Article paru dans le Petit Parisien du 24 novembre 1904


En terre d'Islam

    S'il est un phénomène qui ait, depuis un siècle caractérisé l'expansion coloniale de la France, c'est la place de plus importante  qu'elle a prise parmi les puissances musulmanes. La conquête si pénible de l'Algérie a créé à notre pays un empire islamique. Notre installation en Tunisie, l'extension du Sénégal,  la constitution du Soudan et du Congo français nous ont mis en rapports avec des millions de musulmans; rapports nouveaux pour nous et auquels rien ne nous préparait.
    Force nous a donc été d'arriver, par voie de tâtonnements, à nous former ce que l'on a justement appelé une politique musulmane. Mais cette politique , un peu trop empirique, a encore beaucoup à apprendre. Et c'est pour la préciser qu'il convient d'étudier de plus près le caractère d'une religion qui est, pour ses adeptes, en même temps qu'une loi religieuse, une loi morale et une loi civile.

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    Il y a des vérités auxquelles on n'arrive qu'au prix d'une longue expérience et de quelques déboires. Celle que je viens d'énoncer est du nombre.
    Il suffit, en effet, de se reporter au temps où les soldats de Louis-Philippe luttaient pied à pied, en Algérie, pour comprendre ce qu'il nous en a coûté de mal connaître le terrain sur lequel nous nous engagions, d'ignorer notamment ce qu'étaient les croyances du peuple avec lequel nous nous trouvions aux prises. Cette guerre fut longue, coûteuse, meurtrière. Qui sait de combien d'années elle eût pu être abrégée, si nous avions usé en connaissance de cause des moyens d'action pacifique qu'une science mieux informée de l'Islam aurait pu mettre en nos mains ?
    Ne nous y trompons pas en effet. Si tant de fois il a paru que notre conquête nous échappait, si, à une époque relativement récente des insurrections ont éclaté qui ont compromis une situation qu'on croyait définitivement assise, c'est parce qu'au début, sans mauvaise intention et en toute inconscience, des mesures avaient été prises que les populations avaient jugées attentatoires à leurs traditions. C'est parce qu'à notre insu nous avions blessé les convictions, les meurs, les usages, entravé l'exercice de ce qui est, pour un musulman, le code même de sa conduite.
    Déjà notre politique en Tunisie s'est avantageusement distinguée de notre politique algérienne. La différence a même été si grande que les indigènes, pour qui les deux mots de colonie et de protectorat ne représentent pas deux choses bien différentes, se sont demandés pourquoi notre méthode était ici plus douce et là plus rigoureuse. Les Algériens musulmans se sont étonnés, non sans amertume, du sort meilleur réservé aux Tunisiens. Il a semblé que nous eussions deux poids et deux mesures, et cette inégalité a produit mauvaise impression.
    Nous nous appliquons, depuis quelques années, à unifier notre politique dans le sens d'une habile tolérance. On peut regretter que nous ayons tant tardé mais comme dit le proverbe : "Mieux vaut tard que jamais".

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S'il est impossible d'administrer une population musulmane sans connaître, au moins dans ses grandes lignes, la religion qu'elle professe, c'est que cette religion, comme l'explique très bien M. Bondu, professeur à l'École des langues orientales, dans un intéressant volume , est la base de son état social.
    On trouve des musulmans sous les climats les plus divers. Leur nombre total est de deux cents millions d'après les plus récentes évaluations. Et ce chiffre paraît un minimum. Or, où qu'ils se trouvent, en Asie ou en Afrique, de quelque nationalité qu'ils dépendent, à quelque pouvoir qu'ils soient soumis, c'est dans le coran et dans la Sonna, c'est à dire dans la loi écrite et dans la tradition verbale qu'ils cherchent les règles de leur activité.
    Ce n'est pas seulement la vie religieuse qui est réglée par la loi du Prophète. Cette loi ne se borne pas à indiquer dans quelles conditions doivent se faire les cinq prières rituelles, à quelles dates il convient de jeûner, dans quelle mesure il faut faire la charité, comment se détermine l'obligation du pèlerinage à la Mecque et celle aussi de la guerre sainte. L'Islam offre à ses fidèles d'autres ressources. La famille et la société sont dominées par les prescriptions religieuses. Elles empruntent au dogme leur cadre et sont ordonnées à son image.
    Dans la famille musulmane, l'autorité du père est absolue. La polygamie, autorisée, apparaît d'ordinaire comme le privilège des riches. En tout cas, la femme est étroitement dépendante de l'homme qui doit assurer son existence matérielle, mais qui a sur elle un absolu pouvoir. Si, de la famille, nous passons à la communauté, nous constatons qu'elle profondément démocratique et complètement égalitaire. Cette communauté est aujourd'hui plus importante que jadis en raison de la dispersion des musulmans et du démembrement du khalifat. Le corps social s'est brisé. Il n'en reste que des morceaux.
    Il n'en est que plus difficile d'agir sur les individus. Quelquefois, comme le fit naguère M. Jules Cambon , Gouverneur général de l'Algérie, on peut exercer cette action par l'intermédiaire des muftis qui sont des sortes de prêtres. Souvent aussi les "confréries" dont j'ai décrit  naguère l'organisation aux lecteurs du  Petit Parisien, associations mi-religieuses, mi-politiques, offrent des instruments commodes, encore que peu sûrs. Dans tous les cas, ce n'est qu'à la longue qu'on peut faire pénétrer l'idée nouvelle et préparer le progrès.

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    Il paraît excessif, néanmoins de présenter l'Islam comme complètement  immobile depuis Mahomet. Tout ce qui vit change. Et l'Islam, lui-même a évolué.
    Professée sur un immense territoire par des hommes d'origine très diverse et qui ont cessé d'être, comme au début de l'islamisme, rapprochés par l'unité politique, la religion du Prophète s'est modifiée. Tout d'abord, au moins dans les pays que nous colonisons depuis longtemps, la pénétration européenne a transformé les coutumes et abaissé les barrières qui séparaient naguère les "croyants" de "l'infidèle". La femme, notamment en Algérie, a aujourd'hui des exigences qu'elle n'eût jamais osé manifester il y a trente ans. Et cela seul n'est-il pas vrai ? indique bien que notre civilisation déteint sur les musulmans.
    La seconde modification qui se produit ( et que nous devons encourager de toutes nos forces, car elle est, plus qu'aucune autre, de nature à faciliter notre œuvre administrative) c'est la distinction progressive qui s'établit entre la loi religieuse et la loi civile. La grosse difficulté pour les administrateurs européens, c'était que le musulman, à côté de sa foi religieuse (qu'on était prêt à respecter) prétendait conserver un statut juridique difficile à accepter. Cette difficulté va s'atténuant. Et en procédant avec prudence, nous parviendrons à concilier la loi religieuse dont nous n'avons pas à nous occuper, avec l'établissement progressif des principes de notre législation.
    Par contre, nous devons renoncer à faire reculer l'Islam devant nous. Cette religion, de toute les religions actuelles, est celle qui fait chaque jour le plus grand nombre de prosélytes, et ce, sans le concours d'aucun missionnaire. Chaque musulman est un centre de propagande. Et chaque converti reste musulman. Il faut, bon gré mal gré, s'y résigner. Mais c'est une raison de plus pour tirer le meilleur parti possible d'une situation qu'il ne dépend pas de nous de modifier.

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    Cela est d'autant plus nécessaire que depuis quelques mois, le champ de notre politique musulmane vient de s'étendre dans d'immenses proportions.
    La prépondérance que l'Angleterre nous reconnue au Maroc et la tâche que nous avons assumé de rétablir l'ordre dans cet empire, nous mettent une fois de plus aux prises avec des populations dont l'islamisme est la seule loi.
    Au maroc, plus que nulle part ailleurs, il faut compter avec les confréries religieuses, les marabouts, les muftis. Tous collectivités ou individus peuvent devenir des  instruments politiques. Tous peuvent être, suivant la façon dont on les traite, ou très utiles ou très dangereux.
    A vouloir froisser le sentiment religieux de ces populations peu dociles, on se condamnerait à bref délai à une coûteuse et problématique expédition. En les ménageant par une sage utilisation de l'expérience acquise antérieurement on se préparera des auxiliaires là où par une méthode inverse, on se fût créé des ennemis. Puisque la "pénétration pacifique" est la loi de notre action, on voit de que côté doit pencher la balance.
    Notre intérêt au surplus, est d'autant plus certain, que tout ce qui se passe dans l'une quelconques des parties du monde islamique est immédiatement connu de tous les autres. Tout succès que nous obtiendrons par la patience et la bonne grâce nous ménagera donc de nouveaux sur d'autres points. Notre empire musulman est, dès maintenant, trop étendu, pour que cette considération ne paraisse pas décisive.

                        Jean Frollo