"Archives Israélites"
jeudi 18 juin 1904
Le ministre de cultes
et le droit d'enseigner

    Il ne faut jamais pousser les choses à l'extrême, ni vouloir avoir trop raison. C'est surtout en politique qu'il ne faut pas perdre de vue cette vérité. C'est la meilleure manière de rendre la victoire durable et d'espérer désarmer les justes rancunes des vaincus. Abuser de ses avantages, c'est les entretenir, les aviver et provoquer des retours singuliers de fortune.
    La Société civile, menacée par les empiétements continuels des congrégations sur un domaine qui devait leur rester étranger, a dû, pour les réduire à l'impuissance, avoir recours à des lois exceptionnelles, en un mot, employer des armes de salut public. Le gouvernement, soutenu, sinon stimulé par les Chambres, a fait voter des mesures de préservation contre le flot montant de l'invasion monacale. Il n'a pas positivement innové dans la matière.
    Le roi très catholique, apostolique et romain Louis XV avait dû user lui aussi des rigueurs du bras séculier pour mettre un frein aux abus des congrégations. La République, après Louis-Philippe, a dû, à son tour, devant des menaces, des façons et des menées agressives qui ne laissaient aucun doute sur l'esprit belliqueux qui les animait, frapper durement sur les religieux qui, comme les Assomptionnistes, par exemple, renouvelaient les exploits des moines de la Ligue et ne faisaient rien moins qu'allumer, par leurs discours incendiaires, les excitations de leurs journaux rien moins qu'évangéliques, la guerre civile dans le pays.
    Une loi a dissous les congrégations, une autre, déjà votée par le Sénat et qui est soumise aux délibérations de la Chambre leur enlève le droit d'enseigner. Avec ces deux armes légales, le pouvoir civil espère avoir raison d'une hostilité à la société et aux conquêtes modernes qui, longtemps souterraine, avait levé le masque d'une façon fort inquiétante pour les destinées de la République.
    Cette politique de résistance à ce que M. Clemenceau appelle l'invasion romaine doit-elle, comme certains le conseillent, être poussée plus loin ? Doit-on aller jusqu'au bout de la logique anticléricale et étendre l'ostracisme qui enveloppe les membres des congrégations en les privant de la faculté d'enseigner, aux prêtres du clergé séculier ?
    M. Ferdinand Buisson est de cet avis et il a déposé un amendement frappant de l'interdiction d'enseigner et les curés et les pasteurs protestants et les rabbins.
    Ce n'est plus seulement le moine qui, par son vœu d'obéissance à la congrégation s'est mis, pour ainsi dire, hors la société et de la loi civile et qui a fait abdication à son ordre de tous ses droits, de sa pensée, de son âme, et dont il est devenu le prisonnier conscient mais résigné qu'on veut empêcher de façonner l'esprit de la jeunesse, de le marquer de son intolérante empreinte.
    Le clergé séculier, les ministres des autres cultes qui, eux, n'échappent pas, comme les congréganistes, aux influences extérieures, qui n'ont pas abdiqué, à leur exemple, les droits de leur conscience entre les mains d'un chef, qui sont soumis à l'action et au contrôle du gouvernement doivent-ils, à leur tour, connaître les rigueurs de la loi et se voir privés de la liberté d'enseigner ?
    Nous sommes d'autant plus à l'aise pour protester contre cette surenchère de la politique anticléricale, que le judaïsme, à l'exception de son séminaire rabbinique et de son Talmud-Torah qui en est comme l'institut préparatoire, ne compte pas d'établissements d'instruction publique ou privée dirigés par des rabbins.
    Et au cas où la majorité du parlement se laissant entraîner à la suite des exagérés, des outranciers, déposséderait le clergé régulier du droit d'enseigner, en fait, le Rabbinat ne serait pas frappé, car le Judaïsme, si vivement attaqué par une certaine presse comme professant un particularisme étroit, comme formant un État dans l'État, n'a jamais songé à fonder de ces maisons d'éducation qui pullulent dans le catholicisme et où s'affirme la main-mise de l'Église sur les jeunes intelligences.
    Dès que la société rompit, dans un geste magnanime qui n'était qu'un acte de justice, une réparation tardive des iniquités dont elle l'avait abreuvé, les barrières qui le séparait du monde, le Judaïsme n'eut pas un moment l'intention d'isoler, de la calfeutrer pour lui pétrir l'intelligence et le cœur et l'élever dans des idées particulières. Il l'envoya dans les écoles publiques, tenant à ce qu'elle se mêlât à ses concitoyens et qu'en partageant leurs études elle se pénétrât de ses devoirs civiques, de l'esprit public.
    Il ne fit pas bande à part, et quelque souci qu'il eût d'entretenir dans son âme la fidélité aux traditions juives, il ne pensa pas un instant, pour faire droit à cette légitime préoccupation, à organiser à son usage une culture spéciale.
    C'est ainsi que les écoles primaires, les lycées, reçurent en foule les jeunes israélites. Il y eut quelques établissements privés ayant un caractère juif, mais ils étaient dirigés par des laïques.
    D'ailleurs les israélites auraient été fondés, en raison de l'importance de leurs rites élémentaires d'un côté et pour assurer l'observation biblique du sabbat, à créer des établissements secondaires pour que les uns et l'autre fussent respectés. Leur conscience religieuse leur en imposait même le devoir. Mais ils ne l'ont pas fait, et chez eux le désir de vivre de la vie commune, de montrer qu'ils font partie intégrante de la société où ils ont été admis a primé tout souci d'ordre spirituel. La religion, en somme, a profondément souffert de cette préférence accordé à ce qu'on appelait les devoirs sociaux. Supplantée, elle a perdu toute action sur l'âme des enfants, et si, en Israël, une génération s'est élevée s'éloignant de plus en plus de la Synagogue, la faute en est pour une bonne part à cet empressement des parents à sacrifier l'avenir religieux de leur progéniture à ses intérêts temporels et positifs.
    Nous croyons, et nous avons plus d'une fois développé cette thèse, que les deux instructions, la religieuse et la profane, pouvaient fort bien se concilier, si on l'avait voulu, si on avait apporté à la réalisation de cette harmonie possible la somme de persévérance qu'on a déployé dans cet ordre d'idées dans d'autres pays.
    Mais fermant cette parenthèse et revenant à la proposition de M. Buisson, nous soutenons que son adoption serait une iniquité. Nous ne le disons pas parce que l'intérêt israélite qui nous préoccupe ici tout particulièrement en souffrirait, - nous venons de démontrer qu'en fait la Synagogue ne serait pas atteinte, ayant renoncé depuis longtemps, à tort, à notre avis, à ce privilège que l'Église défend jalousement - mais parce que l'État, pour se protéger et se prémunir contre certains empiétements ne saurait frapper de déchéance morale les ministres des cultes qu'il reconnaît, nomme et subventionne.
    Cette propagande d'idées de réaction qu'il redoute continuerait d'ailleurs à s'exercer sous le couvert de l'enseignement religieux qui est un canal puissant d'influence quand on sait s'en servir. Et à moins de le proscrire à son tour, ce qui équivaudrait à supprimer tout bonnement la religion comme en 1793, nous ne voyons de moyen d'en prévenir les effets qu'on juge à tort ou à raison nuisibles.
    Qu'en présence de menées factieuses et pour défendre l'existence même de la République et des conquêtes modernes le gouvernement ait réclamé des lois protectrices et qu'il les applique rigoureusement pour le salut des intérêts supérieurs dont il a la garde, on peut l'admettre par raison de nécessité. Mais cette nécessité ne saurait aller jusqu'à étendre l'interdiction d'enseigner qui frappe justement les congréganistes en révolte perpétuelle contre l'autorité et la loi, aux ministres des différents cultes qui remplissent un rôle social, rôle qui comprend au moins l'exercice des droits des dont un simple particulier ne peut être déchu et qui, d'ailleurs, s'appliquant, par exemple, aux rabbins contre lesquels jamais on n'a pu relever un acte ou des paroles d'un caractère séditieux, n'aurait même pas l'excuse - que nous n'admettons pas - de représailles.
    En politique, il faut savoir s'arrêter à temps, sous peine de dépasser le but !
                        H. Prague



M. Ferdinand Buisson, député, était président de la Ligue de l'enseignement, président de l'Association nationale des libres penseurs. Depuis un an, il présidait la Commission parlementaire chargée d'étudier les propositions de loi tendant à la séparation des Églises et de l'État.

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