Le Siècle daté du 8 février 1905
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La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE

A L'ARCHEVÊCHÉ DE RENNES

                Rennes, le 6 février
    La place Saint-Mélaine synthétise et symbolise la parfaite union de l'État et de l'Église ; à droite sont la préfecture, les archives, la Trésorerie générale ; à gauche, leur faisant vis-à-vis, l'archevêché et l'église Sainte-Mélaine dont le dôme soutient une haute statue dorée de la vierge. ...
...
    La fâcheuse influenza, qui cause des ravages jusqu'à Rennes, va me priver de la joie d'être reçu par le vénérable archevêque. J'en suis très contrarié quand le hasard, qui souvent se charge admirablement de dénouer les situations difficiles, me fait rencontrer un vénérable personnage pour qui, d'après ce que m'ont affirmé des notabilités rennaises à même d'être renseignées, le cardinal n'a pas de secret. C'est un intime, peut-être le plus intime, mais à sa demande je dois taire son nom.
    -" Ne regrettez pas, dit-il, que la maladie de l'archevêque l'ait empêché de vous recevoir ; il a horreur des interview, et, assurément, il ne vous aurait rien dit ; votre confrère Jean de Bonneton était allé à Rome, au moment du conclave, dans l'espoir d'avoir une entrevue avec lui. Peine perdu ! Mgr Labouré n'a jamais consenti à le recevoir, aussi votre confrère l'a-t-il baptisé de ce surnom: Le grand silencieux. Vous n'auriez pas été plus heureux ; il vaut cent fois mieux pour vous m'avoir rencontré, et, puisque vous m'êtes recommandé par XXX, je vais consentir à vous révéler l'état d'âme de l'archevêque sur cette brûlante question de la séparation de l'Église et de l'État.
    "Tout d'abord je dois vous déclarer que dans chacune de ses lettres pastorales comme dans aucun document, Mgr Labouré n'a abordé ce sujet ; conformément à son caractère, il se réserve.
    "Mais je puis vous affirmer qu'il est résolument partisan du maintien du Concordat, et cela, non pas autant dans l'intérêt de l'Église que surtout dans l'intérêt de l'État ; en effet, dit-il, cette période de violence et de persécution n'aura qu'un temps qui sera relativement court, la réaction tôt ou tard se produira. Alors assurément, on sera obligé de recourir à un nouveau Concordat ; s'il en est ainsi, on doit dès aujourd'hui être convaincu que l'Église ne se montrera pas aussi débonnaire qu'en 1804 et qu'elle n'accordera pas les mêmes concessions que celles qui furent accordées à cette époque. En ce cas, à quoi bon briser le Concordat existant ? C'est pourquoi le cardinal, qui revient de Rome, sait mieux que personne que, si Sa Sainteté est contrariée de voir la guerre faite en France à la religion, du moins elle ne craint pas les résultats de la séparation.
    De deux chose l'une, ou la séparation sera faite de façon libérale et un "modus vivendi" s'établira de lui-même entre les pouvoirs civils et les pouvoirs religieux, ou la séparation sera inique et brutale, alors quelles en seront les conséquences ? Une guerre de religion éclatera. Je suis à même par exemple de vous donner la certitude que, si le clergé depuis longtemps dans ce diocèse n'avait prêché le calme, la chouannerie serait ressuscitée ; dans nos campagnes, à chaque instant, les paysans obsédés viennent demander au curé s'ils doivent saisir leur fusils et prendre campagne. Jusqu'ici, nous avons pu contenir leur légitime courroux quand ils ont vu chasser les religieux et les bonnes sœurs qui élevaient leurs enfants ; le jour où, la séparation étant votée et promulguée, on fermera l'Église au nom de la loi, et où le curé sera sans abri, ah ! que nos gouvernants y réfléchissent bien, ce jour là, la chouannerie reprendra ; ce sera la guerre d'embuscades et d'incendies contre laquelle les canons à tir rapide et les mitrailleuses sont impuissantes. Et, monsieur, si vous ne me croyez pas, allez demander au préfet si mes dires sont inexacts et si les rapports qu'il reçoit de ses maires ne corroborent pas mes affirmations. Vous pouvez contrôler. Oui, dans ce diocèse, il n'y a pas que Mgr Labouré pour considérer que la prise des édifices consacrés au culte par l'État serait un véritable abus de pouvoir, disons le mot, un vol ; les paysans sont également de cet avis et si l'on ose porter un main sacrilège sur leurs églises, ce ne sera pas sans effusion de sang. Voilà ce que je pense et ce que que sait le cardinal. S'il refuse de parler sur la séparation de l'Église et de l'État, c'est parce qu'il songe aux désastres, aux conflits que cette séparation va peut-être amener, et il en souffre profondément ; il garde le silence parce que les grandes douleurs sont muettes."

    Telles sont les déclarations qui m'ont été faites et qu'on peut considérer comme venant de la bouche de l'éminent archevêque, bien que les tienne d'un tiers.
    Avant de finir, un dernier mot : le pape Pie IX aurait, dans un suprême conseil, donné dernièrement à Rome aux cardinaux français des instructions formelles sur l'attitude à prendre en présence de la séparation de l'État et de l'Église, si elle est votée, mais il aurait enjoint aux cardinaux, sous peine d'excommunication, de garder le secret le plus absolu sur ce qui a été décidé. J'ai recueilli ce précieux et dernier renseignement d'un prélat romain.

                Éric Besnard



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