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VII
Conclusion

    Ce n'est plus l'heure d'insister sur les considérations théoriques qui militent en faveur de la séparation des Églises et de l'État. Elles ont été abondamment, et de tout temps, produites par des écrivains et des orateurs dont on essaierait vainement de dépasser on même d'égaler l'éloquence. Aujourd'hui, il n'est plus personne pour contester sérieusement que la neutralité de l'État en matière confessionnelle ne soit l'idéal de toutes les sociétés modernes. Dans une démocratie surtout, dont les institutions ont pour base le suffrage universel, c'est à dire le principe de la souveraineté du peuple, le maintien d'un culte officiel est un tel défi à la logique et au bon sens qu'on a le droit de se demander comment la République française a pu pendant trente-quatre ans s'accommoder de ce régime équivoque.
    C'est que, plus forte et plus décisives que toutes les raisons de principe, les considérations de fait ou d'opportunité ont toujours prévalu jusqu'ici.
    Depuis l'avènement de la troisième République les hommes d'État qui se sont succédé au pouvoir ont persisté dans la poursuite de cette chimère : asservir à leurs desseins la puissance politique de l'Église. Et la plupart se sont bercés de cette illusion que le Concordat pouvait leur en donner les moyens. La faculté de suspendre ou de supprimer les traitements, l'appel comme d'abus, surtout le droit de faire des évêques leur paraissaient des prérogatives énormes au service de la République. On a vu, par l'histoire de ces trente dernières années, combien sont restées inefficaces, aux mains des gouvernements républicains, ces prétendues armes concordataires. Elles n'ont jamais pu faire obstacle aux heures décisives, c'est-à-dire chaque fois que la République a été en danger ou qu'elle a entrepris la réalisation d'un progrès laïque, aux tentatives d'insubordination du clergé français et de ses chefs. Le "préfet violet" a rarement pardonné à ce régime les brigues humiliantes du curé d'antan, et toute occasion a été bonne pour essayer de faire oublier à Rome les excès de zèle concordataire du candidat à la mitre. Si la République a vécu, si elle a progressé c'est malgré l'Église, contre ses effort et grâce à l'indifférence religieuse qui, croissant de jour en jour, a fini par rendre ce pays impénétrable aux excitations du clergé.
    Cependant, malgré toutes les leçons du passé, peut-être les rapports officiels entre les Églises et l'État eussent-ils duré encore au-delà de toute prévision, si des événements n'avaient surgi dont la force brutale a changé brusquement le cours des choses. Ce que n'aurait osé la timidité gouvernementale ou parlementaire, en quelques mois la foi ardente et combative d'un pape audacieux l'a réalisé. Le Concordat, ce pacte sacro-saint, devant lequel pendant trente-quatre ans avait capitulé tous les principes républicains, il a suffit à Pie X de deux ou trois accès d'absolutisme pour le déchirer et le réduire en miettes.
    Devant le fait accompli, il fallait bien s'incliner. Le régime concordataire étant aboli, il ne restait plus qu'une issue à une situation devenue intenable : la séparation. Les républicains les plus modérés ont dû avouer que le problème se posait désormais d'une façon si pressante qu'il devenait impossible d'en ajourner la solution.

    Votre commission ne croit pas que vous puissiez prendre en considération l'idée de remettre à un an, c'est à dire jusqu'après les élections générales, toute détermination sur la situation présente. Lier, pour un si long temps, dans les circonstances actuelles, les mains au Gouvernement, ce serait, on en conviendra, faire au Saint-Siège la partie belle et facile ; ce serait vouloir mettre la République dans une posture singulièrement humiliante et dangereuse. Faire dépendre du résultat des prochaines élections législatives l'issue du conflit, autant vaudrait offrir une prime à l'agitation cléricale. Un an d'impuissance imposé au Gouvernement de la République, d'émancipation électorale accordée au clergé ; quel est le républicain soucieux des intérêts de ce régime qui oserait envisager sans inquiétude une telle perspective ?
    Puis, sur quoi le corps électoral serait-il consulté ? Sur le principe même de la réforme ? Mais tous les électeurs républicains sont, théoriquement, favorables à la séparation. Une réponse par oui ou par non à une question de cette nature ne vous apporterait pas les éléments d'appréciation désirables pour l'étude d'un régime qui vaudra surtout par les modalités selon lesquelles il aura été réalisé. Est-ce donc sur ces modalités mêmes que la consultation devrait avoir lieu ? Mais chacun reconnaît que le problème est si délicat, si complexe, que ce ne sera pas trop de toute la bonne volonté, de tout l'effort du Parlement, pour le résoudre. Peut-on raisonnablement penser qu'en pleine effervescence électorale, le suffrage universel serait à même de se prononcer sur cette matière, et jusque dans la minutie des détails, le jugement réfléchi que quelques-uns semblent attendre de lui ?
    Tout le monde s'accorde à proclamer que la question doit être posée, discutée et tranchée dans le calme, avec sang froid. Au sortir d'une période électorale, qui n'aurait pu être qu'effroyablement agitée, la chambre se trouverait-elle dans les conditions désirables pour aborder l'examen du problème ?
    Il serait puéril et peu digne de vous, dans une aussi grave occurrence, de recourir à des moyens dilatoires pour esquiver les responsabilités de l'heure. Vous êtes des hommes politiques aux prise avec des difficultés d'un problème posé par des événements qu'il n'a pas été en votre pouvoir d'éviter. Ce problème, vous avez le devoir de lui donner la prompte solution que comportent à la fois les principes et les intérêts de la République.
    Le projet que vous présente la majorité des membres de votre commission est de nature à vous faciliter la tâche. Conçu, discuté, voté avec un large esprit de tolérance et d'équité, il sauvegarde tout ensemble les légitimes respectables préoccupations des consciences et les intérêts des personnes et les droits supérieurs de l'État. Ce n'est pas une œuvre de passion, de représailles, de haine, mais de raison, de justice et de prudence combinées, à laquelle votre commission vous demande de vous associer.
    On y chercherait vainement la moindre trace d'arrière-pensée de persécution contre la religion catholique. Les trois cultes reconnus en France y reçoivent un traitement égal. Toutes les dispositions concernant le régime des édifices, celui des associations, les précautions d'ordre public, la situation des ministres leur sont communes.
    Le projet adopté par votre commission ne s'écarte du droit commun que dans l'intérêt de l'ordre public.
    Il est bien vrai qu'il édicte des pénalités plus ou moins sévères selon les cas, contre les ministres des cultes qui, dans l'intérieur des édifices religieux, au cours des cérémonies, se laisseraient entraîner à prêcher la révolte contre l'exécution des lois, contre les institutions publiques, ou bien à outrager, à diffamer les agents de l'autorité. Mais, par contre, il réprime aussi tous les actes - cris, manifestations, violences - qui pourraient troubler les cérémonies religieuses et faire entrave au libre exercice du culte.
    En faisant cesser, par la suppression du budget spécial, toute contrainte pour les citoyens de participer de leurs deniers, sous la forme de l'impôt, à l'entretien du culte, il consacre la liberté de conscience dans la réalisation d'un de ses principes essentiels. Mais, soucieux en même temps de ne porter aucune atteinte aux droits acquis, il assure aux intéressés des indemnités et des pensions généreuses proportionnées à l'importance et à la durée des services rendus.
    Enfin, par tout un ensemble de dispositions libérales et prévoyantes, appliquées à l'usage des édifices religieux, il rend possible, sans tâtonnements ni heurts, le passage de l'état des choses actuel au régime nouveau.

    En le votant, vous ramènerez l'État à une juste appréciation de son rôle et de sa fonction ; vous rendez la République à la véritable tradition révolutionnaire et vous aurez accordé à l'Église ce qu'elle a seulement le droit d'exiger, à savoir la pleine liberté de s'organiser, de vivre, de se développer selon ses règles et par ses propres moyens, sans autre restriction que le respect des lois et de l'ordre public.

Texte présenté aux député
( avec les modifications des 12 et 19 avril, 22 mai, 13 et 14 juin)
(J'y ai rajouté le texte voté et le texte actuel)

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