18 avril 1905
Chambre des députés
DISCUSSION DE TROIS INTERPELLATIONS
RELATIVES AUX GRÈVES DE LIMOGES

M. le président. J'ai reçu les trois demandes d'interpellation suivantes:
    La 1 ère,  de M. Amédée Reille, sur les désordres de Limoges et les mesures que M. le ministre de l'intérieur compte prendre pour en prévenir le retour;
    La 2°, de M. Gauthier (de Clagny), sur l'impuissance du Gouvernement à maintenir l'ordre sans effusion de sang;
    La 3°, de M. Édouard Vaillant, sur les grèves de Limoges.
    Quel jour Je Gouvernement propose-t-il pour la discussion de ces trois interpellations ?

M. Étienne. ministre de l'intérieur. Le Gouvernement est aux ordres de la Chambre; Il est prêt à discuter de suite les interpellations si la Chambre le désira. (Très bien ! très bien !)

M. Édouard Vaillant. Nous demandons la discussion immédiate.
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M. le baron Amédée Reille. ......  lorsque, hier, je déposai mon interpellation, déjà s'étaient produits des désordres matériels graves, des boutiques avaient été pillées, des usines envahies mais on n'avait encore à déplorer la mort d'aucun citoyen. Aujourd'hui la situation n'est plus la même. C'est avec une profonde et douloureuse émotion que j'aborde cette tribune car le sang a coulé à Limoges et, de part et d'autre, il y a des blessés, même des morts.

M. Alexandre Zévaès. C'est la revanche du général Tournier! (Vives exclamations au centre et à droite. - Très bien! très bien! à l'extrême gauche.)
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M. le baron Amédée Reille. ..... Qu'a fait le Gouvernement et qu'est-ce qu'il compte faire ?
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    Mais il. ne saurait nous échapper que les événements sanglants dont Limoges vient d'être le théâtre étaient aisés à prévoir et que si le Gouvernement est coupable d'une chose, c'est tout au moins d'imprévoyance. Comment se fait-il que depuis de longs mois il y ait incessamment des cortèges qui parcourent les rues de la ville librement avec le drapeau rouge en tète? Ceux qui connaissent le mieux la population de Limoges manifestaient publiquement leur surprise du calme conservé par la population malgré les excitations des meneurs. Comment se fait-il enfin que dernièrement envoyant un commandant de corps d'armée à Limoges, le Gouvernement l'ait laissé insulter et vilipender, que les officiers aient pu être attaqués dans la rue et tout cela impunément?
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M. Bepmale. On n'a tué personne ce jour-là !

M. Alexandre Zévaès. Ce n'est pas parmi les officiers que sont les morts !
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M. le baron Amédée Reille...... Vous le savez  tous,  c'est sur la  demande  de M. le maire de Limoges que des troupes n'avaient pas été envoyées dans cette ville, parce qu'on craignait sans doute que la vue des uniformes français ne fût une provocation. (Vives protestations à gauche )
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M. Maurice Rouvier. président du conseil, ministre des finances. Le Gouvernement n'a eu, dans cette déplorable affaire, qu'une préoccupation, monsieur Reille, c'est d'éviter l'effusion du sang.
    A l'extrême gauche. Il n'y a pas réussi !
     Il a fait ce qu'il a pu, sous la forme qui lui a paru susceptible de prévenir les Incidents qu'il voulait éviter. Il n'y a hélas! pas réussi; il en est suffisamment attristé.. ,

M. le baron Amédée Reille. Moi aussi!

M le président du conseil. ... Aussi ne lui faites pas un reproche de n'avoir pas, en ayant pris des mesures excessives, rendu plus graves les événements à jamais lamentables qui se sont produits dans la journée d'hier. (Applaudissements à gauche et à l'extrême gauche.)

M. le baron Amédée Reille. Je ne fais pas un reproche au Gouvernement, ...... de ne pas avoir pris des mesures excessives. Ce quo je lui reproche, c'est de les avoir prises trop tard. (Très bien! très bien ! à droite.) Je prétends que, suivant un vieux proverbe, gouverner c 'est prévoir. Pour éviter l'affusion du sang, il ne fallait peut-être pas amener des troupes alors qu'elles n'avaient plus qu'une fonction possible, celle de réprimer. Il fallait que le Gouvernement montrât plus d'énergie dès le début pour indiquer à la population qu'il était décidé à maintenir l'ordre. (Applaudissements à droite et sur divers bancs au centre.)

M. César Trouin. C'est contre vous que le Gouvernement manque d'énergie, (Mouvements divers. - Bruit.)
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M. le baron Amédée Reille. Voici, messieurs, les appels au calme que recevait la population. Samedi soir le conseil municipal lançait cet appel: " Le patronat limousin a signé un pacte de famine à l'aide duquel il prétend briser l'effort des syndicats ouvriers... "

M. Bénézech. C'est la vérité !

M. le baron Amédée Reille. Je n'apprécie pas, je lis.

M. Bénézech. Moi, j'apprécie !

M. le baron Amédée Reille. " ...La municipalité a été impuissante à empêcher cette œuvre d'égoïsme féroce, La légitime colère des grévistes a été depuis longtemps alimentée par des provocations habiles... "
    A l'extrême gauche, L'appel est juste.
    L'appel est juste, dites-vous?.. J'appelle toute l'attention de ta Chambre sur la phrase 'qui va suivre :
" ..Quelques actes de violence étaient nécessaires à ceux qui exploitent le conflit économique actuel dans un intérêt de parti... "' (Applaudissements à l'extrême gauche.)

M. Gustave Rouanet. C'est la vérité.
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M. Alexandre Zévaès. Cela veut dire que c'étaient les patrons qui souhaitaient les violences.
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M. le baron Amédée Reille.... Le conseil municipal se plaint  ensuite  de ce que les pouvoirs de police lui aient été retirés. Je ne sais pas exactement quel est la vérité matérielle des faits. Les uns prétendent que les pouvoIrs de police n'ont pas été retirés d'office au maire mais que le maire lui-même a sollicité ce retrait...
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     Quoi qu'il en soit. messieurs, et quelle que soit l'origine du conflit engagé entre les patrons  et les ouvriers de Limoges, dont je n'ai à apprécier ni les causes ni la légitimité je constate que l'ordre a été profondément troublé, que le préfet a dû prendre en mains la direction de la police, que les troupes ont dû intervenir. Ce que je veux  retenir aussi c'est qu'à l'heure actuelle le mouvement qui se produit à Limoges n'est pas un mouvement gréviste, mais un véritable mouvement révolutionnaire. M. le maire de Limoges lui-même reconnaît qu'il y a dans le sein de 1a population des meneurs étrangers..... ( Bruit à l'extrême gauche)

M. Alexandre Zévaès.  L'étranger, c'est le patron qui est venu d'Amérique pour affamer les ouvriers français! (Mouvements divers.)

M, le baron Amédée Reille. . . . des figures étrangères à la ville, de ces hommes comme on en voit surgir dans tous les troubles qui ne cherchent qu'à pousser à l'émeute et à la révolution (Très bien! très bien! à droite.)
    Oui, je veux croire avec vous que la population laborieuse de Limoges ne porte pas la lourde responsabilité de désordres qui ont amené une répression sévère et sanglante, dont nous sommes les premiers à déplorer les tristes conséquences. Mais si vous pensez comme moi qu'il y a à Limoges des éléments étrangers...

M. Alexandre Zévaès. Oui, les patrons.

M. le baron Amédée Reille. ... des éléments révolutionnaires qui se sont introduits dans  le sein  de la population, vous devriez être les premiers à désirer que le Gouvernement....

M. Henry Bagnol. Il aurait dû prendre des mesures contre les patrons.

M. le baron Amédée Reille. ... eût fait preuve de plus de prévoyance.
    Il était facile cependant de se rendre compte de la gravité des événements. Sur tous les points de la France des menaces semblables ont surgi. Et ce n'est pas aujourd'hui que ces mouvements se préparent. Non; le Gouvernement qui est sur ces bancs ne fait que récolter les résultats d'une longue politique qui a été suivie par ses prédécesseurs. (Applaudissements au centre et à droite - Exclamations ironiques à l'extrême gauche, )
    Oui. il y a longtemps qu'on était habitué dans ce pays à voir le Gouvernement se désintéresser. Et si les meneurs de Limoges avaient su trouver devant eux un Gouvernement ferme, décidé à faire respecter la loi, ils auraient eu moins d'audace. Sans doute aussi on ne les eût pas suivi. ( Très bien! très bien/ à droite ci au centre.)
    J'avais demandé à déposer hier ma demande d'interpellation. Si elle s'était produite à son heure si M. le ministre de l'intérieur avait pu me répondre dès hier et s'il avait à cette tribune apporté des affirmations catégoriques  et nécessaires, s'il avait dit qu'il entendait faire respecter les propriétés privées, maintenir l'ordre  public...

M. Alexandre Zévaès. Et garantir la vie des ouvriers.

M. le baron Amédée Reille. .. éviter des désordres dans la rue, qu'il saurait être ferme et énergique afin d'éviter les répressions  sanglantes, je suis convaincu que peut-être ces paroles auraient suffi et que les événements que nous avons eu à déplorer ne se se seraient pas  produits. (Applaudissements à droite, )
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M. Étienne. ministre de l'intérieur..... S'il est un homme  politique qui ait le droit de s'affliger du triste événement que nous avons à déplorer,  c'est  assurément celui qui est à cette  tribune ; il le dit hautement, parce qu'au cours de sa longue carrière, il n'a jamais eu d'autre  pensée et d'autre but que d'essayer de pratiquer une politique d'entente, d'union et d'apaisement.
(Applaudissements)
    Si je n'ai pu éviter le malheur d'hier j'ai cependant le droit d'affirmer que j'ai tenté par tous les moyens de parer au redoutable conflit où un homme , comme vous le savez, a trouvé la mort et où plusieurs autres ont été blessés tant , dans la population ouvrière que dans l'armée. Pour qu'il n'y ait aucune équivoque, pour qu'on ne puisse arguer contre moi d'aucune d'inexactitude involontaire, je tiens à établir devant la Chambre un récit fidèle et détaillé de tous les incidents qui se sont produits. Je ferai appel non pas tant à ma mémoire qu'aux dépêches que m'a successivement adressées depuis le début des événements le préfet de la Haute-Vienne auquel, dans les tristes circonstances que nous avons traversées, je dois rendre ce témoignage qu'il s'est montré homme de bien, de conciliation et de dévouement. (Interruptions à l'extrême gauche.)  Les dépêches  le démontreront avec surabondance.
    Voici 1e premier télégramme qui me parvenait le 14 avril et fait connaître les origines de la grève :
    " Le 28 mars 1905, tous les ouvriers peintres sur porcelaine de l'usine Théodore Haviland quittèrent brusquement l'usine: le motif de cette détermination était le renvoi de trois ouvriers qui avaient été remerciés sous prétexte que le travail fourni par eux était Insuffisant Les ouvriers congédiés ayant été repris, leurs camarades réintégrèrent l'atelier le 29; mais à la suite d'une vive discussion entre le directeur de l'atelier des peintures et les ouvriers peintres, quarante de ces derniers abandonnèrent le travail, en déclarant qu'ils ne le reprendraient que quand le directeur aurait été renvoyé,
    " Les autres peintres suivirent le mouvement et les soixante-quinze peintres de la maison Haviland se mirent de nouveau en grève. Les ouvriers se réunirent ensuite à la bourse du travail, placèrent la défense de leurs intérêts entre les mains de la fédération de la céramique et décidèrent d'envoyer une délégation à M. Théodore  Haviland pour lui demander le renvoi de M. Penaud, directeur des ateliers de peinture, qui travaille à l'usine depuis plus de douze ans.
    " M. Haviland n'ayant pas daigné répondre à la demande d'entrevue qui lui était ,dressée ...... tous les ouvriers de l'usine, au nombre de douze cents quittèrent le travail.
"  A la date du 3 avril, les fabricants de porcelaine se réunirent pour s'entretenir de la situation générale et s'occuper du conflit de la maison  Théodore  Haviland. Croyant voir dans  les  grèves partielles, qui ont éclaté depuis un mois à Limoges, un danger  des plus  sérieux pour eux, les fabricants opposèrent à la solidarité ouvrière, la solidarité patronale,  se  lièrent entre eux par des contrats  sous peine de dédits onéreux et décidèrent  d'un commun accord  qu'ils  fermeraient  leurs usines le mardi 11 avril courant, si le conflit de la maison Haviland n'était pas  immédiatement  réglé et si les ouvriers maintenaient leurs prétentions.
    " De nombreuses entrevues eurent lieu depuis cette époque entre M. Labussière, député, maire de Limoges, et M. Théodore Haviland, entre les ouvriers délégués de cette fabrique et les délégués du syndicat patronal, mais les patrons exigeant que les ouvriers reprissent le travail sans condition, d'une part, et, d'autre part, les ouvriers maintenant leur décision de ne rentrer que si M. Penaud était renvoyé, ces entrevues ne donnèrent aucun résultat.
    " Le 6 avril 1905 les ouvriers revenant sur leur précédent ultimatum déclarèrent qu'ils consentaient au maintien de M. Penaud, directeur de 1/\ maison Théodore Haviland, à condition qu'il n'eût plus d'autorité sur les ouvriers. Les membres de la délégation patronale n'acceptèrent pas cette condition et firent. la proposition suivante: M. Penaud resterait à Angoulême pendant un mois, c'est-à-dire serait d'abord éloigné de Limoges et ensuite repris par M. Théodore Haviland et occupé pendant cinq mois comme simple employé, puis M. Haviland resterait libre de lui donner l'emploi qu'il jugerait convenable.
    " Les ouvriers n'acceptèrent pas cette proposition et demandèrent que M. Penaud, après six mois d'absence  ne pût être  réintégré que comme simple ouvrier sans autorité sur ses camarades ou pour tout autre emploi sans contact avec les ouvriers. Les patrons rejetèrent cette proposition et refusèrent de continuer les pourparlers avec la délégation ouvrière.
    " Les choses en étaient là et les fabricants étalent sur le point de fermer les usines lorsque, grâce à l'intervention du Gouvernement, grâce à l'insistance de M. Labussière et à la mienne, les fabricants consentirent un sursis de quarante-huit heures avant la fermeture des usines. De nombreux pourparlers ont ou lieu depuis deux jours dans mon cabinet entre M. Labussière, M. Lamy de la Chapelle, président de la chambre de commerce; les délégués patronaux et les délégués ouvriers. M. Labussière lui-même s'est rendu à la bourse du travail pour demander instamment aux ouvriers grévistes de reprendre le travail, tous ses efforts sont demeurés stériles et la grève des ouvriers porcelainiers vient d'être votée à la forte majorité de 267 voix contre 50,
    " Ce qui caractérise cette grève, c'est que les ouvriers ne demandent pas une augmentation de salaires; ils ne sollicitent pas
non plus une diminution des heures de travaiL Ils veulent le renvoi d'un directeur, M. Penaud, qu'ils ne peuvent plus tolérer. Les patrons ont vu là un danger commun et se solidarisent. "

M. Gustave Rouanet. Comment se fait-il qu'on n'indique pas les raisons invoquées par les ouvriers contre M. Penaud? (Applaudissements à l'extrême gauche.)

M. le ministre de l'intérieur. "Je tiens à vous faire connaître, continue le préfet, que tous les efforts ont été tentés pour une solution amiable et que si aucun désordre sérieux ne s'est produit jusqu'ici, le mérite en revient principalement à M. Labussière, maire de Limoges, qui, avec une remarquable prudence, a su éviter la nécessité de faire intervenir la gendarmerie et la troupe et qui depuis quinze jours multiplie ses démarches pour concilier les deux parties. (Applaudissements à l'extrême gauche et à gauche.)
     " Jai eu moi-même deux longues conférences avec les patrons et les ouvriers; ces derniers m'ont promis de rester calmes, J'ai pris cependant toutes les mesures d'ordre utiles et le colonel de gendarmerie a pris toutes les dispositions pour qu'en cas de désordre les gendarmes soient mobilisés très rapidement .Je continuerai tous mes efforts  pour  que les négociations entre patrons et ouvriers ne soient pas interrompues et pour que le contact entre les uns et les autres ne soit pas perdu et je vous tiendrai soigneusement au courant.  "
    Voilà, messieurs, les événements jusqu'au 13 avril. Je précise sur un point: Vers le 10 avril exactement se rendent à Paris le président de la chambre de commerce de Limoges, ainsi que plusieurs fabricants. Ils se présentent devant M. le président du conseil à qui ils exposent la situation de leur industrie.
    A la suite de cette entrevue, M, le président du conseil envoie à M. le maire de Limoges 1a dépêche suivante:
" Je vous prie instamment de faire tous vos efforts pour obtenir de retarder, ne fût-ce que de quarante-huit heures, la fermeture des ateliers. Je vous conjure d'employer ce répit à redoubler vos efforts pour concilier les patrons et les ouvriers. Je télégraphie dans le même sens au préfet avec le vif désir que votre action commune ramène le calme dans la cité. " (Très bien! très bien !)
    Nous arrivons au 14 avril. Quels événements  interviennent au cours de cette journée? Voici les renseignements que fournit à cet égard la dépêche du préfet.
    " J'ai l'honneur de vous faire connaître, que dix-neuf fabriques de porcelaine sur trente-deux que compte Limoges sont fermées actuellement.
    " Un appel à la fédération de la céramique a été affiché sur les murs de la ville et invite les grévistes au calme.
    " La plus grande tranquillité a régné à Limoges jusqu'à trois heures de l'après-midi. A partir de cette heure et après une réunion à la bourse du travail, des manifestations tumultueuse ont eu lieu devant diverses fabriques de porcelaine, notamment celles de MM. Guérin, Bernardeau, Jouhanneaud, Lanternier et Haviland. Les grévistes ont pénétré dans les usines pour s'assurer qu'aucun ouvrier ne travaillait et débauchaient ceux qui s'y trouvaient. "
    Je passe au compte rendu des événements de la journée du 15 avril :
    " A deux heures de l'après-midi, les grévistes de la maison Guérin se sont réunis à la bourse du travail., Ils en sont sortis vers trois heures et se sont portés au nombre de 400 à 500 sur l'usine Théodore Haviland. Ils ont forcé les portes, incendié l'automobile de M. Haviland et saccagé quelques magasins où se trouvaient en dépôt des pièces de porcelaine.
    " M. le maire et le commissaire central de police municipale ont fait tous leurs efforts pour faire évacuer l'usine. J'ai demandé au maire des renseignements, il m'a fait connaître qu'il était absolument impuissant.
    " C'est à ce moment que le préfet a cru devoir prendre la direction de la police. Des événements pénibles et douloureux venaient de se produire dans les usines, plusieurs d'entre elles avaient été forcées et des dégâts y avaient été commis, un chef d'usine avait été maltraité et contusionné: le maire avait déclaré qu'il ne se sentait plus en état d'assurer l'ordre. Le préfet n'avait naturellement qu'un devoir à remplir: prendre en main les forces de police et diriger lui-même l'action administrative. C'est ce qui'il a fait. Je l'ai félicité.
    Je reprends la suite des événements:
    " Dès la veille, continue M. Cassagneau, j'avais fait consigner toutes les troupes de la garnison: j'ai immédiatement requis le général en chef qui a fait parvenir sur les lieux une compagnie d'infanterie de cent hommes et un escadron de cavalerie pour dégager les abords de l'usine.
    " La compagnie d'infanterie a pris possession des locaux, et l'escadron avec quelques gendarmes et le commissaire central se sont transportés vieille route d'Aixe où l'on avait signalé la présence des grévistes devant l'usine Touze.
    "Arrivé là, l'escadron précédé du commissaire central est requis par ce dernier de déblayer la route. Dès leur arrivée, les grévistes ont jeté des pierres aux soldats, un cheval a été tué et la troupe est passée. Elle s'est ensuite retirée et les grévistes, qui s'étalent dispersés, ont continué à élever des barricades avec les caisses que l'on prenait à l'usine. Au cours des bagarres qui se sont produites, MM. Touze, directeur de l'usine, et Chateau, son beau-frère, ont été assez sérieusement blessés à la tète par de grosses pierres.
    " Partie de la vieille route d'Aixe, la manifestation, devenue soudainement plus calme, se rend place de la Mothe, mais, à un signal donné, les grévistes envahissent l'armurerie Nicol. Une quarantaine de fusils et 50 revolvers sont enlevés, ainsi que toutes les munitions qui se trouvaient à la devanture do la boutique.
    " Jusqu'à onze heures vingt, aucun nouvel incident ne m'est signalé. Mais, à cette heure, on m'informe téléphoniquement que
l'armurerie Harrault, située  rue Turgot,  venait d'être pillée.  J ai  envoyé immédiatement  sur lieux des agents, des gendarmes et un commissaire de police ainsi qu'une patrouille militaire ; mais des individus qui faisaient le guet aux extrémités de la rue ayant signalé l'arrivée de la force armée, les pillards se sont enfuis par les rues adjacentes. Soixante fusils de chasse, autant de revolvers et six mille cartouches prêtes pour un concours de tir aux pigeons auraient été enlevés. Sur les lieux, abandonnés par les malfaiteurs, on a trouvé trois fusils de chasse et un fleuret,
    " A trois heures cinquante du matin, on me signale qu'une bombe vient d'éclater devant le domicile de M. Chadal, directeur de l'usine Charles Haviland. Fort heureusement tout se borne à des dégâts matériels peu importants.
    " Je suis en outre averti que M. Théodore Haviland a été l'objet d'une attaque à main armée et a failli être frappé d'un coup de couteau. "

M. Bénézech. Mais Il n'y a rien d'affirmatif dans tout cela. Ce ne sont que des suppositions. (Exclamations).

M. le ministre de l'intérieur. Ce sont les renseignements que le préfet me transmet, à mesure qu'ils lui parviennent. Je continue:
    " Tous les débris de la bombe qui a éclaté chez M. Chadal ont été soIgneusement recueillis et transportés au parquet.
    " Il n'est pas douteux à l'heure actuelle qu'on se trouve en présence d'un mouvement sérieux d'autant plus grave que  de nombreux éléments tout à fait étrangers à la grève s'y mêlent et y jouent le rôle prépondérant de meneurs. Ces éléments étrangers non seulement à la grève, mais même à la ville, sont en ce moment l'objet de la surveillance particulière de M. le procureur de la République, et il est à présumer que la journée ne se passera pas sans que quelques arrestations ne soient faites parmi ces  perturbateurs   dangereux. "
    Tels sont les faits qui se déroulent dans la  journée du 15. La première partie de la journée du 16 avril se passe dans le calme le plus absolu, et je profite de ce calme pour inviter le préfet par une dépêche pressante à se mettre de nouveau en contact avec les ouvriers d'un côté et les patrons de l'autre pour tenter d'arriver à une concilIation définitive, Voici le télégramme du préfet sur cette journée:
    " Comme suite  à mon rapport d'hier, j'ai l'honneur de vous faire connaître que la journée de dimanche s'est passée sans incident et beaucoup mieux que ne permettaient de l'espérer les graves événements de la veille. Entre temps, en présence du commencement d'émeute de la veille, j'avais cru de mon devoir d'adresser à la population de Limoges un appel au calme et à 1a tranquillité, dont j'ai l'honneur de vous donner ci-dessous le texte. "
    Voici la proclamation du préfet:
    " En présence des événements très regrettables qui le sont produits hier au soir et cette nuit, le préfet de la Haute-Vienne prévient les habitants de Limoges qu'aucun attroupement sur la voie publique, aucun cortège ne sera plus toléré à partir d'aujourd'hui "

M. Maurice Allard. Voilà la provocation ! (Exclamations au centre et à droite,)

M. Alexandre Zévaès. M. Waldeck-Rousseau avait reconnu à la tribune la nécessité des cortèges. (Bruit.)

M. le ministre de l'intérieur. "II tient en outre à adresser à la population laborieuse et profondément honnête de la ville un appel au calme et à la tranquillité. Les désordres graves qui viennent do se produire ne sont pas certainement son œuvre, mais le fait  de, quelques meneurs étrangers non seulement à la grève mais même à Limoges. (Interruptions l'extrême gauche.)
    " Le préfet de la Haute-Vienne compte que la population de Limoges ne voudra pas se solidariser avec quelques perturbateurs. En se joignant à eux par curiosité ou par désœuvrement. Ils ne feraient que paralyser l'action de l'administration en vue de rétablir l'ordre et risqueraient en outre de se trouver mêlés à des bagarres dangereuses. "
    " Affichée entre dix et douze heures du matin. cette proclamation a été très commentée. Bien accueillie par la majorité de la population que les graves incidents de samedi avait fort effrayée, elle a été en revanche assez mal vue par la municipalité qui répond par une lettre ouverte ce matin. publiée par son organe officiel, le Réveil du Centre."
    Voilà comment se passa la journée du 16.
    A droite. Lisez-nous la lettre de la municipalité,

M. le président. M. 1e ministre lira ce qu'il jugera à propos de lire.

M. le marquis de Rosambo. On a bien le droit de demander au ministre de faire une lecture.

M. le président. Ce n'est pas par voie d'interruption qu'on peut lui demander cette lecture.

M. le ministre de l'intérieur. Je reprends: "Dans la nuit du 16 au 17, vers quatre heures du malin, sur les indications fournies par le commissaire central de Limoges, M. le procureur de la République a pu découvrir un certain nombre de revolvers volés et il a procédé à l'arrestation de huit personnes dont deux femmes, pour complicité de vol. "
    J'arrive au 17 avril: "La matinée de ce jour, me télégraphie le préfet, a été calme Jusqu'à deux heures, moment de la réunion des grévistes au cirque municipal de Limoges. Cette réunion a donné lieu aux discours les plus violents de certains orateurs qui ont  poussé à la grève à outrance et conseillé de recourir aux armes.
    "A l'issue de cette réunion une délégation s'est présenté à la préfecture, escortée de quinze cents manifestants précédés d'un drapeau rouge et d'un noir. Cette délégation m'a demandé la mise en liberté provisoire des personnes arrêtées le matin et le retrait des troupes
     "Pour la mise en liberté provisoire, j'ai répondu qu'il ne m'appartenait pas de prendre une pareille mesure que rien ne justifiait, étant donné que la plupart des personnes arrêtées étaient de dangereux malfaiteurs. "
    A l'extrême gauche. Ah ! ah ! Voilà !

M. Gustave Rouanet. Avant tout jugement, on dit que ce sont de dangereux malfaiteurs !

M. Mirman. Est-ce des grévistes qu'on a arrêtés?

M. le ministre de l'intérieur. M. la Procureur général a d'éclaré à M. le garde des sceaux, en ma présence, que les personnes arrêtées n'étaient nullement des grévistes, mais de dangereux repris de justice pour la plupart.
    Je continue ma lecture:
    "J'en ai d'ailleurs référé, par l'intermédiaire de M. le procureur de la République  ,  à M. le garde des sceaux, dont le refus a été formel.
    " Pour le retrait des troupes. .." - et c'était d'ailleurs l'avis de M. le président du conseil et le mien...

M. le président du conseil, ministre des finances. Parfaitement

M. le ministre de l'intérieur.. Je continue la lecture des dépêches;
    "  Pour  ce  qui est du retrait des troupes, j'ai expliqué combien il me paraissait en moment dangereux et j'a refusé de prendre cette mesure : M. le maire de Limoges, accompagné de M. Thuillas-Patry et d'un autre conseiller municipal ont également insisté pour la mise en liberté provisoire des prisonniers, et surtout pour le retrait des troupes. Je leur ai communiqué la décision du Gouvernement et fait part de l'impossibilité absolue de faire droit à leur demande. Alors les événements se sont précipités. Les grévistes, prévenus du refus opposé à leurs prétentions, se sont dirigés vers la prison dans le but de délivrer les prisonniers. Dispersés par des charges de cavalerie, ils se sont reformés plus loin et ont élevé des barricades dans les rues avoisinantes. La nuit tombant, la cavalerie étant impuissante, l'infanterie intervint et s'empara des barricades, qui sont actuellement détruites.
    " Il me manque encore des détails précis sur divers incidents dont je redoute l'extrême gravité. Dès que j'aurai confirmation des faits, je vous télégraphierai à nouveau, "
    En effet, M. Cassagneau me télégraphiait à nouveau à deux heures trente du matin: " Je reçois seulement maintenant des détails précis sur les graves événements qui, viennent de se dérouler et dont je n'ai été tenu an courant an fur et il mesure  par les officiers d'ordonnance des généraux, MM. les commissaires de police se trouvant en tète des troupes.
    « Au moment où pour dégager la prison dont les portes avaient été enfoncées et sont actuellement complètement à jour, la cavalerie fit sa première charge et refoula les manifestants. Ceux-ci se reformèrent dans les rues adjacentes et élevèrent immédiatement des barricades à l'aide de pavés et de matériaux pris dans toutes les maisons voisines qui furent envahies. La nuit étant venue et la cavalerie, déjà gênée par des réseaux de cordes et des fils de fer que tendaient les grévistes, devenant impuissante, M. le général Plazanet donna l'ordre à l'infanterie de sortir et de dégager la cavalerie qui allait se trouver prise entre plusieurs barricades et complètement immobilisée. Elle se trouvait à ce moment à l'extrémité de la place du Champ-de-Foire face aux manifestants qui, au nombre de 3,000 environ, étaient juchés sur la terrasse et les gradins du jardin d'Orsay qui surplombent de quelques mètres la place. La plupart des manifestants avaient des bâtons, des barres de fer, quelques-uns des armes à feu et tous des provisions de pavés et de pierres.

M. François Fournier. Ce qui est magnifique, c'est la provision de pavés.

M. le ministre de l'intérieur. " Durant une heure environ les cavaliers impassibles avaient été l'objet de provocations, d'outrages et accablés de pierres. A ce moment intervint l'infanterie qui démolit les barricades sous une grêle de projectiles. La troupe a de nombreux blessés, Le commissaire central fait alors les sommations réglementaires précédées de sonneries de trompettes. Ces sommations sont accueillies par des huées et une nouvelle grêle de pierres. L'infanterie s'avance, baïonnette au canon, commandée par le commandant Touboulique et M. Preget, commissaire de police à Saint- Yrieix, délégué comme commissaire spécial, voyant que les soldats chargeaient leurs armes, s'est élancé entre le détachement et les manifestants, les suppliant d'éviter de part et d'autre toute effusion de sang (Très bien ! très bien !)
 

" Son appel  comme  celui du commissaire central est resté vain et les manifestants ont alors tiré plusieurs  coups de feu, qui sont  partis d'un bouquet de lauriers, à l'angle de la rue de l'Amphithéâtre. Une balle  aurait  brisé le fusil d'un sous-officier", "

    A l'extrême gauche. Aurait? -

M. 1e ministre de l'intérieur. Le préfet aurait pu dire: " a brisé" car une dépêche  ultérieure annonce qu'il a en ce moment   entre les mains l'arme mutilée du sous-officier,
    " ... A ce moment, M. Préget intervient encore et recommande de ne pas verser de sang, mais les soldats, surexcités par les coups qui pleuvaient sur eux, ont tiré machinalement et sans ordre, les uns en l'air, les autres dans la direction des manifestants. Deux d'entre eux ont été tués (de ces deux morts, vous verrez tout à l'heure que l'une est au moins douteuse) et quelques uns blessés. D'autre part, parmi les dragons, plusieurs officiers et soldats sont blessés.
    " A onze heures et demie, une quinzaine d'arrestations étaient opérées, et le champ de foire, la prison et ses abords étaient complètement dégagés. Les troupes ont ensuite regagné leurs cantonnements. "
    Tel est, messieurs, l'historique des faits. Il y a, hélas ! d'un côté deux tués, ou du moins, je pourrais dire un tué, car si nous connaissons une première victime, un ouvrier porcelainier du nom de Vardel, le préfet n'a pu encore déterminer l'exactitude du renseignement concernant le second; on l'a cherché à l'hôpital, dans les maisons particulières et on n'a pu encore le découvrir. Le service de l'état civil l'ignorait également à midi. J'espère donc qu'au lieu de deux, il n'y aura qu'une victime. Ce serait un grand soulagement pour moi comme pour vous tous.
    Quant aux blessés, il y en a six dans la population civile, dont un malheureusement assez grièvement.
    Parmi les militaires blessés, il y a huit officiers, dont l'un assez grièvement; il y a également soixante hommes de troupe. (Exclamations au centre.)

M. Maurice Binder. s'adressant à l'extrême gauche. Si, au lieu de manger du curé, vous vous étiez occupés des ouvriers, nous n'en serions pas là.

M. le ministre de l'intérieur.  Je demande à la Chambre de  conserver, dans ce deuil, tout son  calme  et  tout son sang- froid. Quelle que soit la cause du terrible événement, ce que l'on doit constater, c'est qu'il y a des victimes qui laissent derrière elles  des familles éplorées. J'estime que nous devons faire tous  nos efforts pour que de pareils malheurs ne puissent plus se renouveler, multiplier nos supplications  et même  s'il est nécessaire imposer notre volonté par des ordres   formels.
    A droite. Des ordres !

M. 1e ministre de l'intérieur. Ils ont été donnés pour que, d'un côté, la tranquillité publique soit maintenue, et cela est essentiel  dans l'intérêt de la classe ouvrière elle- même (Très bien ! très bien ! au centre et sur divers bancs à gauche et à droite) mais aussi pour qu'Il n'y ait plus place à un conflit entre les grévistes et les troupes. Il faut faire appel au sang-froid à l'abnégation, au dévouement des uns et des autres. Il faut, messieurs, prêcher l'union, la concorde et l'apaisement .

M, François Fournier. Il faut ne pas donner des cartouches aux soldats. (Exclamations au centre et à droite.)
..........
M. 1e ministre de l'intérieur. Ne songeons plus  qu'à amener le calme et l'apaisement dans cette malheureuse cité. (Rumeurs et l'extrême  gauche.)  Oui, messieurs, je le dis  hautement. que ceux qui ne savent pas pratiquer la bienveillance et la bonté persistent dans leur triste dessein de maintenir la désunion : libre à eux !
    Pour nous, qui entendons maintenir l'ordre quand même, nous nous attacherons à prouver à la population ouvrière que nous ne cesserons de la soutenir dans ses légitimes revendications et de nous consacrer au relèvement de sa situation matérielle et à l'amélioration de son état intellectuel et moral. ( Vifs applaudissements au centre et à gauche.)
.....
  M. Gauthier (de Clagny). En déposant ma demande d'interpellation, je n'avais nullement l'intention, croyez-le bien, de mettre violemment en cause le cabinet qui siège sur ces bancs et qui, d'ailleurs, en cette circonstance, recueille plutôt la lourde succession des fautes les d 'hier.. (Applaudissements au centre et à droite. - Protestations à l'extrême gauche.)

M. François Fournier. Ce n'est pas le ministère Combes qui a envoyé le général Tournier à Limoges!

M. Gauthier (de Clagny) . .qu'il n'est lui-même personnellement et immédiatement responsable de cette douloureuse catastrophe.
    C'est la seconde fois, depuis trente ans, qu'un conflit sanglant éclate entre notre armée nationale et la population ouvrière.

M. Alexandre Zévaès. C'est au moins la troisième, malheureusement.

M. Gauthier (de Clagny).. Je me rappelle que pour la première fois, en 1891, à Fourmies, la troupe avait été entraînée par de lamentables circonstances à tirer sur le peuple. Ceux qui siégeaient à cette époque dans cette Assemblée en ont, j'en suis sûr, gardé le douloureux souvenir. Vous n'avez certainement pas perdu la mémoire de l'émotion profonde qui s'était emparée de la démocratie tout entière quand on avait appris que les soldats de France avaient tiré sur des enfants de la République française.
    A la suite des incidents dont M. le ministre de l'intérieur vient de donner le détail, pour la seconde fois un sanglant conflit à éclaté. Il faut que ce soit la dernière fois, entendez-le bien ! (Mouvements)

M. le ministre de l'intérieur.  Je l'ai dit.

M. Gauthier (de Clagny). Oui! Nous n'admettons pas et personne ici ne saurait admettre que par l'imprévoyance des uns et les excitations des autres, les fautes communes peut-être de tous, l'armée nationale puisse être de nouveau entraînée à se rencontrer face à face avec le peuple et à se trouver dans la nécessité, poussée par la fatalité des circonstances, à tirer sur lui.
.......
    Oui, dans ces événements douloureux de Limoges, tout le monde peut faire son mea culpa ; tout le monde a commis des fautes ; tout le monde a encouru une certaine part de responsabilité.
    Certes, j'entend que les grands industriels, les patrons qui ont de si lourdes charges et des responsabilités si pesantes ont dans une large mesure le droit d'être maîtres absolu dans leurs ateliers ....(Interruptions à l'extrême gauche.)

M. Alexandre Zévaès. Absolu ! Nous admirons cette formule sociale.
.......
M. Gauthier (de Clagny). Je dis ... qu'à mon sens les patrons ont le droit ....

M. François Fournier.  Absolu !

M. Gauthier (de Clagny). .... de considérer comme  un devoir, autant que comme  un droit, à cause des responsabilités qui pèsent sur eux, d'exercer dans leurs ateliers une discipline rigoureuse, mais j'ajoute qu'il est des circonstances où ce droit doit céder devant des nécessités impérieuses,  et qu'il est des sacrifices d'amour-propre qu'ils doivent savoir faire pour éviter que le sang coule.

M. Bouveri. Les ont-ils faits, ces sacrifices?

M. Gauthier (de Clagny). Je dis que lorsque M. le ministre de l'intérieur a prié plusieurs patrons de Limoges, dans l'intérêt de la paix publique, de faire certains sacrifices, d'abandonner certaines de leurs prérogatives auxquelles ils semblaient tenir le plus, lorsque faisant appel à leurs sentiments de bons Français, il leur demandait d'aider le Gouvernement à pacifier les esprits pour éviter une collision sanglante, ces patrons auraient donné un grand exemple de solidarité sociale et de patriotisme en écoutant mieux ces conseils.
    Mais, d'autre part il me sera bien permis, cette critique faite en toute conscience, de dire que d'autres responsabilités sont engagées . Peut-être la municipalité de Limoges a-t-elle eu trop longtemps une confiance aveugle dans la sagesse d'une population qu'on laissait surexciter par des meneurs. .
    Peut-être votre préfet, monsieur le ministre, a-t-il eu tort de croire qu'il pouvait, sans danger, tergiverser trop longtemps entre des mesures de prévention et son désir de ne pas déplaire à certaine clientèle électorale.
    Au lieu de savoir, à l'heure précise, prendre une responsabilité personnelle, il se précipite au téléphone pour solliciter, heure par heure, son ministre de lui donner des ordres. Il oubliait que le devoir d'un chef est, non pas de demander, minute par minute, quelle conduite il doit tenir, mais après avoir envisagé en toute conscience les périls d'une situation grave, de prendre lui-même les responsabilités nécessaires. (Très bien ! très bien ! sur divers bancs.)
    Je dis  que, si votre  préfet avait su prendre  une initiative, comme doit le faire un fonctionnaire digne de ce nom et non pas un politicien regardant de droite et de gauche pour éviter une révocation, peut-être les événements que vous déplorez ne se seraient-ils pas produits.
    M. le ministre de l'intérieur. Laissez-moi vous dire, mon cher collègue, que M. le préfet de la Haute-Vienne, se référant à des faits récents, avait constaté que l'intervention utile et efficace de M. le maire Labussière sur une population déjà agitée avait produit les meilleurs résultats et amené le calme et 1a conciliation; il a pensé également, au début de cette grève, que cette même intervention pourrait produire les mêmes effets. C'est pourquoi il n'a pas pris immédiatement en mains la direction des forces de police et a temporisé. De mon côté, je ne veux esquiver aucune responsabilité et j'entends prendre celle qui m'appartient tout entière, (Très bien! très bien!) Je dois dire que le préfet m'a questionné, il m'a demandé si, à la sollicitation de M. Labussière, il devait attendre pour demander des renforts de gendarmerie et de cavalerie; je lui ai répondu que je partageais sa confiance en M. Labussière, collègue que j'estime depuis que j'ai l'honneur de siéger avec lui dans les Assemblées; j'espérais que son influence et son autorité parviendraient à maintenir le calme et la tranquillité. Les événements ont trompé l'espoir de M. Labussière; il a été réduit à l'impuissance, et c'est à ce moment-là que le rôle du Gouvernement s'est affirmé. (Applaudissements à gauche.)
M. Gauthier (de Clagny). En dehors des responsabilités  qui, quoi qu'en  veuille  dire  M. le ministre de l'intérieur, pèsent, à mon avis, dans une certaine mesure sur son préfet, il faut bien également convenir que les grévistes de Limoges  se  sont laissés entraîner à des actes qu'aucun parti ne saurait tolérer plus longtemps. (Interruptions  à l'extrême  gauche.) Il est inadmissible, vous entendez bien - et je voudrais voir quel est celui d'entre vous qui viendrait défendre une thèse contraire à la tribune - il est inadmissible que, dans un pays de démocratie, sous un régime républicain, on puisse élever des barricades dans les rues, piller des boutiques d'armuriers,  insulter les officiers et jeter des pierres sur la troupe.

MM. Maurice Allard et Bouveri. Et en Bretagne ?

M. Gauthier (de Clagny). Mais laissez-moi vous dire, monsieur le ministre, que peut- être vous personnellement, quelle que soit l'activité 'que vous ayez déployée dans cette crise, quel que soit le désir de conciliation dont vous avez  été  animé, vous auriez pu agir d'une façon plus efficace sur ceux des patrons dont vous sollicitiez le concours. L'un d'eux. est étranger. Vous étiez armé  pour obtenir de lui les concassions que vous lui demandiez dans l'intérêt de 1a paix publique, vous ne l'avez pas fait. Pourquoi? (Interruptions au centre.)
    J'avais bien prévu qu'en disant toute ma pensée, je ne satisferais personne, Cela ne m'empêchera pas de faire ce que je crois être mon devoir, dans ce conflit où le sang français a coulé. Je veux, en toute loyauté rechercher quelles sont, d'un côté comme de l'autre, les responsabilités encourues parce que je veux contribuer  de toute mon énergie à ce que pareille catastrophe ne puisse se reproduire.

M. Maurice Rouvier. Président du conseil, ministre des finances. Je vous demande instamment de ne pas isoler le ministre de l'intérieur du reste du Gouvernement. J'ai partagé ses inquiétudes, ses angoisses. Je me suis associé à ses efforts, M. le garde des sceaux a de même coopéré aux instructions qui ont été données : c'est le Gouvernement tout entier qui est responsable. Il ne s'agit ni du ministre de l'intérieur ni du préfet, il s'agit du Gouvernement tel qu'il est organisé qui assume la responsabilité - non pas, hélas! de la tragédie qu'il n'a dépendu de personne de prévenir, mais des ordres donnés et des mesures prises. (Applaudissements à gauche et au centre.)

M. Gauthier (de Clagny). J'entends bien, monsieur le président du conseil, aussi mon reproche va s'adresser au cabinet tout entier.
    Si vous aviez eu au point de vue parlementaire une situation plus indépendante, si vous aviez eu une politique plus nette..,

M. le président du conseil. Est-ce que vous  imaginez.., (Applaudissements à gauche.)
    Comment pouvez-vous imaginer que j'aie pu mettre en balance , dans mon esprit l'existence du Gouvernement et le souci profond. permanent d'éviter l'effusion de sang? Si une pareille pensée pouvait germer dans votre propre esprit, à l'heure où pèserait la responsabilité qui pèse sur moi, je vous plaindrais, quelque adversaire que vous soyez, (Applaudissements à gauche et au centre,)

M. Maurice Binder. Si vous ne gouverniez pas avec ces gens-là, cela n'arriverait pas.
.......
M. Gauthier (de Clagny). Monsieur le président du conseil, permettez-moi de vous dire que si je voulais relever votre attaque avec la même vivacité que vous venez de répondre à mes critiques, je vous répondrais que je viens de vous voir applaudir par ceux qui applaudissaient M. Constans après Fourmies.
    Quoi qu'il en soit, il est Incontestable que tout le monde dans cette Chambre doit avoir au plus profond du cœur le souci de prendre les mesures nécessaires pour que des faits lamentables de cette nature ne puissent pas se reproduire. Il y a deux ans, , plusieurs de nos Collègues vous avaient déjà proposé des mesures dont l'adoption aurait pu éviter de mettre, dans des conditions semblables, des troupes en face du peuple en révolte; i1 y a deux ans notre collègue M. le colonel Rousset vous avait soumis, avec la collaboration d'un certain nombre de ses amis, une proposition tendant à réglementer le droit de réquisition des troupes par l'autorité civile. Il demandait alors que des mesures fussent prises pour que l'autorité militaire ne pût être mise en mouvement  que par un décret pris en conseil des ministres.
    Et alors, si vous aviez voulu examIner les mesures à prendre pour éviter que des fonctionnaires subalternes pussent réquisitionner mal à propos la force armée, peut- être auriez-vous évité les conflits sanglants.

M, Georges Grosjean. On les aurait multipliés.

M. Gauthier (de Clagny). Monsieur Grosjean, permettez-moi de vous dire que nous pouvons en toute loyauté chercher quelles sont les mesures à prendre. Il y en a.

M. Georges Grosjean Oui; mais non pas celle-là.

M. Gauthier (de Clagny). Il faut que le Gouvernement les trouve, que 1e Parlement les sanctionne; personne, dans aucun parti, ne peut admettre que l'armée soit de nouveau exposése à tirer sur le peuple, personne ne peut admettre que demain, à la suite d'incidents analogues, des catastrophes pareilles puissent se renouveler.
    Mais, d'ailleurs, voulez-vous me permettre de vous rappeler, monsieur le président du conseil, une circulaire émanant d'un homme dont vous ne contesterez pas les hautes qualités gouvernementales, M. Waldeck-Rousseau, qui, en 1884, adressait à ses préfets une circulaire dont je détache le passage suivant :
" Si des troubles viennent à se produire ou que vous ayez quelque motif sérieux d'en redouter, je vous recommande d'avoir recours à la gendarmerie pour les prévenir et pour les réprimer. "

M. le président du conseil. Nous l'avons fait.

M. Gauthier (de Clagny). Dès celle époque, le ministre de l'intérieur d'alors se préoccupait d'éviter les conflits entre la troupe et la population civile.

M. Eugène Réveillaud. Cela ne vous empêchait pas de combattre M. Waldeck-Rousseau.

M. Gauthier (de Clagny). Je vous demande instamment d'examiner les mesures qu'iI y a lieu de prendre...

M. Paul Bignon. Proposez le rétablissement de la gendarmerie mobile.

M. Gauthier (de Clagny). ...je vous demande instamment de donner les instructions nécessaires pour que, de nouveau, à la suite de ces conflits qui naissent chaque jour sur tous les points du territoire, l'armée ne soit plus exposée, comme elle l'a été par deux fois, à tirer sur le peuple.
    Messieurs, je vous  disais, au début de mon discours, qu' il ne fallait pas accuser trop sérieusement le Gouvernement qui siège sur ces bancs, je vous disais qu'il était plutôt victime d'une situation créée antérieurement, je vous disais qu'il recueillait un bien lourd et bien douloureux héritage. En effet, ne voyez-vous pas, depuis quelques années, se représenter les mêmes prodromes, se renouveler les mêmes phénomènes, les mêmes tentatives d'émeute et d'insurrection'? Est-ce qu'Armentières, Brest, Dunkerque, Lorient, Hennebont, Marseille, Nantes, n'ont pas donné, à peu près dans des conditions analogues, le même spectacle lamentable d'émeute et d'anarchie ?
    Ah! vous croyez, messieurs, que l'on peut impunément laisser pendant plusieurs années semer dans l'âme du peuple les ferments de révoltes , les ferments d'anarchie! Vous croyez que l'on peut partout désarmer l'autorité, laisser bafouer la justice! (Applaudissements  sur divers bancs.)

M. Alexandre Zévaès. Vous oubliez les émeutes catholiques de Bretagne au moment de l'application de la loi de 1901.

M. Gauthier (de Clagny). Vous croyez monsieur le président du conseil, qu'il suffit d'apporter à la tribune des déclarations éclatantes pour que tout rentre dans l'ordre. Non! l'ordre ne se rétablit dans les esprits comme il ne se rétablit dans la rue, qu'à une condition: c'est qu'on sente à la tête du pouvoir des hommes unis par un sentiment commun, ayant un programme unique et décidés à faire partout, en toutes circonstances, respecter les principes essentiels de l'autorité sociale.

M. Vazeille, L'ordre moral!

M. Gauthier (de Clagny). Non, pas l'ordre moral!

M. Vazeille. Nous l'avons vu à l'œuvre.

M. Gauthier (de Clagny). De plus, vous croyez, monsieur 1e président du conseil, vous croyez messieurs  -  je m'adresse à tous les partis  -   que l'ou impunément, pendant des années, promettre aux  classes laborieuses, qui sont cependant les plus fidèles soutiens du gouvernement républicain, qu'on peut leur promettre des réformes, faire luire à leurs yeux toutes les espérances, qu'on peut les bercer de toutes les chimères sans jamais rien leur donner! (Applaudissements à droite.)
    Vous vous imaginez sans doute qu'on peut indéfiniment calmer les impatiences et les colères populaires, tantôt en leur donnant des moines, tantôt en leur donnant des curés à manger? (Applaudissements sur divers bancs.)
    Non, Il faut avoir le courage de le dire et de le reconnaître, vous n'avez rien fait pour le peuple, rien fait pour la classe ouvrière. Vous n'avez rien fait pour ces  malheureux ouvriers que vous laissez endoctriner par les pires ennemis de l'ordre social; vous leur donnez que des promesses et vous les bercez d'illusions mensongères.

M. Eugène Réveillaud. Et vous, que leur avez-vous donné ?

M, Gauthier (de Clagny). Et vous vous étonnez aujourd'hui quand, par hasard, sur un point quelconque du territoire, ces malheureux égarés par la misère, égarés par les surexcitations dont ils sont l'objet depuis tant d'années, poussés par ces meneurs (Réclamations à l'extrême gauche), dont M. le ministre de l'intérieur vous parlait tout à l'heure, lorsqu'il vous disait que les grévistes de Limoges avaient été entraînés par des étrangers à la population. (interruptions sur les mêmes bancs à l'extrême gauche.)

M. Jean Codet. Ce sont vos amis du Sillon qui ont été les premiers provocateurs.

M. Gauthier (de Clagny). ...vous vous étonnez que ces malheureux se laissent entraîner à des actes de violence? Ce qui m'étonne bien davantage, moi, monsieur 1e ministre, c'est que ces meneurs qu'on connaît, qui se promènent depuis trois ans dans toute la France, du Nord au Midi el de l'Est à l'Ouest, puissent impunément continuer leur singulier métier. (Applaudissement sur divers bancs au centre et à droite.)
    Un membre à l'extrême gauche. C'est l'argent bonapartiste qui les paie!

M. le président du conseil. En vertu de quelle loi le pourrions-nous empêcher ?

M. Gauthier (de Clagny). Monsieur le, président du conseil, on traîne tous les jours devant les tribunaux des hommes pour délits de parole, pour délits ,de presse, sous prétexte qu'ils excitent à 1a haine des citoyens les uns contre les autres. (Applaudissements ,sur les mêmes bancs  au centre et à droite.)

M. 1e président du conseil. Quelque désir que j'aie de ne pas vous interrompre, vraiment permettez-moi de vous dire que vous retardez et que vous faites la critique de l'empire (Applaudissements à gauche et à l'extrême gauche.- interruptions à droite) qui, lui, faisait et pouvait faire les procès dont vous parlez ; des procès d'opinion,..

M. Archdeacon. Et la Haute Cour !

M. 1e président du conseil. . . . des procès pour excitation à la haine des citoyens les uns contre les autres. des procès pour tentative de troubler l'ordre public; mais Il faut que vous ayez été bien ,étranger, vous qui vous targuez, et avec raison quelquefois, d'avoir l'esprit libéral, il faut que vous ayez été bien étranger à la législation républicaine pour nous demander de

réprimer  des délits qu'elle a abolis (Nouveaux applaudissements à gauche et l'extrême gauche - Réclamations à droite,) -

M. Gauthier (de Clagny). Monsieur le président du conseil, lorsque l'un de vos  prédécesseurs  faisait poursuivre devant la cour d'assises de la Seine treize écrivains qui n'avaient commis d'autre crime que des délits de presse et des délits d'opinion, permettez-moi de vous  dire qu'il avait trouvé dans l'arsenal des lois de quoi punir et de quoi réprimer. (Mouvements divers.)
    Non; la vérité, c'est que depuis plusieurs années on laisse se propager sur tous les points du territoire des ferments d'anarchie, des ferments de haine, que les luttes politiques se sont transformées en luttes sociales, que partout se propagent des éléments de discorde et de haine et que vous  récoltez aujourd'hui le fruit de ce qui a été semé par vos prédécesseurs. (Applaudissements au centre et à droite,)
    J'entends bien : vous ne voulez pas, monsieur le président du conseil, répudier cet héritage, mais au fond de votre conscience, je suis convaincu que vous vous dites, comme tout le monde se dit dans cette enceinte, qu'il est impossible qu'une grande nation, qu'une grande démocratie puisse vivre longtemps si l'ordre n'est pas maintenu partout, si le Gouvernement ne donne pas le spectacle...

M. Vazeille. Comme en Russie. (Bruit,)

M. Gauthier (de Clagny). ... le spectacle d'un Gouvernement puissant décidé à faire respecter la loi par tous, décidé à protéger 1e faible contre les abus possibles de toutes les puissances patronales, mais en même temps à exiger du prolétariat tout entier le respect de l'ordre et le respect des lois. (interruptions à l'extrême gauche,)

M. Meslier. Comme en Russie! (Rumeurs au centre et à droite.)
.........
M. Gauthier (de Clagny). La sanction  de ce débat  -car faut qu'il en ait une et vous ne devez pas espérer pacifier les esprits par des déclarations vagues et des promesses vaines  -  la sanction de ce débat consisterait à ordonner une enquête sur les événements  qui se sont produits... (Mouvement divers.)

M. Gérault-Richard. Très bien ! Une enquête sur les directeurs.

M. Jean Codet. Sur le journal le Sillon.

M. Gauthier (de CIagny). ... pour savoir quelles sont les responsabilités engagées et quand vous aurez vu, aussi bien d'un côté que de l'autre, quels ont été les auteurs responsables de cette lamentable catastrophe, vous aurez plus d'autorité pour parler aux patrons comme aux ouvriers, pour leur demander les sacrifices nécessaires au rétablissement de la pacification et de la concorde, sans lesquelles vous courez aux plus désastreuses aventures. (Applaudissements sur divers bancs.)
.......
M. Édouard Vaillant. Messieurs, les regrets du ministre n'innocentent pas le Gouvernement. Il a été commis hier à Limoges un crime contre la classe ouvrière...

M. 1e général Jacquey. C'est cela, c'est le lapin qui a commencé !

M. Édouard Vaillant. .. .les ouvriers ont été fusillés, assassinés, et il y a sans doute en ce moment deux et peut-être trois morts et nombre de blessés.
    La responsabilité de ce crime incombe au système de gouvernement, au régime qui emploie les forces armées de l'État pour le patronat contre la classe ouvrière (Applaudissements à l'extrême gauche.) Le ministre de l'intérieur affirmait tout à l'heure que non seulement il avait pratiqué, mais qu'il continuerait à pratiquer ce système, qu'il le maintiendrait, qu'il maintiendrait ce qu'il appelle l'ordre quand même. ce régime d'oppression et d'assassinat n'est pas pour nous l'ordre, c'en est exactement le contraire, c'est le régime patronal et capitaliste que nous voulons supprimer. Des rapports de police ont prétendu, pour innocenter patrons et gouvernants - ce qu'ils prétendent toujours en cas pareil  -  que les meneurs s'étalent introduits à Limoges et avaient causé des désordres. On a parlé d'étrangers venus pour cela à Limoges. Pour nous, nous ne connaissons qu'un étranger, fauteur de désordre, c'est le patron provocateur des ouvriers qui a eu l'impudence de placer à la porte de son usine le drapeau américain, espérant sans doute qu'il se trouverait des hommes assez inconscients pour l'insulter. Il ne s'en est pas trouvé un à Limoges. (Applaudissements à l'extrême gauche) Cela prouve l'intelligence et la conscience de cette population de Limoges. Si un  ouvrier, un socialiste, Américain ou appartenant à une nation quelconque...

M. Lucien Millevoye. Ils réservent les injures pour le drapeau français,

M. Édouard Vaillant. .. . avait été une cause présumée de désordre quelconque aux yeux de 1a police, est-ce qu'il n'aurait pas été immédiatement expulsé ?(Applaudissements sur les mêmes bancs à l'extrême gauche.)
    Est-ce qu'il n'y avait pas - puisque encore on expulse l'étranger - ce que nous ne voulons pas, dans le régime actuellement pratiqué - une mesure à prendre contre ce patron qui, loin de céder aux réclamations si légitimes des ouvriers, les provoquait à la révolte et est le promoteur du lock out  actuel et des résistances insolante des patrons? (Mouvements divers.)
    Eh bien! non; cela, on ne l'a pas fait, parce que, je 1e répète, le signe caractéristique  de tous ces actes de provocation et de répression gouvernementale, militaire et policière, c'est la protection du patronat contre la classe ouvrière, (Très bien! très bien! à l'extrême gauche.)
    Les réclamations des ouvriers n'étaient- elles pas justes et légitimes? Est-ce que les patrons ne l'ont pas reconnu en particulier, quand ils ont proposé de faire disparaître momentanément le contremaître, le directeur accusé par les ouvriers de méfaits odieux.
    La légitimité des revendications ouvrières était donc en ce cas bien reconnue. Mais ce n'est pas ce que voulaient les patrons; ils voulaient, par leur déni de justice et leur résistance, réduire la classe ouvrière à une obéissance passive  et servile, et c'est pourquoi ils se sont formés en association et donc en corps ont fermé leurs usines. Ce n'est pas une grève qui a eu lieu à Limoges, c'est un lock out. (Très bien! très bien! à l'extrême gauche. - Réclamations à droites)
    Les usines ont été   fermées; les négociations ont été simulées, perfidement annulées, Le patronat ne voulait qu'une chose, c'était moins soutenir un contremaître indigne que réduire, soumettre à sa discrétion, à sa merci, la classe ouvrière de Limoges.
    Pendant tout le temps que la police de la ville est restée entre les mains de la municipalité, entre les mains de notre ami Labussière, il n'y  a pu ou de troubles sérieux (Très bien ! très bien! à l'extrême gauche) et il n'y en aurait pas eu si elle était restée entre ses mains, si la troupe, les soldats dont il ne voulait pas, n'avaient pas été envoyés par 1e Gouvernement.
    Ce n'est qu'à partir du moment ou le Gouvernement lui a enlevé la police municipale où il en a pris lui-même la charge, qu'immédiatement, par l'appel des troupes, par les provocations patronales, par les provocations gouvernementales, des désordres se sont produits et la fusillade a suivi.
    Je ne comprends pas qu'après avoir envoyé des troupes contre une population, on accuse celle-ci de chercher à prendre des armes pour se défendre. Dans un conflit où l'on envoie des troupes, des hommes armés contre la population ouvrière désarmée, comment ne se trouverait-il pas parmi elle des citoyens qui ne chercheraient pas à se défendre, à s'armer contre ces provocations et ces attaques '? (Applaudissements à l'extrême gauche.)
    Véritablement, même pour ceux qui, représentant le régime actuel, le régime d'oppression patronale, veulent cette intervention de la troupe, on se demande comment ils peuvent arriver à un état d'inconscience et de férocité tel qu'ils admettent que contre cette  population ouvrière, désarmée, on envoie des troupes portant des cartouches, pouvant faire et faisant feu contre elle.
    On se demande comment on peut imaginer que, par ordre ou même sans ordre -  puisque le Gouvernement affirme qu'Il n'y a pas eu d'ordre - des soldats pourront fusiller des hommes, des femmes, des enfants, parents, amis, ouvriers, concitoyens? Et ces soldats, qui ne devraient pas être envoyés armés contre les grévistes devraient au moins refuser de se servir de leurs armes. Mais le coupable responsable, sans pour cela innocenter ses agents et instruments, c'est le Gouvernement qui, pour soutenir 1e patronat, fait marcher les troupes. (Nouveaux applaudissements à l'extrême gauche. - Interruptions à droite.)

M. Cuneo d'Ornano. Quel dommage que M. Combes ne soit plus là !

M. Édouard Vaillant. Comme vous, MM. Gauthier (de Clagny) et Reille disaient que le Gouvernement précédent était plus particulièrement responsable,
    A droite, Certainement!

M. Édouard Vaillant. Nous qui considérons tous les gouvernements comme des adversaires. (Exclamations ironiques au centre et à droite,)

M. Pugliesi-Conti. Vous avez cependant voté pour lui !

M. Édouard Vaillant. Nous considérons  les gouvernements, on tant que représentant l'État actuel, comme ennemis. Mais nous faisons cependant une différence   entre eux, suivant qu' ils se servent plus ou moins des forces de l'État contre la classe ouvrière et le socialisme. Or nous constatons que, alors que M. Combes était au pouvoir, il n'y a pas eu de meurtres d'ouvriers dans une grève, tandis que 1e Gouvernement actuel et celui qui l'avait précédé ont fusillé des grévistes. (Interruptions à droite,)

M. le marquis do Maussabré. Et Châlons !

M. Édouard Vaillant. Nous avons en toutes circonstances émis notre vote en accord avec l'intérêt socialiste et ouvrier, Ce  qui ne veut pas dire que si les gouvernements divers se différencient à cet égard, en tant que représentants du régime capitaliste et de l'état de choses établi il a n'aient pas une communauté de raison d'action et ne  soient pas nos adversaires. Mais, je le répète nous avons eu occasion de faire la différence entre le gouvernement de M. Combes  qui ne fusillait pas les ouvriers et les
gouvernements qui davantage les oppriment et qui les fusillent.
    Ce sont les faits qui font la distinction et non pas notre volonté qui ne tient compte que des intérêts ouvriers et socialistes.
    Après avoir affirmé pourquoi nous condamnons en tout conflit des classes ouvrière et patronale l'intervention de l'État en faveur de la classe patronale, nous pouvons déclarer que, quelles que fussent les circonstances, nous prendrions toujours parti pour la classe ouvrière, car c'est le devoir absolu du socialisme et des socialistes qui la  représentent. Dans 1e conflit entre le travail et le capital, notre camp est du côté ouvrier et contre le patronat, quelles que soient les circonstances, les causes et les formes de la lutte.
    Mais nous déclarons que dans cette grève actuelle de dignité et conscience ouvrière, en particulier, ou plutôt dans ce lock out du patronat coalisé (Applaudissements à l'extrême gauche), tout le droit et l'esprit de conciliation ont été du côté ouvrier. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche. - Interruptions à droite et au centre,)
    Au contraire, toutes les provocations ont été du côté de la classe patronale et du Gouvernement qui a envoyé ses troupes pour la soutenir (Exclamations au centre et à droite)
    Oui! je dis que 1e Gouvernement est directement responsable des faits qui se sont passés. On nous a lu ici des rapports de police; je ne crois pas à ces rapports, au moins dans leurs détails présentés de manière intéressée; ils ne valent que comme indication, et ils suffiraient cependant à la condamnation du Gouvernement et de ses agents. L'esprit de ces rapports officiels est caractérisé par ce fait, qu'on y appelle malfaiteurs ceux des grévistes de Limoges qu'on veut viser particulièrement.
    J'appelle, quant à moi, malfaiteurs ceux qui ont tiré et fait tirer sur les ouvriers. (Applaudissements à l'extrême gauche. - Bruit au centre et à droite)
    On nous  dit que parmi les ouvriers arrêtés le matin du 17 il pouvait y avoir un ou deux repris de justice.  Ceci  est trop facile!  on arrête quelques grévistes et on s'arrange en même temps pour y mêler quelques individus qu'on choisit de façon à les compromettre.  (Mouvements divers.)
    Remarquez que je ne dis pas que cela soit, qu'on ail arrêté un repris de justice indigne d'estime. Il y a des repris de justice pour faits de grève estimables entre tous. Mais je dis que si cela était, s'il y a eu réellement des malfaiteurs de droit commun, de véritables repris de justice, ce serait parce qu'on aurait voulu les mêler à ces arrestations et compromettre la grève. (Applaudissements à l'extrême gauche. - Protestations à droite et au centre.)
    Quant à mon affirmation que le Gouvernement est directement responsable, je crois que je suis à même de le prouver. Je n'ai pas reçu d'information directe, mais il y a des journaux qui ont publié les faits tels qu'ils leur ont été racontés par leurs correspondants, des journaux qui sont des organes d'information, n'ayant par conséquent pas de parti pris. (Mouvements divers. - On rit.)
    C'est ainsi que le journal le Matin.. .

M. Pugliesi-Conti. Un journal qui n'à rien de tendancieux !

M. Édouard Vaillant .. .publie les Informations suivantes de son correspondant. C'est le récit d'un témoin, qui raconte ce qu'il a vu et qui ne prend pas parti.
    " On a appris, dit-il, qu'au petit jour des perquisitions avaient été opérées simultanément sur divers points de la ville par le procureur de la République, le juge d'instruction, 1e commissaire central et les quatre commissaires de quartier, accompagnés d'agents de la sûreté et de gendarmes. Ces perquisitions ayant amené la découverte d'armes et de munitions provenant de boutiques dévalisées, cinq jeunes gens ont été arrêtés.
    " Voici les manifestants massés sur la place de la préfecture. Pas un uniforme n'a paru. Une délégation est admise auprès du préfet, et l'on attend dans le plus grand calme le résultat des pourparlers. Une demi- heure se passe. Enfin, la conférence est terminée, et on apprend que les délégués ont demandé au préfet de faire mettre en liberté les cinq personnes arrêtées ce matin, et de rapporter la mesure interdisant les attroupements et les cortèges dans la rue. Le préfet s'engage à donner sa réponse à six heures. "
    Si ces demandes des ouvriers avalent été accordées par le Gouvernement, le calme renaissait, le conflit meurtrier était évité.
    Je fais remarquer que le droit de former un cortège a été reconnu comme conforme à la loi par M. Waldeck-Rousseau lui-même: vous ne 1e tiendrez pas pour suspect au point de vue conservateur. (Rires à droite.)

M. le lieutenant-colonel du Halgouet. Même avec le drapeau rouge !

M. Édouard Vaillant. "Il y a près de deux heures à attendre. Le cortège s'ébranle de nouveau; la foule va se masser sur le Champ-de-Juillet, puis se remet en marche sur l'hôtel de ville, où la réponse officielle du préfet doit être proclamée par le maire Cette marche, à laquelle prennent part 5,000 personnes, est grandiose de calme et d'ampleur. La foule s'arrête devant le perron du palais municipal; le maire parait et annonce que le préfet, après en avoir référé par téléphone au ministère de l'intérieur..." c'est donc bien lui qui a répondu " ... vient de donner une réponse négative sur les deux points qui lui ont été soumis. Une immense clameur s'élève alors de la foule, qui se distend dans un vaste remous. On crie: " A la prison! Cette réponse est un crime! On aura voulu quo 1e sang soit versé! "

     " En un clin d'œil, toutes les issues qui conduisent à la préfecture sont barrées par de doubles cordons de cavalerie. Les troupes, qui, jusqu'Ici se tenaient soigneusement dissimulées, surgissent comme par enchantement.
    " Au pas de charge, la foule irritée des manifestants débouche sur le champ où se trouve la maison d'arrêt.
    " Des cris retentissent: "Voilà la cavalerie ! " Des gendarmes à cheval surgissent aussitôt à un angle de la place. Ils sont accueillis par une bordée de sifflets et ils s'arrêtent.
    " Assassins! " leur crie-t-on, On les menace. Le brigadier fait alors demi-tour et va chercher les dragons qui sont massés dans le voisinage, Ceux-ci arrivent au triple galop et s'arrêtent net devant les grévistes. Sur un ordre, un trompette répète par trois fois une sonnerie. Ce sont les sommations légales. Aussitôt, les émeutiers reculent on débandade, suivis par les dragons qui s'avancent, escadron par escadron, déblayant 1a place. Comme il reste encore des manifestants au bas de la terrasse, les cavaliers, mettant sabre au clair, se précipitent au galop. "
    Mais voici qui donne le caractère de cette répression féroce: " Dans la nuit commençante, je vois plusieurs dragons tomber désarçonnés. Leurs montures restent dans le rang et continuent la charge. Des coups de feu retentissent. J'ai 1e sentiment que les émeutiers ont fait feu pour attirer sur Ia première barricade les dragons qui, dans la nuit maintenant tombée, frappent aveuglément du plat de leur sabre sur les manifestants irréductibles, dont qelques-uns tombent blessés sous mes yeux,
    " Du refuge où j'ai pu me garer, je vois, à ce moment, s'avancer M. Fèvre, adjoint au maire. Il est ceint de son écharpe. Il essaye de parlementer avec plusieurs officiers et il obtient de quelques-uns que l'on cesse ces menaces. On l'écoute, on se disperse dans les rues adjacentes et les cavaliers restent sur leurs positions, dans la crainte d'un retour offensif. Il est huit heures.
    " Les dragons ayant été impuissants à  déblayer la place du Champ-de-Foire, l'infanterie est intervenue pour appuyer la cavalerie. L'arrivée des fantassins est 1e signaI de nouvelles bagarres extrêmement graves: des projectiles de toutes sortes pleuvent sur les soldats. Tout à coup, des détonations éclatant: c'est l'infanterie qui tire. Après un premier moment d'affolement, on se rend compte que deux émeutiers ont été tués. Il doit y avoir de nombreux blessés."
    Messieurs, ces citations suffisent pour vous démontrer de quelle façon on a agi en ce cas, sur le refus du Gouvernement d'accepter les réclamations de la population ouvrière. Certes, ces réclamations acceptées, le calme se fût rétabli immédiatement; mais, en ne permettant pas aux ouvriers de manifester leurs intentions, en leur interdisant d'organiser leur cortège, en refusant de mettre en liberté provisoire ceux d'entre eux qui avaient été arrêtés, 1e Gouvernement, le ministre a provoqué un conflit entre la foule et la troupe, la fusillade et 1e meurtre.
    Dans un passage de l'article, que je n'ai pas lu, mais qui est caractéristique, il est dit à propos des troupes d'infanterie dont on a reconnu l'emploi si dangereux dans les grèves, que leur emploi est une cause de bagarre et de dangers meurtriers. Dans cette venue de l'infanterie, des officiers, à la tête de leurs soldais, s'avancent sur la foule, le revolver à la main, dirigé, sur la ,foule, la faisant reculer et y faisait pénétrer les soldats.
    Eh bien! celle attitude est absolument indigne  et féroce,  et l'on peut dire que les  officiers qui agissaient ainsi étaient de même race que cet officier qui, récemment, dans un conseil de guerre, regrettait de n'être plus à l'époque où la foule, au lendemain des massacres versaillais, reculait devant les officiers, toute craintive. (Applaudissements à l'extrême gauche.)
    On sent que l'état d'esprit de ces hommes est semblable à celui de ces massacreurs versaillais...

M. Cuneo d'Ornano. Et les otage? Par qui on-t-ils été massacrés ?

M. Édouard Vaillant. Ils n'ont pu faire que deux morts et quelques blessés (Bruit au centre et à droite), mais une situation semblable ne peut pas durer, et nous disons qu'au même titre que le Gouvernement a donné les ordres, les officiers qui ont commandé ces charges et les soldats qui ont tiré sont responsables. . .

M. Tournade. Et 1e pillage des boutiques d'armurerie?

M. Édouard Vaillant. ... nous demandons à M. le président du conseil qu'il soit fait justice de ces coupables, et si nous ne pouvons obtenir satisfaction, nous, socialistes, solidaires des ouvriers et des grévistes, nous protestons.
    Nous déclarons que les conflits entre ouvriers et patrons se termineront toujours ainsi toutes les fois que le Gouvernement introduira 1a force armée dans les conflits du capital et du travail. ..

M. Maurice Binder Vous  n'en voterez pas moins demain pour le Gouvernement!

M. Édouard Vaillant. ...  pour faire manœuvrer la troupe en faveur des patrons contre les ouvriers, et c'est pourquoi, dans le cas actuel, nous voulons atteindre les responsabilités, C'est le ministre de l'intérieur, par conséquent le Gouvernement, comme l'a dit M. le président du conseil, qui a refusé les demandes des grévistes, c'est lui qui a dessaisi le maire de Limoges de la police de Limoges, qui a fait entrer les troupes dans Limoges, qui a provoqué les ouvriers,  qui les a fusillés.
    Je demanderai donc à l'Assemblée de condamner l'emploi de la force armée dans les grèves, de condamner cette intervention de l'État en faveur des patrons. C'est le Seul moyen de prévenir ces meurtres, ces violences à l'avenir. Et dans ces malheurs de Limoges je vous demande de blâmer le Gouvernement qui en est le premier coupable et responsable.
    C'est lui, c'est par son intervention armée, qu'ont été causés ces actes criminels qui ont été commis hier, dans la journée du 17 avril, à Limoges et que vous devez condamner. (Applaudissements à l'extrême gauche,)
.....
M. Albert-Poulain. .... Les dépêches de M. le préfet, qui vous ont été lues tout à l'heure, ne font aucune allusion aux causes même de la grève. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.)
........
    ... ce n'est pas le premier conflit qui éclate pour des causes absolument semblables.
......
     La véritable cause de la grève n'est pas dans une question de salaires, de durée de travail ou de réglementation d'atelier,  c'est une cause  toute morale. (Applaudissements à l'extrême gauche et à gauche.)

M. César Trouin. Une cause de dignité et d'honneur,

M. Albert-Poulain. Un directeur, M. Penaud, a été accusé, et les ouvriers n'accusent pas en vain. (Exclamations  sur divers bancs.)
    Quand les ouvriers se décident sur une question comme celle-là à se mettre en grève, c'est qu'ils ont largement réfléchi et que leur patience est à bout. (Très bien! très bien! à l'extrême gauche.)
    Les ouvriers avaient affaire à un directeur qui distribuait surtout à des femmes le travail de peinture et certains petits travaux sur porcelaine.
    Ce directeur, depuis de longs mois, était accusé sourdement par des femmes qui n'osaient pas toujours dire ce qui leur avait été proposé. (Applaudissements à l'extrême gauche, - Mouvements divers,)
    A l'extrême gauche. Et souvent exigé,
.......
    J'ai été à même de connaître certains détails cachés dans les grèves. Je me rappelle - je suis allé dans le Doubs, à la Fléchotte et ailleurs  -  certains pays où le droit de jambage est une généralisé. (Applaudissements à l'extrême gauche)

M. Marc Réville. C'est aller un peu loin, mon cher collègue .

M. Archdeacon. Alors ce n'était pas la peine de faire la Révolution !

M. Albert-Poulain. Si je me permets aujourd'hui d'indiquer ces faits à la tribune, c'est que les ouvriers sont plus sensibles encore à ces questions qu'à toutes celles qui provoquent tant de grèves. (Très bien! très bien ! à l'extrême gauche.)
.......
 Et voilà pourquoi à Limoges les ouvriers ont protesté tout d'abord. Des femmes, des sœurs, des filles, des épouses, se sont plaintes timidement, d'abord,  avec  une pudeur que vous  comprendrez tous.  (Très bien ! très bien!) des  conditions qui leur étaient Imposées pour obtenir certains travaux. Et quel est donc celui qui pourrait nier qu'il y ait de ces abus  malheureux et monstrueux? (Applaudissements à gauche et à l'extrême gauche)
    Les plaintes se sont succédé. Il y a eu des victimes,  des femmes  qui ont eu le courage de dire:" Voilà par où j'al été obligée de passer pour avoir du travail..."

M. le comte d'Elva. C'est abominable !

M. Émile Villiers. C'est une infamie. Toute la Chambre doit être unanime pour blâmer de tels faits. (Très bien! très bien ! à droite.)

M. Alexandre Zévaès. Voilà la véritable cause du conflit !

M. Albert-Poulain. C'est avec plaisir que je constate que de ce côté de la Chambre (la droite), on s'écrie, pour ainsi dire avec une unanImité absolue: C'est une infamie!

M. Lasies. Parfaitement !

M. Albert-Poulain. Mais, messieurs, c'est là la seule cause de la grève. (Très bien ! très bien! à l'extrême gauche.)

M. le marquis de Dion. Si c'est prouvé.
    A l'extrême gauche. Certainement!

M. Albert-Poulain. Je n'insiste pas devant ces marques d'assentiment que je retiens
    De plus - et j'abandonne ce sujet si triste - de plus, quand les ouvriers allèrent demander au patron de renvoyer ce directeur que je ne veux pas qualifier, ne voulant pas abuser de mon droit de membre du Parlement, quand les ouvriers firent entendre leurs doléances si justifiées, le patron ne voulut pas comprendre que les ouvriers et les ouvrières avaient souffert dans leurs sentiments les plus intimes; Il ne voulut pas accéder à cette simple prière. Il tenait à son autorité; peu lui importait comment son contremaître trairait les ouvrières (Applaudissements à l'extrême gauche.)
..........
    Il fallait, et je reprends une parole de M. Gauthier (de Clagny), que l'autorité du patron restât entière.
........
M. Gauthier (de Clagny). ..... Ce que j'al  voulu dire, et je le répète,  c'est qu'il y a des patrons qui, ayant une responsabilité fort lourde dans la direction des affaires importantes qui leur sont confiées, croient qu'il est nécessaire d'obtenIr de leur  personnel une discipline rigoureuse, une obéissance absolue. (Interruptions à l'extrême  gauche,)
    J'entends par là - et vous. l'avez entendu comme moi, j'en suis sûr - qu'il y a des patrons qui ne peuvent pas concevoir, cette
idée que la collectivité de leurs ouvriers est, en face de leur toute-puissance, une puissance ayant droit de discuter ses intérêts avec eux.
.....
    j'ai ajouté que je regrettais profondément que certains patrons de Limoges, sc croyant 1e droit d'exercer à l'égard de leur personnel cette autorité sans contre-poids, n'aient pas voulu, cédant aux sollicitations qui leur venaient du ministre de l'intérieur, faire fléchir la rigueur de leur droit dans l'intérêt de la paix publique. Voilà ce que j'ai dit. (Mouvements divers à l'extrême gauche,)

M. Albert-Poulain. Je me contente de cette explication qui ne prouve qu'une chose c'est qu'il y a des personnes qui se mêlent de sujets qu'elles ne connaissent pas encore complètement (Très bien! très bien! à l'extrême gauche.)
...........
M. Albert-Poulain. En même temps que je cite la cause de la grève, je tiens à vous faire connaître les conséquences du débat intervenu entre 1e patron et les ouvriers. Savez-vous ce qu'a répondu le patron à la demande des ouvriers? Il a répondu tout uniment: " Si vous n'êtes pas contents, si vous n'acceptez pas les conditions que je vous fais, c'est la fermeture non seulement de mon usine, mais des usines de certains de mes collègues. "
    De plus, le patron mettait la main sur la caisse de secours mutuels des ouvriers, se montant à 28 000 fr. Autant de moyens mesquins de provocation à l'égard des ouvriers. Voilà dans quelles conditions, absolument véridiques, je vous l'affirme, les patrons ont établi la grève.,. (Applaudissements à l'extrême !gauche.)

M. Tournade. D'où la nécessité de l'enquête.

M. Albert-Poulain. ..... c'est-à-dire qu'ils ont répondu aux sages démonstrations des ouvriers par des provocations  Au début de ces explications je disais qu'il n'appartenait pas à un homme dans cette Chambre de conclure dès maintenant sur les responsabilités, qu'il fallait avant les connaître en détail, afin que des faits semblables ne puissent se renouveler et qu'une fois pour toutes on cherche à en atteindre les véritables auteurs. (Bruit à droite,)

M. le marquis de Dion. Y a-t-il des preuves manifestes de ces faits?

M. Albert-Poulain. Vous n'empêcherez pas, messieurs, tous les républicains de cette Chambre de désirer la lumière, toute la lumière.
    C'est pour cela que, mes collègues et moi, non seulement nous demandons une enquête, mais encore nous demandons que la commission puisse se dessaisir en face du juge d'instruction, car il y a des responsabilités à établir et nous demandons qu'elles le soient complètement.
    Permettez-moi, en terminant, d'exprimer 1e regret que, dès qu'une grève ou une manifestation ouvrière se produit, on fasse. tout d'abord si facilement appel à la troupe. (Mouvements divers au centre et à droite.)
    Je voudrais, de plus, faire un parallèle - non pas certes que je regrette qu'il n'y ait pas eu de sang versé en Bretagne - mais je ne puis empêcher mon esprit de faire un parallèle entre les violences qui ont eu lieu en Bretagne et les faits qui nous occupent. (Applaudissements à l'extrême gauche.)
    En Bretagne, on avait donné des ordres pour que, malgré les provocations, malgré les injures, malgré les coups, malgré le jet d'ordures, les fusils ne partissent pas. (Applaudissements à l'extrême gauche et à gauche.)
........
    J'exprime en même temps le regret de constater qu'alors que, lorsqu'il s'agit de désordres politiques, on donne aux soldats des ordres très sévères afin qu'ils gardent la main en dehors de la gâchette de leur fusil, mais que, quand il s'agit de travailleurs qui réclament leur droit au travail, ou pour leur dignité, leur honneur, les ordres ne sont plus aussi sévères et les fusils partent tout seuls. (Applaudissements à l'extrême gauche.) Voilà la triste constatation que je tenais à faire en attendant l'enquête que je suivrai de très près, je vous l'assure.
.......
     Pour cela, messieurs- et c'est mon dernier mot - il faudrait que les hommes de tous les partis comprissent une bonne fois que des ouvriers réclamant pour exercer leur droit de grève, pour régler des questions de travail. ou pour défendre leur dignité ne sont point des sauvages, des troupeaux qu'il faut contenir par des armes toujours prêtes à partir. La seule solution serait que le Gouvernement donnât des ordres tels que les soldats sortissent, dans le cas  où il jugerait nécessaire de les faire sortir, sans cartouches dans la giberne. (Très bien! très bien! à l'extrême gauche.)
......
M. Jaurès. ... vendredi soir, au moment où M. le préfet de la Haute-Vienne téléphonait au maire de Limoges non pas pour le consulter, mais pour lui dire qu'il paraissait au représentant du Gouvernement que le maire n'était plus en état de suffire aux difficultés de la situation, à ce moment moment même, M. le maire de Limoges insistait auprès du Gouvernement pour qu'il ne fût pas appelé des troupes du dehors et, à la minute où se place la conversation téléphonique ..... déjà, en fait, M. le préfet.... avait saisi la police, avait appelé les troupes ; elles étaient consignées dans le nord de la ville ......
......
    Comment ! le représentant du Gouvernement à Limoges vous avertit qu'une grève qui se développe a un caractère singulier - elle a un caractère surprenant pour M. Cassagneau qu'elle ne procède ni d'une revendication relative au salaire, ni d'une revendication relative à la durée du travail - et il semble que cela suffise aux yeux de votre préfet pour jeter sur cette grève je ne sait quelle apparence de fantaisie, de désordre, de caprice ! Mais, au contraire, messieurs, ...., c'est une question de dignité morale qui était en jeu. Ce pays serait singulièrement abaissé si la classe ouvrière n'était pas capable de ressentir autre chose que la détresse matérielle. (Vifs applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)
    Par quel phénomène, par quelle aberration étrange, le représentant du Gouvernement, lorsqu'il vous informe, lorsqu'il vous fait assister aux origines de la crise, néglige-t-il précisément de vous avertir qu'elle a une origine morale, qu'elle prend sa source dans un sentiment invincible de dignité et que, par conséquent, le devoir le plus étroit du Gouvernement de la République est d'intervenir non pas contre les ouvriers, non pas même au-dessus des uns et des autres, mais contre cet arbitraire patronal qui couvre dans un intérêt d'autorité mal entendu, les abus d'un subalterne débauché ?  (Vifs applaudissements à l'extrême gauche et  à gauche.)
....
    On me dit : mais où est la preuve de ces faits imputés par les ouvriers au directeur du travail ? La preuve, messieurs, elle a éclaté. Croyez-vous donc en vérité que des ouvriers qui ne réclament précisément ni augmentation de salaires ni diminution de la journée de travail .... croyez-vous donc que les ouvriers de Limoges aient engagé la grève, ses soient infligé à eux-même et à leur familles  les souffrances qui en résultent sans demander pour eux aucun avantage matériel d'aucune sorte, s'ils n'ont pas à faire valoir un grief d'ordre moral.
    Tout à l'heure un de nos collègues disait :  mais il y a les tribunaux, Oui, il y a les tribunaux, à condition d'aller faire devant les tribunaux la preuve de la honte infligée à la femme, à la fille, à la sœur. (Applaudissements à l'extrême gauche et à gauche.) Et c'est pour éviter précisément cette nouvelle épreuve, s'ajoutant à celles qu'ils avaient eu à subir, que les ouvriers s'adressaient directement à leur grand patron et lui disaient : Faites justice, éloignez de nous cet homme qui porte dans nos familles la honte Ia corruption.
    Si les plaintes n'avaient pas été fondées, pourquoi M, Haviland lui-même aurait-il consenti à éloigner pendant six mois 1e directeur Penaud ? L'éloigner même provisoirement, alors que les ouvriers portaient contre lui cette accusation.... (interruptions à droite.)
............
.... c'était reconnaître la légitimité de l'accusation ; c'était en même temps refuser aux ouvriers, par un singulier excès d'amour-propre patronal, par un faux point d'honneur patronal, la satisfaction réelle à laquelle ils avaient droit. De cela, monsieur le ministre de l'intérieur, dans le document où votre préfet vous informe, pas un trait, pas un mot, pas une lettre.
.....
 M. le ministre de l'intérieur. Le préfet  s'est borné à constater  un fait, à savoir  que le patronat s'unissait à Limoges pour faire bloc à son tour contre la solidarité ouvrière. Et il m'a indiqué, sinon dans une dépêche, du moins dans des considérations qu' il me transmettait par le téléphone  - car j'ai communiqué à chaque heure avec lui  -  il m'a indiqué  de  façon très nette que  l'intransigeance, c'était le mot qu'il employait, de la maison Haviland lui paraissait excessive, et que sans cette intransigeance le conflit se serait apaisé. Vous voyez qu'il n'épousait pas du tout la querelle de la maison Haviland ni des patrons.

M. Jaurès. Après ces explications complémentaires, je relève qu'il est au moins singulier que le patronat de Limoges se  soit et cru autorisé à proclamer le lock out et à décider la fermeture générale des usines en se solidarisant avec la maison Haviland, dont la grève, ne l'oubliez pas, était déterminée par le fait dont j'ai parlé tout à l'heure et sur lequel votre préfet ,avait fait le silence- (Très bien! très bien !! a l'extrême gauche. - Interruptions à droite.)
    Messieurs, je souligne cette contradiction singulière, vous exigez des ouvriers le calme, nous leur demandons nous-mêmes, après les douloureuses meurtrissures d'hier, de garder le sang-froid, de garder la possession d'eux-mêmes. Mais comment voulez- vous que nous puissions leur donner ces conseils de calme si vous essayez de supprimer nos paroles au moment même où nous essayons de faire valoir ici devant les représentants légaux du pays leurs griefs et leurs revendications? (Applaudissements à l'extrême gauche et à gauche.)
................
     Si jamais la classe ouvrière mérita d'être soutenue par toutes les forces de Gouvernement, par toutes les forces de justice, c'est celle qui, à Limoges, défendait la dignité élémentaire de la famille. (Applaudissements à l'extrême gauche.)
.......
    [M. Gauthier (de Clagny)] a demandé pourquoi le grand patron américain avait pu maintenir ainsi à Limoges une cause de désordre et d'agitation.
.....
    ...s'il s'agit d'un de ces ouvriers Italiens, anglais, américains, mêlés aux luttes de leurs camarades, alors dans quelques heures, ce sont les arrêtés d'expulsion; on rejette au delà de la frontière ceux qu'ou appelle des agitateurs. (Applaudissements à l'extrême gauche.) Ici, quand il s'agit de patrons, on appelle au service de leur autorité abusive l'armée même de la République. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs.)
    Vous avez parlé de quelques incidents tumultueux. Je déplore tous ces excès, qui ne peuvent que compromettre la cause du prolétariat.
.............
    Je suis  convaincu qu'à mesure que la classe ouvrière s'organisera dans ses syndicats, dans ses bourses, dans ses fédérations, elle saura écarter elle-même ces incidents qui se mêlent aux manifestations de la puissance collective, (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche. - Interruptions à droite.)

M. le marquis de Dion. Elle n'écartera rien du tout; car, ce jour-là, il n'y aura plus d'usines. (Applaudissements à droite. - Bruit à l'extrême gauche.)

M. Jaurès.  Jugez, messieurs.
    Lorsque vous voyez à quelles résistances ceux qui viennent ici plaider la cause des ouvriers se heurtent dans cette enceinte... (Vifs applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)
......
    Jugez de celles que doivent rencontrer les ouvriers eux-mêmes dans 1e pays lorsqu'ils sont directement face à face avec le grand patronat. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.) .
    Vous voyez ici, messieurs, la violence patronale par délégation. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs. - Exclamations à droite et au centre.)
........
    Je dis que contre les incidents que nous avons signalés, l'action du maire de Limoges, l'action de la police municipale et bientôt l'action des syndicats ouvriers eux-mêmes qui comme à Armentières où en vingt-quatre heures ils éliminèrent eux-mêmes les éléments accidentels de désordre qui se mêlèrent au mouvement aurait suffi.
........
M. le président du conseil..... Vous n'auriez pu agir autrement si vous aviez eu la responsabilité de la destinée du pays ....
........
M. le président..... la demande d'enquête de MM. Alexandre Zévaès, Albert-Poulain, Colliard, J. L. Breton, Deville, Gérault-Richard, Normand, Gabriel Baron et Augagneur :
    "La Chambre, résolue à faire la lumière complète sur la catastrophe de Limoges et sur toutes les responsabilités qui y sont engagées, décide qu'une commission de vingt-deux membres sera élue dans ses bureaux pour procéder à une enquête sur ces faits."
    Demande repoussé par 369 voix contre 176

    La chambre est en présence de deux ordres du jour ...
    Le premier, celui de M. Vaillant, est ainsi conçu :
    "La Chambre, condamnant la violence meurtrière dont les ouvriers de Limoges ont été victimes et la mise aux ordres des patrons des forces armées de l'État, blâme le ministre de l'intérieur"
    (Repoussé par 447 voix contre 70)
    Le second de MM. Jean Codet et Vacherie, est ainsi libellé :
    "La Chambre, profondément émue par le récit qu'elle vient d'entendre, adresse sa sympathie aux victimes, aux familles des blessés, et, confiante dans le Gouvernement pour apaiser et solutionner le plus rapidement possible le regrettable et douloureux conflit qui a éclaté à Limoges, repousse toute addition et passe à l'ordre du jour."

    Jusqu'au mot "blessés", cette partie est adopée par 590 voix contre 0, la suite ne recueille que 415 voix favorables contre 66; l'ensemble recueillant 422 voix contre 59.

Il faudra attendre 1998, soit 93 ans, pour que la Chambre pénalise le harcèlement (sexuel) sur les lieux de travail (Art. 222-33 du code pénal modifié par la loi du 17/06/1998)

©Maurice Gelbard
9, chemin du clos d'Artois
91490 Oncy sur École
ISBN 2 - 9505795 -3 - 1
Dépôt légal 2ème trimestre 2003