Chambre des députés
16 février 1895

BUDGET DES CULTES
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M. Alfred Naquet. Depuis 1871, date à laquelle pour la première fois je suis entré dans le Parlement, jusqu'en 1883, époque où j'ai quitté cette Chambre pour entrer dans celle du Luxembourg, j'ai toujours voté régulièrement contre le budget des cultes et contre le maintien de notre ambassadeur auprès du saint-siège.
    Au contraire depuis 1890, époque où je suis rentré dans cette Chambre jusqu'à aujourd'hui, ....,  j'ai voté contre tous les amendements qui demandaient la suppression pure et simple du budget des cuItes et la suppression de notre ambassade auprès du saint-siège.
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    Cela ne veut pas dire que sur la question de principe, sur la question de la séparation des Églises et de l'État mon opinion se soit modifiée. Je suis partisan aujourd'hui, comme je l'étais alors, de la séparation des Églises et de l'État; mais dans le fait particulier de la dénonciation du Concordat par vote budgétaire il y a un vote d'une nature spéciale qui doit pour être légitime s'appuyer non seulement sur la théorie générale que l'on professe relativement au budget des cultes et du Concordat lui-même, mais encore sur les conditions politiques dans lesquelles on se trouve.
    J'estime que les conditions politiques qui, en 1871,1880, 1881 et 1882, légitimaient ce vote contre le budget des cultes ne 1e légitiment plus aujourd'hui. C'est cette vue que je tiens à développer devant vous.
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    Je ne suis pas de ceux qui prétendent qu'un grand parti politique puisse vivre avec un programme uniquement composé de réformes de détail sans aucun lien entre elles; je crois qu'à un grand parti politique il faut un grand idéal qui élève l'esprit des masses, qui passionne les populations et qui soit, pour ainsi dire, la synthèse de toutes les réformes de détail qui sont portées à son programme,
    J'estime que pendant toute la première partie de la durée de notre troisième République l'idée de la séparation des Églises et de l'État et la guerre au cléricalisme, cette guerre qui avait été inaugurée par ce cri de Gambetta: "Le cléricalisme, voilà l'ennemi" était une plate-forme excellente. C'est avec elle que nous avons livré les premières batailles pour l'établissement de la République et que nous les avons gagnées.
    De plus, c'était un idéal élevé qui parlait à la raison beaucoup plus qu'aux intérêts matériels. Pour ceux qui le combattaient comme pour ceux qui l'admettaient, il avait l'immense avantage de faire planer les esprits dans des réglons sereines, au­dessus des considérations terre à terre dans lesquelles nous nous égarons peut-être un peu trop aujourd'hui. Il était digne, par conséquent, de figurer sur le drapeau d un grand parti.
    Mais la situation s'est modifiée, et pour qu'un idéal de cet ordre soit effectivement digne d'être inscrit sur le drapeau d'un grand parti, d'y figurer et d'en être l'élément principal, encore faut-il que cet idéal passionne les masses.
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    Pour moi, j'ai la conviction profonde, d'après ce que j'ai vu et observé, qu'il ne passionne plus les masses et que si. ce soir, vous votiez, par hypothèse, l'amendement de l'honorable M. Jules Guesde et de M. Chauvin, portant suppression du budget des cuItes, vous ne passionneriez que les adversaires de cet amendement. Oh ! ceux-là, vous les irriteriez profondément; mais vous ne feriez aucun plaisir véritable à nos amis et vous n'apporteriez aucune force aux institutions républicaines.
    Cela ne veut pas dire que la. séparation du spirituel et temporel ne doive pas venir un jour. Je crois qu'elle est la conséquence logique et nécessaire de la grande évolution qui a commencé en 1789. Je crois, par conséquent, qu'elle viendra à son heure. Mais, pour les réformes, il y a deux manières de se produire: ou bien elles se produisent comme base, comme principe initial; ou bien elles se présentent comme couronnement de l'édifice, comme conséquence finale; et quand on a laissé passer le moment opportun de faire une réforme comme base ou comme principe initial, on est fatalement conduit, si l'on veut faire de 1a bonne politique, à attendre l'heure où elle arrivera comme conséquence finale.
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En 1848, on luttait pour la République dans toutes les capitales de l'Europe: à Berlin, à Vienne, à Pesth, à Bade, à Venise, à Rome. Partout c'était l'idée républicaine qui soulevait les pays et les masses...

M. Chauvin. Maintenant c'est l'idée socialiste !

M. Alfred Naquet. C'est ce que j'allais dire, mon cher collègue. Aujourd'hui,. à l'exception de l'Espagne et du Portugal, ou existe encore un parti républicain politique militant, dans tout le reste de l'Europe, que ce soit en Allemagne, en Autriche-Hongrie ou en Italie, il n'y a plus de parti républicain militant. Il y a un parti socialiste sérieusement organisé, un parti socialiste dont sans doute les chefs ont des idées et des aspirations républicaines, mais dont les mêmes chefs qui ont des aspirations républicaines font passer le changement de la forme politique au dernier rang de leurs revendications.

M. Baudin. Pas du tout ! Les socialistes sont républicains et révolutionnaires, mais républicains d'abord !

M. Chauvin. Vous écrivez l'histoire à votre façon.

M. Alfred Naquet. Je ne dis pas, monsieur Chauvin, que les socialistes ne sont pas républicains: je viens de vous dire au contraire que les chefs socialistes de toute l'Europe étaient mus par des idées républicaines.
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    Seulement je dis que la campagne qui se poursuit en ce moment en Europe est plus économique que politique. J'ajoute que cela n'empêchera pas que la République ne vienne dans ces pays où l'on n'en parle guère à l'heure actuelle; elle viendra comme conséquence des progrès sociaux qui se préparent, mais non, ainsi qu'elle est venue chez nous, comme base de cristallisation ou si vous préférez cette métaphore à la précédente, comme outil principal du progrès sociologique. Voilà ce que je voulais dire. Je n'entendais pas prétendre que vous ou vos amis des autres nations ne soyez pas républicains, ou que les socialistes de Berlin, de Vienne ou de Rome ne soient pas républicains; je dis que dans ces pays, la République, au lieu de se produire comme principe initial, se produira comme conséquence, et il en serait advenu de même chez nous si en I871 ou en 1877, le malheur avait voulu que nous fussIons vaincus dans la lutte que nous avons soutenue; c'eut été un très grand malheur pour le progrès social.
    Ce qui se passe pour l'opinion républicaine dans les divers pays de l'Europe dont je viens de parler, se passe chez nous, au point de vue de la question religieuse.
    Certainement, un moment viendra - et j'espère que ce moment est beaucoup plus proche qu'on ne le pense, surtout si l'on sait faire de la bonne politique, de la politique appropriée, - ce n'est pas celle que vous faites, à mon sens - un moment viendra où, les haines religieuses étant éteintes, où la réconciliation de tous dans la République étant opérée, non pas seulement dans les faits, comme aujourd'hui, mais encore dans les esprits et dans les cœurs, on finira par reconnaître qu'il y a incompatibilité entre le domaine laïque et le domaine de la foi, que l'État ne peut pas avoir la prétention de se mêler des questions du culte et, par conséquent, de diriger les consciences, et qu'à ce moment et sous l'influence du développement de ces idées, développement qui s'annonce de toutes parts par un consentement général de la nation, sans qu'aucune conscience se sente troublée, sans qu'aucune conviction soit violée, un ordre de choses nouveau s'établira qui ne sera pas autre que la séparation de l'Église et de l'État que vous rêvez et que je rêve comme vous.
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    Seulement, messieurs, cette séparation de l'Église et de l'État viendra comme la dernière éclosion de notre évolution historIque et philosophique; elle ne viendra pas comme le premier échelon de cette évolution. Je le regrette, pour ma part. Je crois qu'à un moment donné on pouvait faire la séparation de l'Église et de l'État de haute lutte; je crois que si, en 1877, on avait séparé de haute lutte l'Église de l'État, cette mesure n'aurait pas entraÎné plus de protestations dans le pays ni plus de résistances de la part des catholiques que n'en ont entraîné l'article 7, les décrets dr 1880, les expulsions des congrégations, la fermeture des chapelles et tout ce que M. Spuller, qui connaît bien le système pour l'avoir pratiqué, a appelé du haut de cette tribune un ensemble de taquineries, de tracasseries et de vexations.
    J'estime quo si on l'ayait faite alors, on aurait singulièrement facilité notre besogne. Nous avons réalisé des progrès depuis: nous avons tait la loi scolaire, la loi militaire, la loi sur le divorce, et nous nous sommes heurtés en les faisant à des difficultés provenant uniquement de ce que l'Église n'était pas séparée de l'État. Si nous nous avions commencé par le commencement; si nous avions séparé l'État et l'Église, au lieu d'entrer dans une politique comme celle que je viens de définir, nous aurions eu infiniment plus de facilités pour réaliser ces diverses réformes.
    Qu'y puis-je? A cette époque, j'ai voté la séparation des Églises et de l'État; le parti radical n'y peut rien, il l'a votée, lui aussi, et ce n'est pas ma faute si le parti qui détient le pouvoir depuis l877 dans cette Assemblée et dans l'autre, a perpétuellement
préféré, à la séparation de l'Église el de l'État, le système que je caractérisais tout à l'heure en lui appliquant le nom que lui a donné M. Spuller, c'est même là le plus grand et le plus lourd des reproches que j'adresse à ce parti, qui a prétendu - qui en a même tiré son nom - ne jamais vouloir faire que les réformes opportunes et qui, au contraire, a laissé passer toutes les occasions opportunes de faire les réformes. (Très bien! très bien! sur divers bancs.)
    J'applique à cette attitude du parti gouvernemental une expression que Chateaubriand écrivait au lendemain des journées de Juillet 1830. Au lendemain de cette révolution qui avait arraché la couronne de la tête de Charles X pour la placer sur la tête de Louis-Philippe, Chateaubriand écrivait : " Au moins, si vous aviez proclamé la République, vous auriez inauguré un ordre de choses nouveau, vous n'auriez pas consacré une usurpation. "
    C'est exactement le reproche que j'adresse au parti qui a détenu le pouvoir depuis vingt ans. S'il avait séparé le spirituel du temporel, il aurait affirmé un grand principe, il n'aurait lésé aucune conscience, il n'aurait troublé aucune liberté,
    Il a préféré le contraire, Je n'y puis rien. Mais, à cette heure, j'estime que le moment opportun d'agir ainsi est passé et qu'à vouloir continuer une tactique qui se légitimait au moment dont je parle, mais qui ne se légitime plus, le parti qui y aurait recours se perdrait. Cette politique vous a conduits autrefois au triomphe: c'est pour cela que vous y êtes restés attachés; mais faites un retour sur vous-mêmes, et vous verrez qu'à l'heure actuelle elle ne pourrait vous conduire qu'à la défaite. C'est parce que je suis avec vous, parce que je veux comme vous les réformes sociales que la République a promises et qu'elle ne peut pas ne pas donner, que je veux aussi le moyen de conquérir le pouvoir, sans lequel il est impossible de les réaliser; c'est pour cela que je condamne une politique qui, je le répète, vous conduirait inévitablement à la défaite après vous avoir conduits à la, victoire, (Interruptions à gauche.)
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    De 1871 à 1877, ..., il y avait un état de guerre passionné, ardent, déclaré entre le parti républicain el le parti monarchique, dont le clergé, qui, naturellement, se servait des idées religieuses par lesquelles il exerçait une influence, était le levier le plus puissant.
    Ce qui était l'arme la meilleure de ce parti, c'était le clergé, c'était l'Église. Il y avait donc un état de guerre entre l'Église et la République. A qui doit en incomber la responsabilité ?
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    La Révolution française avait sécularisé la société, elle avait enlevé à l'Église ses immenses domaines; elle ne s'était pas arrêtée là; elle avait arraché de ses mains les registres de l'état civil, la matière des mariages, l'enseignement; elle avait cessé de faire reconnaître par la loi les vœux ecclésiastiques; elle avait cessé de prêter l'appui du bras séculier aux jugements prononcés par l'Église. Elle était allée plus loin, elle était allée trop loin lorsqu'elle avait fait la constitution civile du clergé.
    La loi de tout ce qui est dans le monde, des individus comme des collectivités, est la même; c'est que lorsqu'un homme ou une collectivité se trouvent privés, du jour au lendemain, des prérogatives ou privilèges qui leur appartiennent depuis des siècles, ces individus ou ces collectivités se défendent avec énergie.
    Et cela est encore plus vrai des collectivités que des hommes. On peut concevoir un homme placé par l'intelligence, par le cœur, tellement au dessus de ses contemporains qu'il comprenne son temps et qu'il s'incline devant les nécessités de ce temps. A la rigueur on pourrait concevoir qu' un de ces hommes ait existé à la place de Louis XVI, qui aurait compris son temps et aurait accepté franchement, loyalement la Constitution de 1791. Mais les collectivités, elles, n'ont jamais été capables de ces grands actes d'abnégation, et l'Église moins qu'aucune autre parce qu'elle se juge d'origine divine. Jusqu'au jour où les événements lui ont péremptoirement démontré que ces institutions, qu'elle croyait dues à l'action directe de la providence, qu'elle identifiait presque avec son dogme, étaient en réalité dues à l'action humaine et ne pouvaient l'identifier avec son dogme, elle dut se défendre, elle s'est défendue. Nous ne pouvons lui on faire un reproche, pas plus qu'elle ne peut faire un reproche aux grands hommes auxquels a incombé cette immortelle tâche de briser l'ancien monde et d'établir sur ses ruines le monde nouveau, d'avoir mené la Révolution française à l'assaut de toutes les citadelles du passé.
    Qu'est-il advenu à ce moment-là?
    Il est advenu que la résistance qui s'était groupée autour du roi et de la cour a poussé la Révolution à proclamer la République.
    Tout ce qui s'est passé depuis un siècle découle de là; la France a cessé jusqu'à aujourd'hui - la prescription n'a commencé à être interrompue que récemment - de jouir de ce bienfait inestimable dont jouissent tous les autres peuples: une forme de gouvernement universellement consentie. Chez les autres peuples, en Angleterre, en Belgique, en Suisse, aux États-Unis, les hommes se classent d'après les opinions philosophiques ou sociales qu'ils professent.
    Chez nous, comme la République avait été installée par les amis de la Révolution, non pas pour rendre hommage à un principe supérieur, non pas parce que dans l'idée des révolutionnaires la République représentait comme un gouvernement meilleur qu'un autre, non !-l'Assemblée constituante et l'Assemblée législative n'étaient pas républicaines,- mais pour lutter contre la. réaction que synthétisait la monarchie, contre toutes les résistances qu'elle suscitait, contre toutes les ressources dont elle disposait, il en est résulté qu'autour du drapeau de la République se sont groupés tous les hommes de progrès et d'avenir; et, par un effet naturel, tous les hommes du passé, tous ceux qui voulaient conserver l'ancien régime ou qui, ayant perdu l'espoir de le faire revivre, voulaient au moins empêcher ce régime de produire ses conséquences et d'engendrer toutes les grandes lois qui devaient en découler, arborèrent les couleurs de la monarchie.
    L'Église, je viens de le dire, était avec la fraction de la population qui combattait le régime nouveau; elle dut donc, tout naturellement, se grouper avec ceux qui combattaient autour du trône, et il en est résulté que, chaque fois que la République est revenue chez nous, l'Église a cherché à la détruire, comme toutes les fois que la République a péri, nous, amis du progrès, nous partisans de tous les grands principes que la Révolution nous avait légués, nous avons fait effort pour la ramener parmi nous,
    Voilà la situation telle qu'elle se présentait alors. En 1870 et 1877, nous en étions là comme en l849; nous en étions là sous l'Assemblée de Versailles, comme sous l'Assemblée législative de la seconde République.
    Sous le principat du maréchal Mac-Mahon, l'Église était - je l'ai dit tout à l'heure et je le répète - le levier le plus puissant mis au service de la monarchie pour écraser la République. Nous étions en guerre, et les lois de la guerre permettent des moyens d'action que n'autorisent pas les lois de la paix. Quand on est en guerre, on peut tout faire pour amoindrir l'ennemi, à l'unique condition de ne pas violer les éternels principes de l'humanité.
    Lorsqu'au contraire on est en paix, la situation change du tout au tout. En 1870 et 1877, devant l'acuité de la lutte, un certain nombre de républicains pensèrent que la suppression pure et simple du budget des cultes était en somme le moyen de lutte le meilleur, le plus efficace pour amoindrir l'Église, qui constituait alors la principale armée mise au service de nos ennemis, et pour la mettre dans l'impossibilité de nuire. J'étais de ceux-là et je ne le regrette pas.
    Mais la situation est changée; à cette heure nous sommes dans une période de paix, de liberté relativement tranquille, et je le déclare bien haut.
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M. René Gobelet. Sur la forme ! ce n'est qu'une paix apparente.
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M. Alfred Naquet. ... monsieur Goblet, vous avez reconnu, comme moi, à cette tribune que vouloir supprimer purement et simplement le budget des cultes, alors qu'on n'a pas au préalable organisé un ordre de choses nouveau pour le remplacer, alors qu'on n'a pas doté encore le pays d'une loi sur les associations, ce serait faire un acte, que la guerre pouvait rendre légitime en 1877, mais que la situation actuelle ne légitime plus et qui, à cette heure, serait purement oppressif.
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    ... à mon sens, à l'heure présente nous devons encore viser la séparation de l'Église et de l'État, mais que cette séparation doit venir, non pas comme la victoire d'un parti sur un autre, comme une défaite d'une portion de la nation battue par une autre, mais par la réconciliation générale de tous, qu'elle doit être l'affranchissement final des consciences, et non l'oppression des unes par les autres.
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    Si le parti radical gardien des vieilles traditions républicaines, obligé de se tenir à une égale distance du collectivisme et du l'immobilisme - qui travaille pour le collectivisme mieux que ne le ferait le collectivisme lui-même ­ se maintient sur cette plate-forme, sinon exclusive, du moins principale de la lutte anticléricale, il risque de subir le sort qu'ont. subi les progressistes au Reichstag allemand ou les libéraux à la Chambre des députés de Bruxelles, d'être broyé entre le parti conservateur républicain et le parti collectiviste et de laisser ces deux partis face à face, sans tampon intermédiaire, ce qui exposerait la société aux plus terribles catastrophes révolutionnaires ou réactionnaires. ( Interruptions. )
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     La question est de savoir si les électeurs qui votaient autrefois pour les monarchistes, et qui sont surtout des catholiques, doivent donner leurs suffrages aux républicains modérés, ainsi que M. Spuller le leur conseillait du haut de cette tribune, ou aux républicains progressistes, ainsi qu'à mon tour je les y convie.
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    C'est à la fois une question de tactique et une question de justice, car, à mon sens, la meilleure tactique pour amener à soi  ceux auxquels on veut faire appel, c'est d'être toujours respectueux de la justice et de la liberté.
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    Je disais donc qu'à l'exception de quelques états-majors qui, dans ce parti, iront probablement et presque forcément au parti conservateur républicain, mais qui forment la moindre fraction de l'ancien parti monarchique, puisque les cadres sont toujours la partie la moins nombreuse de toutes les armées, il y a la masse composée d'ouvriers, de paysans, les petits et les humbles. Ceux-là ne sont point entichés de réaction et leurs intérêts sont absolument connexes avec ceux des autres démocrates de l'ancien parti républicain.
    Quand vous parlez à ces ouvriers, à ces paysans des réformes sociales, quand vous leur parlez de la gratuité de la justice, quand vous leur parlez de la participation aux bénéfices, quand vous leur parlez de la loi sur les retraites ouvrières,
leurs intérêts sont absolument identiques à ceux des masses républicaines, si donc vous ne les blessez pas dans leurs consciences, si vous ne les blessez pas dans leurs idées religieuses, ils viendront naturellement à vous, parce que c'est de vous qu'ils sc rapprochent le plus au point de vue social.
    Mais si vous les menacez dans leurs idées religieuses, si vous les blessez dans leurs consciences, comme, dans ce grand pays, les sentiments moraux priment toujours de beaucoup les intérêts matériels, vous les rejetterez vers vos adversaires, et vous donnerez pour vingt ans la majorité au parti modéré. (Mouvements divers.)
    Et alors, messieurs, vous pourrez inscrire la séparation de l'Église et de l'État sur votre drapeau aussi longtemps que vous le voudrez; mais, comme vous n'aurez pas le pouvoir, vous ne réaliserez. pas plus cette réforme que vous ne réaliserez les autres réformes républicaines. (Très bien ! très bien ! sur divers bancs à droite.)
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M. Gras. Quelques considérations générales très rapides, d'abord.  J'estime que 1e fondement de la société réside dans l'ensemble des lois civiles et politiques qui règlent les rapports des citoyens entre eux ou des citoyens avec l'État, et non pas sur l'ensemble de principes ou dogmes religieux; d'où la conséquence que l'État, qui représente l'ensemble de la société, est forcément laïque. On comprend sans peine que l'État ne peut pas être à la fois catholique, protestant, israélite ou musulman; d'ou la conséquence que le soin doit être laissé à chaque citoyen de pourvoir à ses besoins religieux, s'il en a.
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    Et le dogme de la prédestination et de la grâce vouant les uns au bonheur, les autres à la damnation éternelle !
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    C'est cette théorie qui a donné naissance à l'arbitraire, au favoritisme et au privilège que l'Église a transporté du domaine divin dans le domaine humain, du ciel sur la terre, dans les institutions civiles et politiques. De là, la justification de toutes les injustices et de toutes les inégalités; de là, la justification, dans la vie pratique, de toutes les laveurs accordées aux grands et de tous les passe-droits infligés aux petits, aux malheureux.
    Voilà la morale de l'Église dans toute sa grandeur, dans toute sa beauté, dans toute sa magnificence !
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    L'autre jour, M. Lemire a déclaré que l'Église voulait rester dans la République non pas pour la dominer, mais pour en bénéficier comme tout le monde. Mais ni ses déclarations, dont je ne conteste pas la sincérité, ni les recommandations faites par le pape à son clergé et à ses subordonnés ne sont de nature à me rassurer. Je crains toujours un retour offensif, je me
défie d'un ralliement qui a tout l'air d'une tactique. (Très bien! très bien ! à l'extrême gauche.) J'ai toujours peur d'un nouveau cheval de Troie recelant dans ses flancs quelque terrible machine de guerre. (Exclamations à droite. - Bruit.) Parfaitement !
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    Un scrutin donne 347 voix contre 155 pour le passage à la discussion des chapitres
M. le président. MM. Guesde, Chauvin, Jourde, Carnaud, Couturier et Jaurès ont déposé un amendement qui comporte six paragraphes.
    Le premier est ainsi conçu: " Le budget des cultes est aboli ainsi que le Concordat et les articles organiques. "
    La parole est à M. Chauvin.

M. Chauvin. Messieurs, le parti socialiste scientifique sait trop que les religions, qui toutes enseignent la résignation, sont indispensables aux capitalistes pour que mes amis et moi nous nous fassions la moindre illusion sur le sort réservé à notre amendement.
    La Chambre de 1893, dominée par l'esprit nouveau, n'accomplira pas cet acte, qui cependant fait partie du fameux bloc de la Révolution française dont à chaque instant les membres de la majorité républicaine se recommandent.
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    Ce que vos pères ont fait, messieurs, vous ne le ferez pas (Interruptions), parce quo vous n'êtes pas en mesure de le faire. Le développement du socialisme vous obsède à un tel point que, pour vous cramponner au pouvoir, vous êtes obligés de vous appuyer sur ce que Gambetta dénonçait comme l'ennemi des institutions républicaines.
    Nous savons d'ailleurs que l'émancipation intellectuelle ne peut que suivre l'émancipation économique. Nous en trouvons la preuve dans les pays où il n'existe ni religion d'État ni budget des cultes: les religions y prospèrent dans la mesure de l'exploitation capitaliste.
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    Dans notre société composée de possédants et de non-possédants, la liberté de penser n'existe que pour les premiers à l'exclusion des seconds, Je vous en donnerai la preuve tout à l'heure. (Bruit.)
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     Le Gouvernement actuel n'a de majorité qu'à la conditIon de s'appuyer sur la droite ralliée à la République, parce qu'elle est devenue pour le cléricalisme la meilleure des monarchies, comme le disait un de nos collègues pendant que M. Naquet était à cette tribune. (Interruptions au centre  et à droite.)
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    Si vous avez chassé Dieu des écoles, si vous les avez laïcisées, vous avez laissé cléricaliser les ateliers et les usines. La République doit donner à tous les citoyens qui sont obligés de louer leurs bras pour manger la possibilité de penser librement et de ne pas être sous la coupe réglée de ceux qui les emploient et qui leur imposent l'exercice de telle ou telle religion, ou sinon ils n'auront pas de travail dans les ateliers. (Exclamations et interruptions à droite.)
    Ce n'est pas exact, dites-vous? Ecoutez ceci:
    "Atelier de MM. Colsne et Lambert, tissage.
    "Soir et matin les ouvriers disent la prière dans cet établissement, très fréquenté par des prêtres de toute robe, qui forcent les ouvriers à souscrire pour l'achat de saints que l'on place dans tous les ateliers. Ces devoirs religieux les obligent à une heure de présence supplémentaire, car les patrons ne perdent jamais un tour de machine.
    " Une commission, formée à raison de deux membres par atelier, se réunit régulièrement tous les jeudis, après la journée de travail, devant le patron accompagné d'un prêtre, qui prend note des rapports faits.
    " Cette commission est chargée d'interroger les ouvriers nouvellement entrés dans l'atelier sur tout ce qui se passe chez eux,
sur les personnes et les lieux publics qu'ils fréquentent. Elle s'enquiert s'ils savent lire ; dans ce cas elle les force à s'abonner au journal la Croix, que deux ouvriers sont chargés de vendre dans l'atelier. "
    Voilà ce qui se passe envers et contre les lois de notre pays, puisque l'article 260 du code pénal punit ceux qui obligent d'autres personnes à des pratiques religieuses contraires à leurs idées.

Suivent d'autres exemples .... L'amendement est repoussé par 379 voix contre 111.
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M. le président . M. Maurice-Faure présente à la Chambre 1e projet de résolution suivant:
    " La Chambre, fidèle à la politique traditionnelle du parti républicain, invite le Gouvernement à poursuivre la séparation des Églises et de l'État par la présentation des propositions de loi qui doivent la précéder, notamment celle relative au régime des associations. " (Très bien! très bien ! sur divers bancs à gauche.)
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M. Maurice-Faure.  Ce n'est que dans ces derniers temps qu'on a vu certains ministères républicains ou prétendus tels, au grand étonnement de la démocratie française, non seulement refuser de réaliser la séparation des Églises et de l'État, mais se déclarer nettement hostiles à sa préparation. C'était sans doute pour donner des gages au Vatican et à ses fidèles amis les ralliés. (Très bien! très bien !)
    Heureusement, messieurs, les tendances rétrogrades de ces ministères qui constituent un indéniable recul sur les idées de Gambetta et de Jules Ferry ne sont pas, j'ose l'espérer du moins, partagées par le cabinet actuel. Je suis assuré que plusieurs de ses membres ont gardé au fond de leur cœur un invincible attachement au vieux programme démocratique, et je leur demande d'en témoigner on reprenant sans hésitation la tradition républicaine et en ne refusant pas de s'associer à mon projet de résolution, (Très bien! très bien!)
    Je prie d'autant plus les mInistres qui sont devant moi de ne pas y faire d'opposition, que plusieurs d'entre eux se sont montrés, en des circonstances récentes, nettement favorables à la séparation des Églises et de l'État, et que l'un des plus sympathiques prononçait ces paroles, que j'emprunte à un document public, et qui sont un chaleureux plaidoyer en faveur de la thèse que je soutiens à cette tribune:
    " Il faut bien y venir,- disait, il y a cinq mois, l'orateur, futur ministre, - à cette réforme inscrite sur les plus anciens de nos programmes et qui recule toujours au moment où on croit la saisir: je veux parler de la séparation de l'Église et de l'État.
    "Question vingt fois mûre, question vingt fois pourrie. Pourquoi ne pas couper la chaîne qui rive l'Église à l'État, deux corps depuis longtemps divorcés? Peut-on admettre que la religion, qui repose sur des sentiments absolument individuels, de for intérieur, de conscience, soit plus longtemps une fonction d'État, quand le propre de l'État est de ne s'occuper que des intérêts généraux de la nation ? Peut-on admettre que, dans un pays qui compte plusieurs religions rivales, hostiles les unes aux autres, qui compte des milliers de citoyens ne professant aucune religion, l'ensemble des citoyens soit tenu plus longtemps de payer les frais de chaque culte?
    " Tout cela parce qu'une idée fausse sur la prépondérance que les religions peuvent avoir dans le conflit des intérêts sociaux s'est ancrée dans l'esprit de nos devanciers. (Très bien! très bien! à l'extrême gauche.)
    " Tout cela parce qu'une Idée fausse sur l'influence politique que nos religions peuvent avoir dans un pays reste enracinée , dans l'esprit de quelques républicains. (Très bien! très bien! sur les mêmes bancs.)
    " On a peur que la ferveur et la générosité de leurs fidèles viennent à augmenter, si une fois elles sont libres et affranchies du contrôle de l'État et qu'alors les Églises ne constituent, par cet accroissement de force, un danger plus redoutable pour la puissance civile, Erreur profonde! Avec des lois bien faites sur les associations, tout péril de ce genre serait écarté. Privées du prestige que leur donne l'investiture officielle de l'État, privées surtout de la part de son budget qui les alimente. Il n'est pas sûr que les religions vissent s'accroître et leur fortune et leur influence. Et d'ailleurs, dût-il nous en coûter un plus grand effort, ce qu'il importe avant tout dans ce pays, c'est d'assurer la liberté de la pensée que menacent les religions d'État. Nul ne doit être inquiété ou même gêné dans la manifestation de ses opinions religieuses. Nul ne doit être inquiété ou gêné s'il ne veut pas manifester d'opinions religieuses.
    "Ainsi le veut la liberté de conscience." (Applaudissements à l'extrême gauche.)
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    Plusieurs membres. Qui a dit cela? Est-ce un ministre? '
     Il n'était pas ministre, je l'ai dit, mais presque à la veille de le devenir, car voilà quelques semaines à peine que le discours a été prononcé.
    Je suis moins radical, messieurs, que l'honorable membre du cabinet dont vous désirez connaître le nom et qui m'écoute à son banc sans me contredire.
    Ce que je demande, en effet, ce n'est pas la séparation immédiate de l'Église et de l'État, mais je réclame énergiquement sa préparation. conformément à la doctrine des républicains les plus éminents: de Gambetta, de Jules Ferry, de Paul Bert, de tous les hommes qui ont été l'orgueil de la démocratie militante, et je prie le Gouvernement d'orienter nettement sa politique, en acceptant mon ordre du jour, vers une solution que nous considérons, non pas comme une mesure d'oppression mais comme une garantie de la liberté de conscience aussi bien que de la dignité des cultes et de l'indépendance de l'État. (Applaudissements.)
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M. Ribot, président du conseil, ministre des finances. .....  Le Gouvernement ne met pas la séparation de l'Église et de l'État dans son programme ni comme une réforme réalisable aujourd'hui ni comme une mesure à préparer dans cette législature pour la faire aboutir dans un délai prochain.
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     Certainement, si nous avions fait la séparation de l'Église et de l'État comme un acte de guerre, comme un acte de représailles, nous aurions porté à la République un coup funeste, nous devions avant tout enraciner dans ce pays la République qui, aujourd'hui tout le monde le reconnaît, est devenue indestructible.
    Je crois que ce qui eût été une erreur singulière en 1877 constituerait aujourd'hui encore une lourde faute.
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     On parle d'un préliminaire nécessaire, indispensable ; c'est la liberté d'association. Tout le monde le reconnaît, de ce côté de la Chambre (l'orateur désigne la gauche), comme aussi de cet autre côté (la droite). Mais je ne crois pas qu'il faille restreindre la liberté d'association jusqu'à la lier, d'une manière absolue, comme une préface nécessaire à la séparation de l'Église et de l'État. Qu'elle en soit un préliminaire nécessaire, je le crois. Mais, permettez-moi de le dire, la question de la liberté d'association  a une toute autre ampleur; elle mérite que nous l'examinions en elle-même, et ceux-là même qui ne sont pas partisans de la séparation désirent ardemment qu'à un jour prochain nous fassions une législation dont notre pays est encore privé. (Très bien ! très bien!)
    Personne ne souhaite plus que les membres du Gouvernement que l'accord s'établisse sur cette question; mais personne ne voit mieux les difficultés à résoudre.
    J'ai fait partie d'un ministère qui s'est engagé à apporter une loi sur la liberté d'association. Cela lui a médiocrement réussi (Sourires); mais enfin cela n'est pas fait pour nous décourager et nous déconcerter. Le Sénat et la Chambre sont saisis l'un et l'autre de propositions à ce sujet. Celle qui est au Sénat a été étudiée, je crois, par mon honorable ami M. Goblet...
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M. Goblet. .... Nous sommes à l'état de paix aujourd'hui! Je me suis permis d interrompre à ce moment M. Naquet et de lui dire: "Vous ne vous y trompez pas, n'est-il pas vrai? Ce n'est là qu'une paix apparente!" Oui, j'entends bien, l'Église a conseillé à les fidèles de se rallier à la "forme " de la République, et j'insistais sur le mot "la forme" que soulignait et répétait M. Naquet. Mais, quant au fond même de nos institutions, quant à cet esprit laïque sans lequel on ne comprend pas que la République puisse exister, durer et progresser, l'Église 1e combat encore avec la même vivacité qu'elle le combattait dans le passé.
    Et si précisément elle a donné pour mandat, pour règle de conduite à ses fidèles de se rallier à la forme républicaine, c'est parce qu'elle y trouve un moyen plus sûr d'entrer dans la République et d'en détruire l'esprit. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

M. Lemire. Comment peut-on adhérer à un esprit? (Bruit.)

M. René Goblet. Pouvez-vous en douter? Avez-vous donc oublié l'admirable discours prononcé il y a quelques jours à cette tribune par M. Jaurès et dans lequel il citait ce fait véritablement nouveau de la lettre du cardinal Rampolla exposant la tactique de l'Église et invitant tous ses partisans de s'emparer par ces procédés des pouvoirs publics et de l'influence qu'ils donnent? (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs?)

M. Lemire. C'était un discours libéral !

M. René Goblet. El n'avons-nous pas la preuve de ce que je dis ici, dans nos relations politiques de chaque jour ?
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    J'ai repoussé l'amendement de MM. Chauvin ct Guesde, je n'ai pas besoin de le dire.
    Il est possible que quelques-uns de mes amis l'aient voté; ce qui est certain, - et personne ne me démentira, - c'est que, dans leur esprit, du moment que le budget des cultes sera supprimé, la liberté d'association devrait être immédiatement assurée.

M. Lemire. Il faut la faire ayant!

M. René Goblet. C'est bien là ma pensée. Elle doit être faite auparavant, et c'est pour cela que, en ce qui me concerne personnellement, j'ai toujours subordonné à ce vote la suppression du budget des  cultes.
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    ... Vous qui rappelez que j'ai collaboré, au Sénat, à une proposition de loi sur les associations, vous voulez bien ajouter que vous-même vous avez fait partie d'un cabinet qui avait promis de nous apporter une loi sur la matière.

M. Cuneo d'Ornano. Presque tous l'ont promis !

M. Ribot, président du conseil, ministre des finances. Il l'a apportée.

M. René Goblet. Qu'est-elle devenue? Je n'en sais rien.

M. Lemire. Elle est caduque !

M. le président du conseil. Le cabinet est tombé .

M. Cuneo d'Ornano. Voilà seize ans que nous attendons un projet de loi sur les associations; de nombreuses commissions ont été nommées à cet effet et aucune n'a abouti.

M. René Goblet. Ce que je sais, c'est qu'en effet, en 1891, à la suite d'une interpellation sur la question des rapports de l'Église avec l'État, j'avais déposé au Sénat une proposition de loi sur les associations. Est-ce que nous l'avons considérée comme étant le préliminaire d'une séparation imminente, immédiate ou prochaine? En aucune façon, et c'est précisément ce qui ne se trouve pas dans la motion que l'honorable M. Maurice-Faure nous demande de voter.
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La motion ne recueillera que 205 voix, contre 305.
M. Gerville-Réache proposera la motion suivante :
"La Chambre invite le Gouvernement à la saisir d'un projet de loi sur les associations, et passe à l'ordre du jour"
Cette motion ne recueillera que 164 voix contre 246.