Chambre de députés
7 mars 1906
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M. Lemire. Comme député de Boeschêpe, J'ai le très douloureux devoir de questionner 1e Gouvernement sur le meurtre qui a été commis hier, à dix heures trois quarts du matin dans l'église de cette commune.
    Il ne s'agit donc pas d'une question de droit; il s agit d'une question de fait. Où sont les responsabilités de cet épouvantable malheur?
    Il s'agit ensuite, après que nous aurons eu la réponse du Gouvernement sur ce fait ,précis, d'une question de politique générale: Quelle est la conduite que demain le Gouvernement va tenir dans des circonstances .analogues à celle-là?
    Boeschêpe est une commune de 2,200 habitants , située en bordure de la frontière belge sur une série de petites collines. La population se compose de cultivateurs de houblon, de tisserands à la main qui font une toile d'emballage et qui, pour la plupart, gagnent de 1 fr. à 1 fr. 25 par jour, et de quelques commerçants groupés autour de l'église.
    Ces braves gens ont des convictions religieuses très traditionnelles et très fortes. Ils avalent entendu jusqu'à maintenant parler vaguement de la séparation des Églises et de l'État. On leur avait dit que cette mesure consistait uniquement dans la suppression du budget des cultes.
    On leur avait dit que dorénavant l'État ne donnerait plus rien aux curés; ils n'avaient pas beaucoup murmuré. Ils s'étaient contentés de dire qu'ils étaient surpris que l'État ne payât plus ses dettes et qu'ils fussent chargés, eux, de les payer à. sa place. Mais on leur avait répondu qu'il y a en France  un Parlement et dans ce Parlement une majorité pour changer l'État de choses actuel, que dorénavant ceux qui voudraient un curé devraient le payer eux-mêmes, qu'au reste la liberté du culte serait garantie à tous, et que les catholiques auraient la jouissance paisible et complète de leurs églises.
    A gauche. Certainement!

M. Lemire. Sur ces divers points, messieurs, je dois le reconnaître, ils n'avaient pas élevé d'objection irréductible; ils étaient convaincus qu'ils restaient libres d'observer leur religion, qu'on ne leur enlevait point les biens de leur église et qu'ils pouvaient continuer à entrer dans leurs  temples, la tête haute, comme ils l'avaient fait toujours. .lIs étaient, en conséquence, disposés à faire un sacrifice, d'autant mieux qu'on leur disait que ce sacrifice serait compensé par un avantage auquel nos populations flamandes tiennent par-dessus tout: Habitués à une vie communale intense, n'ayant pas de mesquines préoccupations politiques, ces braves gens ne demandent que la liberté; ils sont assez énergiques pour la payer d'un sacrifice! Ils se disaient: Pourvu qu'on nous envoie des curés librement nommés par l'évêque, et pourvu que les évêques soient librement nommés par le pape, pourvu que l'Église catholique, au lieu d'entrer dans un fonctionnarisme bureaucratique, où elle est usée et humiliée... (Applaudissements à gauche et à l'extrême gauche.)
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Au moment disais-je, où l'Église  catholique, secouant un joug dont on s'est plaint, se dresse dans notre vieux pays de Flandre, pays d'autonomie et de liberté, avec les mêmes droits que tous les citoyens libres, mes compatriotes disaient: Cela nous suffit.
    Surviennent les inventaires.
    Les inventaires, M. Briand l'a répété ici, la majorité de cette Chambre, qui est avec lui, l'a dit, bon nombre de députés appartenant à la minorité, et moi comme eux, nous l'avons cru loyalement, les inventaires n'étaient qu'une mesure de conservation. (Vifs applaudissements à l'extrême gauche et à gauche.)
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M. Lemire. J'ai cru que l'inventaire était un moyen régulier d'assurer la transmission légale des biens des fabriques aux associations cultuelles. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs.)
    A droite. Voyez qui vous applaudit!

M. Lemire. Je demande d'applaudissements à personne; je revendique devant mes collègues de la droite comme devant. ceux de la gauche, le droit d'avoir la franchise des idées et le courage de la modération. (Applaudissements à gauche et sur divers bancs.)

M. Couyba. C'est le langage d'un honnête homme.

M. Lemire. J'en prends toute la responsabilité. (Nouveaux applaudissements.) Il me semblait que du moment où, dans ces inventaires, il était permis de faire toutes les réserves sur l'origine des biens et sur leur  valeur, du moment ou même  nous pouvions,  comme  catholiques ajouter à cette protestation juridique sur l'origine et la valeur des biens une revendication plus haute que notre conscience de croyants nous  imposait, à savoir que ce qui le faisait à notre égard n'était que provisoire, que nous subordonnions notre décision. finale à l'acceptation, par nos supérieurs hiérarchiques, des associations cultuelles, nous pouvions laisser passer l'inventaire. J'avais, pour mon compte, l'espoir que les associations cultuelles seraient assez larges, assez libérales pour que le catholicisme pût s'y mouvoir aussi facilement que les autres cultes. (Applaudissements à gauche et à l'extrême ,gauche,)
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    J'ai entendu le reproche de M. Briand: il ne m'atteint point
    Si j'avals poussé à la violence, je serais en prison avec ceux que mes arguments y auraient fait entrer. (Vifs applaudissements à gauche et à l'extrême gauche.)

M. Cazeneuve. Nous applaudissons en vous la loyauté et la vérité!

M. Lemire. D'où vient donc, messieurs, que même dans des circonscriptions où l'on a observé les règles de la sagesse et de la prudence, des faits aussi tristes et aussi douloureux aient pu se produire?
    C'est qu'à l'heure actuelle l'inventaire ne se présente plus avec un aspect juridique: en ce moment, il se présente à nos populations - je n'ai pas besoin de dire pourquoi, je constate un fait- il se présente à nos populations,  si droites et si pleines de bon sens, non plus comme une mesure de conservation en faveur des catholiques, mais comme une atteinte à leurs droits, comme une usurpation de leurs biens.
    Ils nous disent. ..... : " Tout de même, on n'a. pas voté la loi de séparation en faveur des catholiques. On met en branle la gendarmerie et l'armée, on s'en vient avec des crocheteurs et tout un attirail, on brise nos portes d'église et nos coffres-forts, sous prétexte de nous faire un cadeau et l'on fait tout cela avec une vIolence et une brutalité que rien n'arrête. Et vous allez prétendre, messieurs les députés, que c'est pour notre avantage, que c'est pour notre bon plaisir! Comment ! tout à coup, le Gouvernement a un tel souci de nous être agréable qu'il va mobiliser la police et l'armée pour garantir des biens aux curés, aux conseils de fabrique et aux associations cultuelles? Allons donc ! " .
    Et aVec leur jugement simple et logique, nos paysans, nos ouvriers disent :
    " On rode autour de nous, on nous épie, on brise nos portes... " .
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    Et pourquoi tant se déranger?
    Qu'on nous laisse tranquilles. " Alors, qu'est-ce que ce simulacre d'inventaire peut bien avoir de commun avec la justice ?
    .Voilà une opération..............  ,qui est dépouillée de toute formalité juridique, de toute régularité administrative. Pour l'exécuter, on nous amène des soldats avec, dans leurs caissons, des instruments de crochetage. D'avance la gendarmerie erre sur nos collines; elle plane autour de nous comme un oiseau de proie, pour savoir où elle tombera pour saisir quelque chose.
    El alors nos campagnards inquiets s'écrient: " De ces inventaires-là, nous ne voulons pas. " (Interruptions à gauche.) Vous avez beau dire, messieurs, qu'ils se trompent, que ce qu'ils imaginent n'est pas vrai. Vous avez beau dire: c'est la loi, et c'est une loi de garantie! Vous avez beau argumenter avec MM. de Castelnau et Briand, tout cela ne touche pas le paysan ni l'ouvrier. Ils ne sont pas juristes, eux! Ils ne se mettent pas en face d'un texte,
    D'ailleurs, ils ne croient guère aux textes: on leur fait dire tant de choses!
    Ils croient à ce qui est extérieur, palpable, visible; ils assistent à un déploiement de forces; ils voient passer des policiers, et puis des crocheteurs, gens parfois bien mal choisis et qui ne sont pas ceux qu'on prend pour une besogne honnête et propre, et ils se disent: On inventorie, c'est pour spolier! Alors, qu'est-il arrivé ? Comme une traînée de poudre, la répulsion contre l'inventaire a passé dans notre pays et on s'est redressé en disant: Non, cela ne se fera pas, on ne nous enlèvera pas nos églises!
    Ce n'est pas seulement le fait de voler qui est mauvais devant l'opinion publique - je ne vous en accuse pas - c'est celui de paraître voler. Voilà la chose grave, (Exclamations à droite. - Très bien! très bien! sur divers bancs,)
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    Je fais ces remarques,......,  parce qu'il faut explIquer comment, dans nos communes, on est arrivé à dresser des barricades, à opposer de la résistance, et par quel concours de circonstances ce paisible village de Boeschêpe a été hier ensanglanté!
    L'honorable M. Guieysse a apporté à cette tribune des allégations qui n'ont rien de commun avec la situation de cette commune, qu'il me permette de le dire!
    Donc, c'était vers dix heures et demie, hier. L'inventaire se faisait, comme ailleurs, avec effraction des portes, protestation du curé, colère sourde des fidèles. L'agent des domaines était M. Coillet, percepteur de la commune de Boeschêpe, en résidence à Hazebrouck,
    Il était assisté de M. Denoit, commissaire de police de Bailleul, celui-ci protégé au dehors de l'église par des cavaliers et des fantassins, et au-dedans escorté par des gendarmes.
    L'inventaire venait de finir,... - je donne ces détails, parce que je les tiens de l'honorable maire de la commune de Boeschêpe, conseiller d'arrondissement, homme grave, sérieux, et qui jouit dans tout le pays de l'estime universelle - l'inventaire venait de finir, et les agents se dirigeaient vers la sortie qui est un peu plus haute que la nef et qui est dominée par la tour, quand la foule qui avait envahi l'église, se mit à huer violemment ceux qui s'en allaient. Elle en voulait surtout aux subalternes qui avaient fracturé les portes.
    Quelques-uns des manifestants brandissaient des chaises comme pour les jeter dans la direction des crocheteurs. (Interruptions sur divers bancs à droite,)
    Le curé était dans l'église avec les fidèles. On l'avertit, il se précipite vers la foule et la supplie, en langue flamande, de rester calme. Il se met entre elle et les agents ; mais malgré tout, les chaises sont lancées et atteignent au hasard les crocheteurs, le percepteur, le commissaire, les gendarmes et le prêtre lui-même. Tous, contusionnés et sanglants, reculent vers le portail
    Arrivé à l'extrémité de l'église, le commissaire de police, hors de lui, se retourne; il saisit son revolver et en fuit usage. Un gendarme l'imite; plusieurs coups sont tirés, les uns à blanc, les autres à balle.
    Tout à coup on voit chanceler un homme dans la foule; il est atteint d'un projectile au cœur. On se jette sur lui Il était mort sur le coup. C'était Géry Ghysel, cabaretier boucher, âgé d'une trentaine d'années, originaire du pays, marié dans une honorable famille de cultivateurs, et père de trois enfants en bas âge.
    Dans la bagarre, il y avait d'autres blessés parmi lesquels le percepteur et le curé. Mais, devant le cadavre, la colère fait place à la stupeur.
    La population consternée est depuis ce moment-là, dans le deuil le plus poignant. Et maintenant, je demande à M. le ministre de l'intérieur: Qu'allez-vous faire? Vous allez évidemment provoquer une enquête.

M. Fernand Dubief, ministre de l'intérieur. C'est fait.

M. Lemire. L'enquête va établir si le commissaire et le gendarme étalent dans le cas de légitime défense. Évidemment, vous allez chercher les responsabilités. Vous ferez votre devoir.
    J'ai vu moi-même, hier soir, dans votre cabinet, combien votre émotion était profonde (Rumeurs à droite. - Vifs applaudissements à gauche et à l'extrême (gauche,)
    Où en sommes-nous donc avec nos agitations politiques et nos querelles de partis que je ne puisse pas être juste à l'égard de qui que cc soit? (Applaudissements à gauche. - Bruit à droite.)
    Et qui, dans celte salle, pourrait, en face d'un cadavre, n'être pas ému? (Nouveaux applaudissements au centre, à gauche et à l'extrême gauche,)
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    Monsieur le ministre, hier soir, alors que le fait n'était pas encore certain, je vous ai entendu dire avec stupeur: " Ce n'est pas possible, monsieur Lemire; cela ne peut pas être. " (Bruit à droite)
    Oui, je suis sûr que s'il y a quelqu'un de profondément ému dans cette enceinte, c'est le ministre de l'intérieur.
(Applaudissements au centre, à gauche et à l'extrême (gauche ) Ceux qui étaient là-bas sont ses agents; ils ont exécuté tant bien que mal, à leurs risques et périls, des ordres généraux qu'il leur avait envoyés. Ces hommes ont été peut-être terrorisés parce qu'ils ont lu dans les journaux que les inventaires devaient être finis pour le 15 mars! Ils ont réfléchi qu'il est dangereux pour un fonctionnaire de tergiverser, d'hésiter en face d'un devoir. Alors ils se sont répandus dans le pays avec une nervosité fébrile: ils ont perdu le sens de la mesure qu'il faut avoir dans ces circonstances si pénibles; ils ont été envahis par une espèce d'inquiétude qui est mauvaise conseillère.
    On a fixé un délai pour en finir. Pourquoi, monsieur le ministre, l'avez-vous fixé avec cette rigueur impitoyable, quand. vous savez que ces inventaires doivent encore se faire, précisément dans les centres où il sera le plus difficile d'y procéder, là où les consciences sont à l'abri des excitations politiques, mais restent très susceptibles au point de vue religieux ? Pourquoi avez-vous fixé cette date ?

M. de l'Estourbeillon. Par peur des élections !

M. Lemire. Pourquoi, monsieur le ministre avez-vous voulu qu'il y ait de 1a violence dans l'application de la loi ? (Exclamations à gauche.)

M. le ministre de l'intérieur. Je n'ai jamais voulu qu'il y ait de la violence dans l'application do la. loi ; si j'ai fixé une date, c'est parce qu'il faut en finir avec cet état d'insurrection et cette agitation. (Très bien ! très bien! à gauche et a l'extrême gauche)

M. Maurice-Binder. Alors vous êtes disposé à continuer les fusillades. (Bruit à gauche.)

M. Lemire. Pourquoi cette rigueur, je vous en supplie, puisqu'il s'agit ici de sentiments respectables dont M. Briand lui-même vous a dit qu'il comprenait tout ce qu'ils ont de noble et de sincère.
    Pourquoi surtout n'avez-vous pas attendu que le conseil d'État nous fasse connaître son règlement, et si nous pourrons, oui ou non, constituer des associations cultuelles ? (Applaudissements à droite et au centre.)

M. le ministre de l'intérieur. Parce que la loi nous en faisait un devoir.

M. Simyan. Ils attendent, eux, l'ordre du pape!

M. Lemire. Nous attendons l'ordre de notre conscience, monsieur Simyan, et notre respect pour le pape nous regarde. Je ne vous demande pas de me faire savoir qui vous respectez; vous pouvez respecter qui il vous plaira; moi je respecte mon supérieur religieux, qui est le pape. (Applaudissements à droite et au centre.)

M Simyan. La loi ne doit pas attendre l'ordre du pape.

M. Lemire. Monsieur Simyan, je ne voudrais pas dire un seul mot qui fût de nature à désobliger un collègue; mais je ne suis pas forcé d'avoir, sur le caractère futur de ces associations cultuelles, la conviction que vous ayez vous-même.
    Je puis, personnellement, croire que ces associations se constitueront librement, mais tout le monde ne partage pas ma confiance...
    A gauche. Alors que voulez-vous?

M. Lemire.  Alors, me dit-on, que voulez-vous? Ce que je veux, c'est qu'on tienne compte de ces variétés d'opinions, de ces appréhensions plus ou moins justifiées. S'il ne fallait pas tenir compte de la variété des opinions où serait donc l'art de gouverner? (Applaudissements à droite et au centre.)
    Vous admirez, messieurs, le doigté de M. le président du conseil. Je lui demande d'en avoir un peu, lui et son entourage, pour ces choses délicates qui touchent à la conscience.
    Pourquoi ne pas attendre que les catholiques sachent à quoi s'en tenir sur le règlement d'administration publique? Pourquoi surtout, monsieur le ministre, oublier que, par les journaux, tout ce qui se dit ici a du retentissement dans tout le pays?
    Nul n'ignore que, dernière cette agitation religieuse, Il y a un stock de haines. (Très bien ! très bien ! à droite.) Vous savez très bien qu'à l'occasion des inventaires tous les mécontents, tous ceux qui ont souffert d'un déni de justice (Mouvements divers à gauche) - je ne nomme personne; et, d'ailleurs, tous mes collègues de la Chambre, à quelque parti qu'ils appartiennent, ne manquent point, quand ils remarquent une injustice, de s'en plaindre. - toutes les victimes et tous les disgraciés se mettent derrière les barricades qu'on dresse ! Et un Gouvernement digne de ce nom comprendra qu'il convenait d'y prendre garde.
    Je demande, alors, à M. le. Président du conseil et à M. le ministre de l'Intérieur ce qu'ils comptent faire. Il y a un cadavre sur le pavé d'une église ! Derrière ce cadavre, il y a des gens qui sont debout, 1a colère au
cœur! Celui qui est tombé n'est pas un étranger, ce n'est pas un politicien, ce n'est pas un faiseur de coups comme il y en a parfois ,dans ces échauffourées tumultueuses, (Vifs applaudissements à l'extrême gauche et à gauche.)
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 M. le comte Ginoux-Defermon. Regardez donc, monsieur l'abbé, qui vous applaudit!

M. Lemire.  Je ne demande les applaudissements de personne et vous n'êtes pas chargé de jauger ma conscience. (Applaudissements à gauche et au centre.)
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    ...... Et dût-on me dire, demain ou tout à l'heure dans les couloirs, que ma robe est un obstacle à l'énergie des revendications politiques, et que ma qualité de prêtre met sur mes lèvres des paroles trop modérées en face d'excès trop blâmables, dût-on me dire, comme on l'a fait quelquefois, que je devrais laisser à d'autres le. soin de faire de la politique,.. dans la circonstance présente. je ne proteste point, je ne récrimine point. Oui, je vous laisse le soin de faire de la politique. (Applaudissements à l'extrême gauche, à gauche et au centre. - Réclamations à droite.)

M. Chaigne. Voilà la différence entre les religieux et les politiciens de la religion!

M. Lemire. Encore une fois, je revendique ma liberté complète. (Vifs applaudissements à l'extrême gauche et à gauche.)
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   .Je dis que devant le cadavre de cet homme, que je connaissais... .....  dont je connais la famille, dont je sais qu'en 1793 ses ancêtres et d'autres se sont mis à dix pour racheter leur église qu'ils croyaient bien leur appartenir, je puis affirmer que lui et ceux qui l'entourent n'ont pas cédé il des préoccupations politiques.... qu'ils n'ont eu qu'un but, revendiquer la liberté de leur foi et le libre lexercice de leur culte. (Exclamations à droite. - Mouvements divers.)
    Cet homme était venu défendre son église poussé par un sentiment chrétien; il n'était pas un dévot non plus que beaucoup d'autres, il n'était assurément pas un clérical- il n'y en a d'ailleurs pas beaucoup chez nous, où l'on veut que chacun soit à sa place, le curé dans son église et le maire dans sa mairie. (Applaudissements à gauche et à l'extrême gauche. - Mouvements divers.) Il était venu, cet homme, non pas seulement pour défendre sa liberté personnelle et la jouissance des choses de son culte, mais pour représenter et défendre les siens.
    Lui et ses concitoyens, qui sont des gens de cœur, savent que leur vieille mère branlante se traîne devant cet autel, que leur femme enceinte va prier devant cette madone, que leur petite fille, blanche comme un lys, communie dans cette église, et qu'elle veut y aller toujours et ils deviennent en ce moment-ci, farouches, sombres, irréductibles, parce qu'ils défendent des humbles et des faibles. (Applaudissements Sur divers bancs au centre el à droite.)
    Ce sont des sentiments auxquels tout le monde rend hommage et je puis dire que Jaurès, hier, à Roubaix opposait notre vieil idéal chrétien à je ne sais quelle organisation étroite et matérielle.
    Il était en compagnie de Guesde, qui a dit aussi plus d'une fois: " Je respecte la croyance religieuse; je m'incline devant une conscience sincère dans laquelle il y a un noble idéal."
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    Je ne demande pas qu'on transgresse la loi, je demande qu'on mette du tact à l'appliquer, (Applaudissements au centre et à droite.)
    Je demande qu'on se souvienne qu'après le vote, qui est commode, surgissent les difficultés d'exécution.
    Et alors, me tournant vers le Gouvernement responsable de l'ordre public, je dis à M. le président du conseil, et à M. le ministre de l'intérieur: Vous ne voulez pas de la guerre de religion, n'est-ce pas?
    Nous non plus, nous n'en voulons pas.
    Nous sommes prêts, mes chers collègues, à faire de douloureux sacrifices pour ne pas manquer à nos devoirs envers la France et envers la République, (Applaudissements à l'extrême gauche, à gauche et sur divers bancs au centre.)
    Nous ne mêlerons à nos revendications de conscience et de religion rien qui puisse faire soupçonner que nous ne respecterions pas la Constitution, que nous ne respecterions pas l'autorité (.Nouveaux  applaudissements sur les mêmes bancs), depuis le plus humble agent qui exécute une consigne, le cœur serré et les larmes dans les yeux,  jusqu'à celui qui est au sommet même de la hiérarchie nationale.
    Nous ne voulons pas qu'on dise que nous ne respectons pas les lois. Nous savons quo la loi de séparation consacre des injustices, car elle nous dépouille de ce qui nous revenait. On aurait pu s'arranger mieux, vous le savez vous aussi bien que moi. Dans la rupture du traité qui liait la France à l'Église, il y a eu un manque de respect; une des parties contractantes a repris sa  liberté sans faire à l'autre partie l'honneur de lui rendre la sienne. (Très bien! très bien! au centre.) Dans ce divorce, l'un des deux, le plus fort, a rompu le pacte, et il :n'a pas dit à l'autre: " Tu es libre. " (Très bien! très bien! sur les mêmes bancs.)
    Nous trouvons, nous, que cette façon de faire, n'est pas digne de la courtoisie française et de la haute convenance diplomatique à laquelle nous avions habitué le monde. (Très bien ! très bien !) ,
    Et malgré tout, messieurs, malgré toutes ces choses si pénibles, injustices d'argent et manquements de respect, nous sommes disposés à aller vers l'avenir, confiants et courageux, parce que nous savons qu'il y a dans la loi des promesses de liberté et que nous avons le cœur assez haut pour payer cette liberté même chèrement.
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    Nous croyons enfin, messieurs, que si dans l'ordre de choses nouveau iI y a certains périls pour notre hiérarchie, il y a moyen de les conjurer, de les éviter.
    Nous espérons que le Gouvernement de la République ne va pas de gaieté de cœur, déchaîner la. guerre religieuse à travers le pays et qu'il aura le souci du respect de notre conscience à nous, comme de toutes les consciences. (Vifs applaudissements à l'extrême gauche, à gauche et au centre.)
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M. Fernand Dubief. ministre de l'intérieur........  Messieurs, le malheur qui hier a ensanglanté l'église de cette petite commune vous a été rapporté par l'honorable M. Plichon et par M. Lemire. Les deux récits sont exacts, sauf pour quelques détails, qui ont cependant leur importance et sur lesquels vous me permettrez d'appeler votre attention.
    Dans les communes voisines, les inventaires, ces jours derniers, s'étaient passés sans le moindre incident; rien ne pouvait faire prévoir qu'à Boeschêpe, quelque bagarre pût survenir. .

M. Plichon. Je faits toutes réserves, monsieur la ministre.

M. le ministre de l'intérieur. Néanmoins, comme des bruits avaient circulé qui l'avalent quelque peu inquiété, le sous-préfet d'Hazebrouck avait pris la précaution de faire accompagner le percepteur d'une force militaire de trois cents hommes. Ces mesures, vous indiquent que les précautions ordonnées par le ministre étaient suivies, puisque nous avions recommandé de mettre des forces suffisantes pour imposer la respect et empêcher des conflits de se produire.

M. Plichon. Il y avait trente hommes; je les ai vus.

M. le ministre de l'intérieur. Vous avez peut-être vu trente hommes, monsieur Plichon, mais le rapport du sous-préfet me dit trois cents.
     Le percepteur est arrivé. et a trouvé la porte de l'église ouverte. Il y a pénétré sans difficulté pour procéder aux opérations d'inventaire, s'est rendu dans la sacristie, où il a pu continuer et terminer son œuvre. Il allait sortir, lorsque tout d'un coup, une bande de deux cents ou deux cent cinquante personnes se précipita violemment dans l'église par une porte de derrière et s'armant de chaises et de croix, se jeta sur les agents de l'autorité; le percepteur fut terrassé; c'est au moment où il était à terre, le visage contre les dalles de l'église que les gendarmes , qui étaient à ses côtés et son fils qui l'accompagnait, se trouvant en légitime défense, ont tiré
    D'où est venue la balle meurtrière? Je ne le sais pas encore. Je dois vous dire ici toute la vérité, en toute sincérité Je ne sais pas si la balle est partie du revolver du gendarme ou du revolver du fils du percepteur. Je le saurai lorsque l'autopsie l'aura fait connaître,
    Les balles sont de calibres différents suivant qu'elles sont destinées à un revolver d'ordonnance ou à une arme ordinaire. Sur ce point, nous serons vite renseignés. Hélas cette certitude n'atténuera pas le malheur arrivé, mais elle fera cependant la lumière sur cet incident et peut-être quelques-uns d'entre vous reconnaîtront-ils qu'un fils , voyant son père en danger de mort, est plus qu'excusable de perdre son sang-froid
    C'est ainsi que les faits douloureux se sont passés. Je ne veux pas rechercher devant vous quelle est la part de responsabilité des uns ou des autres, mais la Chambre me permettra bien de lui rappeler très rapidement comment s'est engagée cette question d'inventaire.
    L'article 3 de la loi du 9 décembre 1905 prescrit que, dès la promulgation de la loi, il sera procédé à un inventaire des biens des établissements du culte. Celte disposition impérative a été traduite par un règlement d'administration publique en date du 20 décembre 1905 qui a commencé à être appliqué dès le milieu de janvier.
    Nous ne pouvions nous douter qu'une opération qui n'était, comme l'a dit avec tant de raison l'honorable M. Briand dans son beau discours, qu'une simple mesure conservatoire (interruptions à droite), nullement attributive de propriété, fût de nature à provoquer une rébellion. (Applaudissements à gauche et à l'extrême gauche.)
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    De significatifs symptômes éveillèrent néanmoins bientôt notre attention et, dès le 30 janvier, j'écrivais aux préfets
" Je vous prie de prendre les dispositions nécessaires pour que les opérations soient effectuées avec rapidité et prudence.
Je vous recommande, chaque fois que vous aurez lieu de craindre des résistances, de faire procéder aux inventaires le même jour et à la même heure dans les différentes églises soit de la même localité, soit de plusieurs communes limitrophes afin de fractionner les manifestants et de réduire par là les incidents au minimum, "
    Malgré ces précautions, sous la poussée d'excitations que je peux bien qualifier de criminelles.....
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M. Plichon Monsieur le ministre, voulez- vous me permettre de vous demander à qui  s'adresse votre pensée?

M. le ministre de l'intérieur Elle ne s'adresse pas, ..., à l'honorable abbé Lemire qui nous a fait entendre un

 langage do loyauté et do courage; elle s'adresse à l'archevêque de Cambrai et à ceux qui dans leurs journaux, dans leurs discours et même au Parlement quelquefois, ont excité es populations à s'insurger contre la loi. (Applaudissements Ii gauche et il l'extrême gauche.)
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    . Elle s'adresse à ceux qui, comme le père Doré, écrivent qu'ils sont d'avis "que seul le sang nous sauvera en réveillant l'apathie universelle; que quelques hommes, que quelques femmes soient tués, et ce peuple chevaleresque et généreux quand même, comprendra enfin et imposera à ses élus un peu plus de justice " (Vives exclamations à gauche et ri l'extrême gauche.' -
    Voilà les excitations criminelles qui ont rendu notre tâche singulièrement difficile
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     Nous ne nous sommes pas arrêtés cependant en face du devoir qui s'imposait à nous, et le 25 février j'écrivais encore aux préfets :
    " Vous devrez autant que passible éviter d'avoir à défoncer les portes d'église. M. le ministre de la guerre a invité dans ce but les commandants d'armes, à introduire, dans les troupes à intervenir, le plus grand nombre possible d'ouvriers serruriers ou d'hommes de professions analogues. "
    Nous prenions, messieurs, tontes les précautions susceptibles de montrer noIre volonté dc ne pas offenser et de ne pas violenter la conscience des catholiques; cependant les excitations continuaient, toujours plus violentes, elles se multipliaient à tel point que nous avons assisté à des rixes et à des bagarres lamentables. Récemment, vous vous en souvenez, l'émotion de la Chambre était grande; on racontait dans les couloirs que dans la Haute-Loire, près de Saugues, deux hommes avaient été tués et qu'un grand nombre de personnes avaient été grièvement blessées dans une horrible mêlée.

M. Durand. Il y a eu cinq blessés, dont trois grièvement.

M. le ministre. Heureusement on avait dramatisé à l'excès l'incident. Nous avons néanmoins cru de notre devoir de renouveler aux préfets les exhortations que nous leur avions précédemment adressées et de chercher  tous les moyens à réduire au minimum les chances de conflits. Mais devant celle révolte fallait-il renoncer à faire appliquer la loi?  Non: (Vifs applaudissements à gauche et à l'extrême gauche.)
    Non, messieurs. nous ne laisserons pas fléchir la loi devant la rébellion; il n'est pas un homme de gouvernement qui puisse nous le demander. Nous continuerons à prendre toutes les précautions, toutes les mesures de prudence et de circonspection que pourra nous inspirer notre souci de l'ordre public pour éviter les incidents violents. .
    Mais la loi sera. intégralement appliquée et si nous avons pu donner l'ordre, dans certains cas exceptionnels, d'utiliser momentanément, à l'appui d'un procès-verbal de constat, des inventaires amiables établis antérieurement à la séparation, il n'en demeure pas moins qu'aucune dévolution de biens ne pourra avoir lieu tant que l'inventaire légal n'aura pas été fait, tant que la loi n'aura pas reçu son entière application. (Vifs applaudissements à gauche et à l'extrême gauche.)

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