"Archives Israélites"
Jeudi 3 novembre 1904

Le Régime futur de Cultes

    Se rendant aux désirs exprimés par les groupes républicains de la Chambre, le gouvernement, au lieu de prendre comme base de discussion de la réforme qui doit séparer les Églises de l'État la proposition de loi Briand, a soumis  à la Commission chargée de l'étudier un projet de loi en 25 articles dont nous commençons ci-après la publication.
    Une première constatation s'impose, c'est que, sauf en ce qui concerne les édifices du culte, le projet déposé par M. Combes, beaucoup moins libéral que la proposition du député socialiste Briand, ne réalise pas du tout la séparation dans la liberté et la justice comme le demandait M. Paul Deschanel dans son discours à la séance du 23 octobre.
    Ce n'est pas une séparation à l'amiable où chacun reprend sa liberté d'agir et de se gouverner à sa guise, ce n'est pas le divorce même brutal qui rend chacune des parties étrangères l'une à l'autre, c'est un régime bâtard qui, maintenant les Églises sous la tutelle de l'État comme elles le sont depuis un siècle, les prive du bénéfice des allocations et subventions qui furent la rançon de l'aliénation de leur indépendance. C'est, en un mot, la séparation dans la servitude. L'état de dépendance des cultes vis-à-vis du gouvernement subsiste. Il n'y a qu'un changement : les chaînes étaient dorées. La dorure des subventions disparaît, mais les chaînes restent.
    On n'a qu'à lire les articles de cet important projet pour se convaincre que l'État conserve vis-à-vis des cultes tous les avantages politiques que lui reconnaît la législation actuelle, avec cette différence qu'il les obtient sans bourse délier.
    En effet, en dehors des pensions, fort minimes d'ailleurs, qu'il accorde aux fonctionnaires du culte titulaires d'un traitement officiel et qui est une disposition transitoire, il se réserve tous les droits régaliens ou à peu près qu'il possédait déjà.
    Sauf la nomination des ministres du culte qu'il abandonne et qui, surtout en ce qui concerne l'Église catholique était pour lui une source de difficultés inextricables et de conflits inévitables, il se réserve des droits exorbitants de contrôle et de police qui mettent, en somme, les confessions religieuses entièrement à sa discrétion.
    Le projet du gouvernement oblige les cultes à lui soumettre (art. 9) l'état de leurs dépenses et de leurs recettes; par l'article 12, les réunions de culte sont soumises à des formalités spéciales qui les soustraient au droit commun. Les contraventions à ces mesures de haute surveillance sont frappées de peines très sévères (art. 14).
    Enfin, les associations en vue de la célébration d'un culte ne bénéficient pas des avantages concédés par la loi du 1er juillet 1901, si libérale à l'égard des associations de tout genre.
    Nous admettons que le gouvernement ne puisse aux cultes cette pleine liberté dont ils jouissent, par exemple, aux États-Unis, sans danger aucun pour les institutions du pays.
    En France, en raison de la longue domination de l'Église, de la suprématie qu'elle a exercée, non seulement dans le domaine spirituel, mais aussi dans le domaine temporel, domination et suprématie qui ont laissé, sous les formes les plus variées, de nombreuses survivances, il est naturel que l'État prenne, vis-à-vis d'empiétements possibles, toutes sortes de précautions.
    Mais encore cette préoccupation légitime ne devrait pas tenir aussi complètement en échec les principes de liberté inscrits dans nos institutions républicaines.
    Il est certain qu'en Prusse, par exemple, état qui ne passe pas pour se laisser aller, en matière de politique confessionnelle, à d'imprudentes concessions, les cultes y jouissent d'une plus grand liberté d'action que dans le projet soumis par le cabinet Combes aux délibérations du Parlement.
    Dans cet examen rapide que nous venons de faire du projet du gouvernement, nous avons envisagé la situation générale faites aux cultes, en laissant de côté notre point de vue particulier, celui de la religion juive. Nous avons uniquement en vue de dégager la caractéristique du projet gouvernemental dans son ensemble et nous croyons avoir montré combien peu réaliste les espérances généreuses qu'on était en droit de fonder sur une réforme qui, pour s'harmoniser avec le régime démocratique, a besoin de s'inspirer de l'esprit de liberté dont les institutions politiques sont si fortement imprégnées.
    Nous examinerons ultérieurement ce projet au point de vue de l'organisation future du judaïsme, du fonctionnement de ses organes du culte.
    Pour le moment, il nous suffira de faire remarquer que le sort des minorités religieuses, et en particulier du judaïsme, c'est, en tout état de cause, de pâtir pour autrui plus que pour leur compte personnel, de supporter les conséquences d'un état de choses dont la responsabilité ne leur incombe pas.
    Quand les cléricaux sont au pouvoir, le culte israélite, ou plutôt ceux qui lui appartiennent, sont traités en suspects, en ennemis.
    Qu'une saute de vent de l'opinion ramène au pouvoir ceux qui s'intitulent libéraux, la suspicion qui enveloppe l'Église qui a trempé dans plus d'une conspiration et les mesures de préservation que ses compromissions avec les partis réactionnaires appellent, lèsent, par répercussion, les intérêts israélites solidaires des autres cultes.
    Quoiqu'il advienne, nous juifs, nous sommes destinés à souffrir, quand ce n'est pas de la haine de nos ennemis, c'est de la revanche de ceux que nous nommons nos amis.
    Entre le marteau et l'enclume, c'est cette position qui n'est rien moins qu'agréable que les vicissitudes de la politique, non seulement du passé, mais du présent, mais héla ! de l'avenir nous réservent toujours : quand nos droits de citoyens ne sont pas contestés, ce sont ceux de notre conscience religieuse qui se heurtent aux rigueurs des lois qu'on forge pour réfréner des empiétements qu'on n'a pas à nous reprocher !
                                            H Prague
LE PROJET COMBES
SUR LA SÉPARATION DES ÉGLISES ET DE L'ÉTAT

Titre 1er
SUPPRESSION DES DÉPENSES DES CULTES - RÉPARTITION DES BIENS - PENSIONS
Art. 1er

    A partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, sont et demeurent supprimés : toutes les dépenses publiques pour l'exercice ou l'entretien d'un culte ; tous les traitements, indemnités, subventions ou allocations accordés aux ministres d'un culte sur les fonds de l'État, des départements, des communes ou des établissements publics hospitaliers.
Art. 2
    Pendant deux ans à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, la jouissance gratuite des édifices du culte sera laissé aux associations dont il sera parlé au titre II ci-après.
    Après cette période de temps écoulée, cessera de plein droit l'usage gratuit des édifices religieux : cathédrales, églises, temples, synagogues, ainsi que des bâtiments des séminaires et des locaux d'habitation : archevêchés, évêchés, presbytères, mis à la disposition des ministres des cultes par l'État, les départements et les communes.
Art. 3
    Les biens mobiliers et immobiliers appartenants aux menses, fabriques, consistoires, conseils presbytéraux et autres établissements publics préposés aux cultes antérieurement reconnus, seront concédés à titre gratuit aux associations qui se formeront pour l'exercice d'un culte, dans les anciennes circonscriptions ecclésiastiques où se trouvent ces biens.
    Ces concessions, qui n'auront d'effet qu'à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront faites dans les limites des besoins de ces associations, par décret en conseil d'État ou par arrêté préfectoral, suivant que la valeur des biens s'élèvera ou non à 10 000 fr., pour une période de dix années et à charge d'en rendre compte à l'expiration de cette période. Elles pourront être renouvelées dans les mêmes conditions pour des périodes de même longueur ou d'une longueur moindre.
    Ne pourront être compris dans ces concessions : 1° les immeubles provenant de dotation de l'État, qui lui feront retour ; 2° les biens ayant une destination charitable, qui seront attribués par décret en conseil d'État ou arrêté préfectoral, suivant la distinction précitée, aux établissements publics d'assistance situés dans les communes ou dans l'arrondissement.
    Les biens non concédés dans un délai d'une année, à dater de la promulgation de la présente loi, ou dont la concession ne serait pas redemandée, seront attribués dans les mêmes formes entre les établissements d'assistance ci-dessus visés.


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