaise est capable d'acquérir et tenir comme sa propriété séparée tout bien réel et personnel, et d'en disposer par testament, ou autrement de la même manière que si elle était non mariée ". En Angleterre, désormais, le régime matrimonial de droit commun c'est la séparation des biens sans l'autorité maritale.
    En Italie, le nouveau coda admet l'égalité des droits privés pour les deux sexes, mais le principe d'égalité y reçoit, comme chez nous, la restriction qui résulte de la puissance maritale. Toutefois, le code italien présente avec le notre plusieurs différences:
    1° L'autorisation maritale n'est pas nécessaire si le mari est mineur, interdit, absent, condamné à de certaines peines, et il n'est pas nécessaire de recourir comme chez nous à l'autorisation judiciaire. La femme a commencé d'être capable au moment où le mari a cessé de l'être.
    2° L'autorisation maritale cesse encore d'être requise à dater de la séparation de corps. Si la séparation a eu lieu par la faute de la femme, c'est la justice qui autorise; si c'est par la. faute du mari, il n'est plus besoin d'aucune autorisation;
    3° Le mari peut, par acte public, donner à sa femme une autorisation générale;
    4° Lorsqu'il y a opposition d'intérêt entre les deux, la femme doit avoir l'autorisation de la justice.
    Nous n'étonnerons personne en ajoutant que la législation de tous les États de l'union américaine est plus libérale que la notre, Mais dans un de ces États existe une loi remarquable, que nous ne pouvons nous dispenser de signaler. Elle permet à la femme mariée de disposer des objets mobiliers de la maison sans le consentement du mari, tandis qu'elle ne permet pas au mari d'en faire autant sans le consentement de la femme, attendu, dit cette loi, " que le mari par sa. nature est disposé à porter au dehors le produit des économies de la femme, tandis que la. femme, au contraire, est disposée par sa. nature à la conservation et à l'augmentation du bien-être intérieur, et que si elle se résout à en aliéner les éléments constituants, ce n'est que sous l'empire d'une nécessité urgente et des pressants besoins de la famille, "
    De telles considérations ne revèlent-elles pas un sentiment profond et vrai, un respect sincère des réalités sociales et des penchants créés chez les deux sexes ou par la nature seule, ou par la. nature, la coutume et l'éducation combinées?

PROPOSITION DE LOI

    .Article unique. - L'Incapacité légale do la femme mariée est abolie. L'étendue de sa capacité est déterminée par son régime matrimonial.
    Les articles 215, 217, 218, 219, 221, 222, 224 et 225 du code civil sont abrogés, ainsi que toutes les dispositions contraires à la présente loi,